• Au musée du Louvre<o:p></o:p>

    Corot

    le discret<o:p></o:p>

    Présent du 30 juin 2007<o:p></o:p>

    Fils d’un négociant et d’une modiste en vogue, Camille Corot (1796 –1875) se forma d’abord au métier de drapier. N’en déplaise à des biographes qui voulurent voir en lui un artiste révolté contre ses installés de parents, il se maintint dans cet état sans passion mais avec patience. L’envie de peindre lui étant venue au sortir de l’adolescence, il pratiqua mais dut attendre ses vingt-six ans pour que son père acceptât de lui servir une rente annuelle lui permettant d’en faire son métier. A partir de ce moment, Corot ne fit plus que peindre et dessiner. Tout ce qui était étranger à cette préoccupation, Corot l’écarta d’un revers de main. Révolution de 1830, Commune : le peintre se hâtait de quitter Paris avec son chevalet et sa boîte à peinture. On ne saurait être moins Courbet !<o:p></o:p>

    Cette vie sans anicroche et l’apparente simplicité de son art expliquent en partie l’indifférence polie qu’on a désormais pour Corot. Son renom n’est pas à la mesure de son talent. Pris entre Delacroix et Ingres, ou entre le néo-classicisme et l’impressionnisme, la discrétion de sa peinture, dont Champfleury disait justement qu’elle « ne joue pas de la grosse caisse pour l’oreille du bourgeois », lui confère aux yeux du public un rang de peintre mineur. Pourtant, quelle aisance et quelle science unies pour les plus poétiques effets ! Il est sans conteste l’un des grands du XIXe et prépare plus que nul autre la voie à Cézanne et Gauguin.<o:p></o:p>

    Corot se forma à l’école des néo-classiques Michallon puis Bertin. Etait prôné le paysage d’après nature, en étude préalable à des paysages recomposés en atelier illustrant scènes mythologiques ou historiques. La personnalité de Corot était telle que rapidement il peignit des études qui se suffisaient à elles-mêmes en dehors des références littéraires : un sujet aussi laborieux que Cicéron découvrant le tombeau d’Archimède, toile du théoricien du genre, Pierre Henri de Valenciennes, parle moins qu’un bouquet d’arbres auprès d’un rocher vu par Corot. L’étude de plein air, celui-ci la pratiqua tous les beaux jours de sa vie, gardant le travail en atelier pour l’hiver : il œuvra en Italie, en Suisse, dans le Morvan, en Normandie, dans le Nord, mais aussi du côté de Ville d’Avray où ses parents avaient une demeure.<o:p></o:p>

    En proposant à l’admiration des visiteurs non des peintures de Corot mais de ses dessins, le Louvre n’organise pas une exposition au rabais, car l’artiste répète souvent, dans les carnets où il notait ses pensées, la prépondérance que le dessin doit avoir. « Le dessin est la première chose à chercher – ensuite les valeurs – les rapports des formes et des valeurs – voilà les points d’appui – après, la couleur ; enfin, l’exécution. » Le rapport des formes et des valeurs : il y a dans cette phrase de quoi réfléchir pour tout peintre qui se respecte.<o:p></o:p>

    Les dessins de sa jeunesse sont marqués par la recherche de l’exactitude. Les dessins au graphite – des rochers, des arbres, des ruisseaux – sont presque secs de précision, l’emploi de la plume et de l’encre brune leur donne plus de souplesse. Corot mettait en pratique le précepte de son maître Michallon de rendre « avec le plus grand scrupule » ce qu’il avait sous les yeux. Mais il comprit rapidement qu’il y a autre chose à ne pas négliger : « Ne jamais perdre la première impression qui nous a émus. » Grâce à cette émotion, souvent liée à une lumière bien particulière, Corot saura exprimer une poésie inlassablement tirée du réel, qui s’épanouit dans la vieillesse féconde du peintre où il mêle le souvenir à l’invention. Ses dessins témoignent alors d’une liberté maîtrisée. En quelques traits qu’on oserait presque qualifier de lyriques, il distribue les masses d’un paysage. Le graphite aigu disparaît au profit du fusain velouté, par exemple dans les études pour les panneaux commandés par le Prince Demidoff. Le Sommeil de Diane (ou : La Nuit) est un fusain sur papier coloré, aux noirs profonds, et deux petits rehauts blancs : la lune, son reflet dans l’eau. L’effet est splendide.<o:p></o:p>

    Corot ne fut pas que paysagiste. La figure féminine retint son attention. Il croqua les ouvrières de l’atelier de sa mère – premiers émois, premiers dessins. Son voyage en Italie lui révéla la beauté italienne. « Ô Abel, écrit-il à un ami, ne passe jamais par Bologne. Cette ville renferme trop de séduisantes sirènes. » Au même : « Tu me demandes des nouvelles des Romaines. Ce sont toujours les plus belles femmes du monde que je connais. » On a ainsi des études d’Italiennes ou de jeunes Normandes en costumes locaux. Il remploya, en les adaptant, ces figures souvent pensantes, absorbées en elles-mêmes, interrompues dans une lecture, car il chercha toujours à enrichir ses paysages d’une présence humaine sans pour autant user des lourds prétextes non picturaux propres aux néo-classiques. L’œuvre de Corot, jusque dans ses dessins, nous rappelle que le grand art réside dans la simplicité.<o:p></o:p>

    Samuel<o:p></o:p>

    Camille Corot, dessins du Louvre,<o:p></o:p>

    jusqu’au 27 août 2007, Musée du Louvre<o:p></o:p>

    illustration © RMN<o:p></o:p>


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  • Pour votre santé, évitez de fumer trop gras, trop salé, trop sucré.

    HYMNE JUNGIEN

    Inconscient.

    - Dans «Le petit journal de la SFPA» (groupe d’analystes jungiens - n°19, juin 2007), on se félicite que la reconnaissance de l’œuvre de Jung progresse; signe indéniable: «Dans les films américains, il n’est pas un personnage qui ne se réfère à son thérapeute, son ‘analyste jungien’ le plus souvent.» J’ai vérifié dans American Pie, American Pie 2 et American Pie: The Wedding, en vain, pas la moindre trace d’analyste jungien.

    On y lit la présentation de la sculptrice Sylvia Katuszewski qui «aime à dire l’expérience corporelle, la rencontre avec la matiére aléatoire... Elle voit ses visions intérieures résonner étrangement avec un inconscient collectif...» Bref: ses sculptures «se répondent avec une impressionnante profondeur venue du fond des temps.»

    Enfin, j’extrais ceci du compte-rendu des ‘Rencontres Pierre Solié à Sylvanès’: une intervenante, «grâce à un schéma soliéen central, serpentin lui aussi, déroule et élucide pour nous le parcours de différenciation/individuation, autour du chiasma de la mi-vie, depuis la syzygie primitive jusqu’à la conjonction Sophia-Krystos. Des énergies de sens sont là, et les échanges spontanés sont nourris. C’est du transdisciplinaire qui chemine, et les passeurs sont multiples...» On en deviendrait freudien.

    HYMNE DURABLE

    Commercial.

    - Vous l’avez remarqué: si il y a trois ans tout était citoyen, aujourd’hui tout doit être durable. Monoprix nous propose un guide du «consommer durable». Pour cette firme, c’est «un engagement pionnier qui irrigue toutes les dimensions de l’activité de l’entreprise.» Si les jungiens ont du transdisciplinaire qui chemine, je ne vois pas pourquoi Monoprix n’aurait pas de l’engagement qui irrigue. Après tout...

    HYMNE ANONYME

    Jurisprudent.

    - Une dépêche de l’Agence Presse: «Le procès d’un braqueur récidiviste, dont l’identité est inconnue, s’est ouvert mercredi matin [le 20 juin] devant la cour d’assise du Nord à Douai.» L’homme est accusé de cinq hold-up en 2005 dans la région; a déjà été condamné pour des vols à main armée entre 1981 et 1996. Il a possédé une carte de séjour au nom de José Moya Sanchez et prétend maintenant s’appeler José Bové. Mais la Justice le connaît comme «se disant Kamel Mustapha». Après le CV anonyme, la comparution anonyme, pour lutter contre les discriminations jusque dans le prétoire. Militons pour le droit opposable à l’emprisonnement, pour chacun de nous, quelle que soit notre origine!

    HYMNE CHORALE

    Ophtalmique.

    - ça s’est chanté récemment dans une église stéphanoise (merci à notre correspondant sur place) et ça se déguste sans commentaires:


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  • La prise d’Acre

    poème d'Aymar Le Moine (

    A.D.1191)

    Un épisode de la 3e Croisade

    La troisième Croisade fut lancée en réponse aux campagnes guerrières de Saladin de 1187. Pour le sultan d’égypte, l’attaque et le pillage, par Renaud de Châtillon, d’une caravane de marchands, avaient constitué une rupture de la trêve de 1185 prévue pour quatre ans, ce qui explique son passage à l’attaque en juillet 1187. Au cours de la bataille de Hattin, les Francs furent défaits, Guy de Lusignan, roi de Jérusalem, fut capturé, et la Vraie Croix, qu’on avait brandie pendant la bataille, tomba aux mains des Infidèles. Saladin s’empara de Tibériade, d’Ascalon, d’Acre qui se rendit sans résistance. à l’automne, il prit Jérusalem. On dit que le pape Urbain III (1185-1187) mourut de chagrin en apprenant la nouvelle.

    L’erreur de Saladin fut d’épargner Tyr: il pensait la prendre plus tard. La résistance chrétienne s’y organisa. Le marquis Conrad de Montferrat, qui venait en pèlerinage en Terre Sainte et voulait aborder à Acre, eut juste le temps de faire demi tour en s’apercevant que la ville était aux mains des Musulmans et se réfugia à Tyr où on lui confia la défense de la ville. Il joua ensuite un rôle de premier plan dans le siège d’Acre.

    En Europe, la réaction fut lente. Le roi de France et le roi d’Angleterre, rivaux, n’étaient pas pressés de quitter leurs royaumes où ils avaient fort à faire. « Cette Troisième Croisade allait donc se présenter dès ses débuts comme une entreprise internationale où personne n’était au fond directement intéressé au succès commun, où chacun surveillait son voisin, songeait à la politique européenne et ne prêtait aux affaires de Syrie qu’une attention de convenance. » (René Grousset) Seul l’empereur Frédéric Barberousse fit preuve de zèle : à l’âge de 70 ans, il quitta Ratisbonne à la tête d’une armée de cent mille hommes. Cette fantastique chevauchée se termina dramatiquement en Asie mineure.

    Acre, port à reconquérir avant de songer à marcher sur Jérusalem, fut assiégée par les Croisés qui furent eux-mêmes aussitôt encerclés par les troupes de Saladin. La mer devint le seul passage possible pour les renforts et les approvisionnements, qu’on fût assiégés ou assiégeants. La prise d’Acre fut laborieuse - le siège dura deux ans - et aboutit grâce à l’action conjointe de Philippe Auguste et Richard cœur de Lion (11 juillet 1191). Celui-ci gagna ensuite la bataille d’Arsouf (7 septembre) sans pour autant oser assiéger la Ville sainte. Escarmouches et négociations, le temps passa. Saladin, affaibli, et Richard, pressé de rentrer en Angleterre où son frère Jean sans Terre faisait des siennes, cherchaient une issue honorable et rapide. On envisagea même le mariage entre la sœur de Richard et le frère de Saladin, mais la conversion au catholicisme d’un frère du sultan était chose impossible. Finalement la paix fut signée le 2 septembre 1192. L’accès aux Lieux Saints était rendu aux Chrétiens. Richard reprit la route de l’Europe où l’attendaient d’autres aventures à la hauteur de son extraordinaire parcours : l’emprisonnement en Bulgarie, la mort près de Chinon.

    Le poème et l’auteur

    . - La Prise d’Acre (De expugnata Accone) est un poème écrit en latin par un témoin, l’évêque Aymar Le Moine. Né à Florence, versé dans l’exégèse, le droit canon et les sciences, il fut chanoine en cette ville puis partit à Jérusalem. Il fut nommé évêque de Césarée en 1181. Lors de l’invasion de Saladin en 1187 il rentra à Florence. L’impulsion de la 3e Croisade ayant été donnée, il retourna en Orient. Il fut ensuite élu patriarche de Jérusalem, siège difficile tant les rivalités entre partis croisés étaient nombreuses au sujet de la question de la succession au trône de Jérusalem . Il mourut en 1202.

    Son poème est constitué de 224 quatrains monorimes, à vers de treize syllabes, de deux hémistiches inégaux (sept pieds + six pieds). Partant des invasions de 1187, il s’arrête au massacre des otages par Richard une fois la ville tombée. P. Riant, analysant son style, écrit : « Le poème suit une façon de s’exprimer, comme c’était l’habitude chez les écrivains de cette époque, rude et barbare, tout en évitant la plupart du temps les solécismes, et vraiment peu de mots sentent la plus mauvaise latinité. » (Disquisitio praevia, p.lviij)

    Les éditions

    . - Le poème De expugnata Accone a été imprimé une première fois par Jean Hérold en 1549. Le Professeur Paul Riant, au XIXe, en a donné l’édition scientifique, précédée d’une longue introduction en latin, suivie de nombreux appendices, d’un index et de trois photographies de manuscrits (Lyon, 18661 ). Très beau livre sur papier fort, tirage limité, chaque exemplaire numéroté, dédicacé et signé par P. Riant. Le nôtre porte cette mention complétée à la plume : Hujusce opus- culi exemplaria tantum CC typis mandata sunt, quorum cxxxvijm ad biblio- thecam dmi L. Gauthier – PR. (« Il a été tiré deux cents exemplaires de cet ouvrage, dont le 137ème appartient à la bibliothèque de Maître L. Gauthier » ; s’agit-il de Léon Gautier, le célèbre médiéviste ? Nous trouvâmes ce livre non coupé aux puces d’Angers).

    Paul Riant (1836-1888) écrivit une thèse sur les croisades qui lui mérita le titre de Docteur ès Lettres, et celui de Comte romain conféré par Pie IX. Il mena une vaste enquête dans les bibliothèques afin de dénicher des documents inédits et fonda la Société de l’Orient latin. Il fut élu à l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres en 1880. Outre l’édition du De expugnata Accone, on lui doit entre autres : Expéditions et Pèlerinages des Scandinaves en Terre Sainte au temps des Croisades (Paris, 1865) ; Le changement de direction de la quatrième croisade d’après quelques travaux récents (Gênes (?), 1878 ? 1879 ?) ; Exuviae sacrae Constantino- politanae (Genève, 1878-1879), étude sur le cheminement en Occident des reliques prises à Constantinople en 1204 ; Le martyr de Thiémon de Salzbourg, 28 septembre 1102.

    Notre traduction. -

    Elle est faite sur le texte établi par P. Riant. Les intertitres sont de notre invention. Pour les notes, nous nous sommes aidés de l’introduction du même, ainsi que de René Grousset, Histoire des Croisades et du Royaume franc de Jérusalem, 3 volumes, Paris, 1934-1936, rééd. Plon, 1960 (volume III, pp.1-121) et de Steven Runciman, Histoire des Croisades, Cambridge, 1951 (trad. franç. 1998, Dagorno, Paris, pp. 667-729).

    Pour d’autres lectures, signalons le volume Croisades et Pèlerinages (Récits, chroniques et voyages en Terre Sainte, XIIe-XVIe siècle), Robert Laffont, Coll. Bouquins, 1997.

    Amédée Schwa


    Offensive de Saladin et réaction de l’Occident

    juillet 1187-août 1189

    I. Tandis que le Pontife romain se dirigeait vers Vérone – Urbain, d’heureuse mémoire et bonne réputation –, l’impie Saladin, sans raison, soumit la Syrie à son autorité cruelle.

    II. La ville de Tibériade ayant été prise par ses armées, les autres places fortes se livrèrent d’elles-mêmes à lui. Nul besoin de lances, nul besoin d’épées ; ainsi l’assistent Destins et Fortune.

    III. Il ne s’empara pas, cependant, de la ville de Tripoli, ni des autres villes situées au bord de la mer. Car sur elles veillait le Marquis,

    envoyé par ordre de Dieu vers Tyr, comme le mari vers son épouse.

    IV. Il assiégea ensuite Ascalon jusqu’à ce qu’elle soit forcée de se rendre. Aux habitants de Jérusalem il accorda cette condition : qu’ils payent un tribu pour leur propre rachat.

    V. Il interdit aux Chrétiens d’accéder au Sépulcre, il livre aux Païens la Croix sainte et vivifiante ; le pervers mêlant le sacré au profane, voilà que nous voyons le chien lécher les choses saintes.

    VI. La nouvelle vole jusqu’aux régions de l’Occident, poussant tous ceux du peuple chrétien à se hâter à l’appel du Tout-Puissant, qui seul sait commander à la mer et aux vents.

    VII. Tout d’abord le Roi de France et le Roi des Anglais cousent à leurs épaules le signe et emblème vénérable de la Croix. Mais à leur appel on tarde à répondre, vu qu’ils restent à la maison, préférant leur lit.

    VIII. Frédéric, le célèbre prince des Romains,

    triomphant guerrier, vainqueur des combats, après avoir pris conseil se hâte à travers le royaume des Grecs pour aller massacrer les funestes ennemis.

    IX. Avec lui se dépêche la fleur des combattants, à l’envi se hâtent les hommes guerriers, le peuple avec les nobles, avec les grands les humbles. Sur terre et sur mer se font entendre les Croisés.

    X. Le cardinal Adélard, évêque de Vérone, célèbre par son œuvre et ses paroles, s’exile à ce moment-là dans l’intention de nous pousser au combat.

    XI. Il envoie au Souverain Pontife une ambassade pour que celui-ci exhorte les hommes à s’embarquer. Mais pour qu’ils comprennent mieux son discours, il prend lui-même la croix, courant au combat.

    XII. De nombreux hommes valeureux accompagnent ce chef, empressés à la guerre, étonnants de courage. Ce n’est pas le moment de chercher leurs noms, il suffit de savoir qu’ils vinrent avec lui.

    XIII. Ayant sillonné la mer depuis Venise et abordé à Tyr après trente jours de bateau, nous apprenons que les Chrétiens ont mis le siège devant Acre mais qu’eux-mêmes sont assiégés, se protégeant à grand peine.

    XIV. En effet après que le Roi

      fut revenu de captivité, on n’utilisa plus la ville de Tyr. Des querelles naquirent entre Conrad et lui,5 dont les Pisans s’affligent en vain, chassés de la ville.

    Début du siège d’Acre, 28 août 1189

    XV. Avec ceux-là et presque tous les autres pèlerins, le Roi vint assiéger Acre. Mais ils déplorèrent que le troisième jour, sur leurs arrières, Saladin les ait menacés dangereusement.

    XVI. Luttant sans relâche, il les pousse vers Turo.

    Les Frisons, transportés sur leurs bateaux nordiques, soutiennent le combat, eux que la grande étoile avait conduit ensemble à Acre – cette étoile qui avait montré la Judée.

    XVII. Et voici les Danois : ayant sillonné les flots de la mer d’Espagne, ils étaient arrivés sans chef à la ville de Messine, où ils en nommèrent un, en hommes sensés: Jacques d’Avesnes.

    XVIII. Comme peu des nôtres pouvaient encore résister à tant d’assauts de l’ennemi, les nobles ambassadeurs officiels envoyés à Tyr se présentent aussitôt devant le Marquis pour lui demander de secourir la Chrétienté.

    XIX. Sans attendre, le Marquis ordonne de préparer tout le nécessaire, de charger les navires. Et comme il n’avait pas pu venir par terre, il vint par mer, voyant que Borée commandait les flots.

    XX. Quand nous arrivâmes là-bas avec lui, reçus avec joie par ceux qui s’y étaient déjà rassemblés, il fut permis que les nôtres soient encerclés de tous côtés, cependant ils se dressèrent comme un seul homme pour le combat.

    XXI. On décida donc quel jour on combattrait. Comme on avait fait fuir les Turcs loin des camps, ceux-ci se montrent soudain rassemblés derrière nous et les nôtres manquent la victoire qu’ils espéraient. 

    XXII. Les soldats Templiers résistèrent aux Turcs et beaucoup d’entre eux moururent. Les nôtres prirent honteusement la fuite vers les camps, et les traînards périrent.

    XXIII. Jour exécré et maudit entre les autres jours, maudits Destins qui ce jour-là nous furent adverses! mais je crois que cela se produisit à cause de nos péchés.

    XXIV. Après délibération, nous fîmes des fossés qui occupaient les deux côtés sur la mer. Saladin, d’une main efficace et raffermie, nous attaque, avant même que le jour n’apparaisse.

    XXV. Mais cela ne lui servit à rien et ne nous impressionna guère. Au contraire, il s’atteignit lui-même, ce qui lui fut amer. Il repartit triste et plein de colère, mais de son départ nous nous réjouîmes.

    XXVI. Les nôtres commencèrent à construire des tours en bois. Ils ordonnèrent de fabriquer des chats et des béliers. Ils firent ériger des machines, des tortues ; certains creusèrent des tunnels,

    XXVII. mais rien de ceci ni de cela ne fut utile : les barons cherchèrent à se partager les terres que les Turcs avaient possédées à ce moment-là. Et ils n’en perdirent rien jusqu’à maintenant.

    XXVIII. Toujours les Turcs nous harcelaient près des fossés ; ni le vent, ni la nuit, ni la pluie ne les retenaient. Ils ne dormaient pas toujours au pied des murailles mais se relayaient, acharnés.

    XXIX. Le lendemain de la Nativité du Seigneur, en la fête de saint étienne, cinquante navires forcèrent l’entrée du port contre la volonté de tous.

    XXX. Ah, douleur ! Alors notre tourment commença à redoubler et nos misères à s’accumuler. En effet, si auparavant nous jouissions librement de la mer, désormais l’eau commençait à nous être refusée, comme la terre.

    XXXI. Si tu avais vu les Turcs frapper les tambourins, jouer des trompettes et pousser des hurlements en agitant leurs casques sous nos yeux de l’autre côté de la mer, tu aurais dit : « Hélas, hélas Seigneur ! Pourquoi permettez-vous cela ? »

    XXXII. Tu aurais vu les soldats turcs debout sur les murailles lever de leurs mains la sainte Croix et la frapper de fouets hérissés, tout en nous lançant des insultes.

    Conrad envoyé à Tyr pour réapprovisionner les Croisés, septembre 1189

    XXXIII. Après délibération, le Marquis, homme à l’esprit robuste, monta soudain sur une galère génoise dans le silence de la nuit pour aller à Tyr, poussé par le vent d’Afrique.

    XXXIV. Mille milliers de marcs d’argent très pur et grandement bon furent confiés au Marquis. Cette responsabilité lui fut imposée car on savait qu’il n’en gaspillerait certes pas le moindre centime.

    XXXV. Le Marquis n’essaya pas d’éviter cette charge, par amour du Père de tous, pour la gloire et l’honneur du peuple entier et l’adoucissement du châtiment de ses fautes.

    Hiver 89 -90 : pluie et famine

    XXXVI. Sache que ceux qui étaient restés dans l’armée furent en danger de mort. Ils ne supportèrent pas un hiver aussi rude, et on ne lit pas chez les écrivains antiques qu’il y en ait eu de tels dans le passé.

    XXXVII. Le torrent grossi par les pluies inondait la terre ; quand le vent d’Afrique déchaînait la mer, il déchirait toutes les tentes renversées ou les arrachait totalement, avec leurs pieux.

    XXXVIII. Si mes frères avaient été présents alors, et qu’ils m’avaient vu me cramponner avec les dents, certains d’entre eux, je pense, se seraient moqués de moi, mais la plupart m’aurait plaint.

    XXXIX. Que quiconque préfère se raser sans eau que souffrir autant que j’ai souffert, en cette situation pénible. Ce ne sont pas des rêves dictés par le Parnasse, quand on jeûne depuis trois jours.

    XL. Une nuisance supplémentaire nous arriva, grand surcroît et cumul de peines ! Tu aurais pu avoir de l’or et de l’argent plein les mains sans trouver pour autant ni orge, ni viande, ni blé.

    XLI. Plus personne ne vivait ; et nul mortel ne vit qui aurait vu des malheurs plus graves que nos malheurs. Alors un peu de vin ou d’huile, ou de sel, se vendait plus cher qu’un habit de roi.

    XLII. Je vis donner dix sous pour une poule, mais je fis préparer deux fois de la viande de bœuf pour le même poids et le même prix, quand Paul ordonne de festoyer avec des pains azymes.

    XLIII. Qui voulait cuisiner cher de viande devait payer cinq sous pour le bois ; ayant donné trois pièces pour un œuf que je voulais faire à la coque, il m’arriva de payer autant pour le bois.

    XLIV. Si la renommée permettait qu’un glorieux nom soit touché par la maladie et ait envie de fuir à Tyr, il lui fallait donner tout ce qu’il avait aux marins.

    XLV. Celui qui avait l’habitude de vivre dans une maison douillette ne méprisait pas, du reste, les fèves, et avait faim de pain cuit deux fois et mangeait avec gourmandise de la viande pourrie.

    XLVI. Ceux qui étaient présents sur les lieux avaient pu voir les hommes se putréfier sous l’effet de maladies variées. Les chevaux n’échappèrent pas à d’effroyables épidémies ; c’est pourquoi la plus grande partie périt.

    XLVII. Les nôtres, par groupe, s’essayèrent à diverses tactiques. La plupart d’entre eux sortait de la ville, ils préféraient mourir à la guerre que de faim ; ils rapportaient aussi, je le jure, de l’herbe.

    XLVIII. Au contraire, ceux qui craignaient de combattre furent vus alléguer des raisons pour eux-mêmes : il leur était plus sûr de rester que de sortir ; ils disaient vouloir attendre l’arrivée de Conrad.

    Retour du Marquis de Montferrat et combats, mars – juillet 1190

    XLIX. Au bout de deux mois, celui-ci, avec une grande troupe, à nous qui manquions de tout, apporta des provisions et, mieux encore, l’abondance de tous biens.

    L. à son arrivée nous fûmes contents car les Turcs, du coup, étaient bouclés dans la ville. Le Marquis et le Roi étaient deux amis qui se retrouvaient et cela nous réconforta tous pour le combat.

    LI. Des redoutes sont transportées sur des chariots. Les murs sont ébranlés par les tirs des machines. Les corps des habitants de la cité jonchent le sol et beaucoup des nôtres souffrent sem- blablement.

    LII. Hélas, hélas ! Trop variable est Fortune. Alors que tout paraît stable, en une seule heure se produisent trois revirements, plus souvent que dans le cours de la lune, laissant l’homme sur des charbons ardents.

    LIII. Alors que nous espérons prendre la ville, la situation, avec la permission de Dieu, commence à évoluer. Nous voilà cernés par des machines jetant du feu sur le campement. Tout brûle.

    LIV. Les soldats se lamentent, les sergents crient ; et les fantassins soupirent, pleurant de douleur. Les barons déchirent leurs vêtements, s’arrachent les cheveux. « Hélas, hélas ! » clament-ils tous en se frappant la poitrine.

    LV. Donc, au très saint jour de la Pentecôte, les ennemis nous assiégeaient de tout côté, essayant de forcer les portes donnant sur les fossés. Tu ne trouveras pas un seul endroit où échapper aux flèches.

    LVI. La même chose avait eu lieu à l’Ascension et le samedi suivant aussi ; alors les hommes de Vérone se livrèrent à un combat viril, se souvenant que ce jour avait été favorable, à Ferrare.

    9

    LVII. Nous sommes broyés par Fortune la trop cruelle la veille des saints martyrs Vitus et Modeste. Les Turcs, trop féroces et hostiles à notre égard, pénètrent dans la ville avec des navires, ce qui nous affligea beaucoup.

    LVIII. Ils arrivèrent munis d’armes et de provisions, ces navires auxquels les nôtres tentèrent de barrer la route. Mais ils ne purent les arrêter ; il y eut des pertes des deux côtés.

    LIX. De grand matin, le jour des calendes de juillet, – et déjà un peu les jours précédents – les Turcs, avec une immense armée de galères, firent une sortie par la Tour des Mouches et s’avancèrent beaucoup.

    LX. Envers les nôtres ils furent d’une violence inouïe, leur jetant dessus du feu d’un endroit caché. Mais cela nous porta peu préjudice, et non beaucoup, et ne resta pas plus longtemps impuni.

    LXI. En effet les nôtres prirent deux galères, dans lesquelles ils trucidèrent plein de Turcs. Ceux qui étaient restés dans la ville en furent tellement démoralisés qu’ils décidèrent, voyant cela, de ne plus sortir de cette façon.

    LXII. Dans le même temps arrivèrent des messagers qui apportaient des nouvelles sérieuses du Prince romain. Ils annoncèrent son arrivée prochaine. Je pense qu’il fallait arroser une telle nouvelle.

    Lisez l'intégralité du poème (avec quelques notes et une filmographie)

    dans lovendrin n°18


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  • Le numéro 18 est paru...

    Participez à la 3e Croisade et assiégez Acre en lisant notre traduction du poème De expugnata Accone (1191), écrit par le prélat Aymar Le Moine - 224 versets passionnants (traduction, présentation et notes par Amédée Schwa).

    Et toujours, en dernière page, la rubrique Idées et Langages par G. Lindenberger.

    Lire des extraits


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  • Au musée Jacquemart-André<o:p></o:p>

    Des masques exorcistes<o:p></o:p>

    Présent du 23 juin 07<o:p></o:p>

    Le nuo est un rituel exorciste chinois qui remonte peut-être au néolithique. Il consiste en danses et processions de divers dieux : le dieu du tonnerre, à tête de poulet ; Tudi Gong, dieu du sol et des céréales, vieillard paterne ; Quan Yu, dieu de la guerre, et toute une ribambelle. A chacun correspond un masque, souvent grimaçant, à la mâchoire ou aux yeux parfois articulés pour plus d’effets, car les dieux doivent effrayer le démon Xiao Gui, responsable des maladies et des calamités. <o:p></o:p>

    En bronze à l’origine, les masques ont été ensuite réalisés en bois. Ce matériau fragile résiste mieux au temps lorsqu’il est peint, couvert de plâtre, etc. : les masques présentés au musée Jacquemart-André, issus pour la plupart de collections particulières, ont eu cette chance d’ainsi traverser quelques siècles (les plus anciens datant du XVIIe). Plus brutale que le Temps, la Révolution culturelle a détruit un bon nombre de ces masques populaires, et seuls ceux qui ont été cachés ont pu échapper au nettoyage maoïste. <o:p></o:p>

    Les comparer aux masques africains ou aux œuvres d’art religieuses occidentales est outré car ils sont inférieurs sur le plan artistique. Tout au plus peut-on les rapprocher des masques des sociétés secrètes africaines qui étaient supposées rendre la justice : objets purement utilitaires, dont l’aspect épouvantable est un obstacle à la beauté. La religion chrétienne a réservé les faciès terrifiants aux images du diable, ceux qui doivent l’écarter en sont au contraire exempts. <o:p></o:p>

    Le film de l’ethnologue Jacques Pimpaneau, spécialiste du nuo, qui l’étudie dans les régions où il subsiste le plus, au sud du Yang Tsé, sont plus intéressants. L’expulsion du petit démon permet de se faire une idée de l’expédition militaire céleste qu’exprime le rituel. Une danse simulant un combat a lieu, à la fin de laquelle le démon est mis à mort.<o:p></o:p>

    Le nuo a subi au cours du temps des influences diverses. Le taoïsme, religion de l’abandon à la nature, s’est aisément accommodé de ces dieux du sol, du tonnerre, etc. Le bouddhisme a ajouté des personnages tels que la bodhisattva Guanyin, le moine, et a développé une forme théâtrale avec des personnages typiques comme le juge, le moine, l’étudiant et le serviteur. Sous les Ming (XIVe –XVIIe), le culte des héros s’est substitué à l’exaltation de la nature : le personnage de Mlle Xian Feng  remonte à cette époque. Cette aimable demoiselle combattit les brigands et convertit son frère. Les masques de Mlle Phénix-immortel (puisque telle est la signification de son nom ; l’animal est représenté sur sa coiffure – photo) sont gracieux et paisibles. Cette nouvelle distribution de personnages amenait à raconter des histoires. A côté du nuo religieux originel existent donc le nuoxi, théâtre d’exorcisme, et un théâtre de représentations édifiantes issu du nuo.<o:p></o:p>

    Voici la trame d’une pièce. Maître Giang vivait un grand amour avec sa femme Pang San Chun. Cela excita la jalousie de Qiu Gupo, la commère du village, qui calomnia la fidèle et bien-aimée épouse auprès de sa belle-mère, procédé infaillible pour provoquer la séparation de Maître Giang et sa femme, qui ne tarda pas à se produire. Cependant leur fille An An, qui était partie étudier à la capitale, revint au village après avoir réussi ses examens. Elle dénonça les agissements de Qiu Gupo et ses parents se réconcilièrent. Voilà une péripétie assez fade, surtout par rapport aux intrigues de Desperate Housewives. <o:p></o:p>

    Plus amusante que tout cela, une dépêche Reuters du 11 juin : « Un tribunal chinois a condamné à des peines de prison deux responsables qui ont laissé un entrepreneur aveugle superviser la construction d’un pont qui s’est effondré alors qu’il était en chantier » – ledit entrepreneur ayant en outre modifié lui-même les plans de l’ouvrage. La HALDE a-t-elle un comptoir en Chine ? Elle devrait défendre ces responsables qui ont si bravement accepté ce maître d’œuvre « non-voyant ». Imaginez M. Schweitzer affublé d’un masque nuo, claquant de sa mâchoire en bois, partant en guerre contre le méchant démon de la discrimination – il siège rue Saint-Georges, après tout. Ça donnerait du relief à cette institution en mal de causes ; et un vague air ethnique et métissé du meilleur effet. <o:p></o:p>

    Samuel<o:p></o:p>

    Masques de Chine, rite magique du Nuo, <o:p></o:p>

    jusqu’au 26 août 2007, Musée Jacquemart-André<o:p></o:p>

    illustration : Mlle Xian Feng, collection privée<o:p></o:p>


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