• Au musée du Louvre

    Premiers retables

    Présent du 30 mai 09

    L’autel a rarement été décoré : une frise, un chrisme, rarement plus, souvent moins. Le goût décoratif médiéval s’est déployé en dehors de la table sacrée mais tout près d’elle (retro tabula), comme pour en relever encore la grandeur. Dans notre imaginaire, retable est synonyme de tableau peint, que nous dotons volontiers de volets. En réalité, les retables ont d’abord été sculptés. Ils sont apparus vers l’an mil, peut-être en France. Les œuvres conservées ne remontent pas au-delà du XIIe siècle car, accessibles, les retables sculptés ont particulièrement pâti des changements dus à la mode ou à la rage. Les œuvres exécutées en métal, donc convertibles, réutilisables sous une autre forme, ont presque toutes disparu. Le retable de Stavelot, intact, n’en a que plus de valeur. Représentant la Pentecôte, il est en cuivre sur âme de bois, avec des parties émaillées, et date des années 1160.

    Entiers ou fragmentaires, il reste assez de retables pour avoir une idée claire du genre. Par sa forme allongée, le retable appelait la compartimentation et la hiérarchie : scène centrale, scènes latérales. Au centre, le Christ ou la Vierge en majesté tenant l’Enfant. Au douzième siècle, cette dernière est présente sur les tympans ; sa position au centre de l’autel est justifiée par la majesté avec laquelle elle présente le Christ, telle une Elévation. Les scènes latérales illustrent souvent la vie de la Vierge, la vie du Christ, et de plus en plus la vie des saints.

    Le retable de Carrières-sur-Seine (illustration) se compose d’une Annonciation, d’une Vierge Trône, d’un Baptême du Christ. Le cadre est composé de rinceaux, d’architectures qui forment dais. Les fonds sont profondément refouillés pour que les personnages ressortent bien, ceux-ci se caractérisent par une gracilité et une élégance dont l’art roman fait parfois la surprise.

    Un autre retable d’Ile-de-France (XIIIe) est caractéristique de l’association du culte des saints à l’autel, déjà pratiquée par l’inclusion des reliques. Central, le Baptême du Christ ; de chaque côté, des épisodes de la vie de l’évêque rouennais saint Romain. La composition est continue : aucune séparation entre les scènes. Remarquable morceau de sculpture gothique, à étudier de près. La trace de l’outil restitue du sculpteur le geste, lequel révèlerait son intention si nous étions suffisamment attentifs.

    De qualité presque égale, un degré en-dessous, un retable de la même époque est entièrement consacré au martyre de saint Hippolyte. Le disciple de saint Laurent  à gauche est déchiré par des peignes de fer, à droite a la bouche meurtrie à coups de pierre. Premiers tourments ordonnés par l’empereur Dèce, qui envoie ensuite Hippolyte devant le gouverneur Valérien. Devant son refus réitéré de sacrifier aux dieux, Valérien le fait traîner par deux chevaux parmi pierres et ronces jusqu’à ce que mort s’ensuive : c’est la scène centrale du retable, d’une composition audacieuse, les chevaux semblant sur le point de disloquer le malheureux corps, au-dessus duquel l’âme du martyr, sous la forme d’un homme nu, monte au ciel dans un drap hissé par deux anges. La paix qui émane de cette âme ascendante contraste avec la violence du supplice. La présence de saint Hippolyte au centre du retable n’est pas indue car le saint fut arrêté au moment même où il venait de communier, après qu’il eut enseveli le corps de saint Laurent : son martyre est lié à l’eucharistie.

    Au quatorzième siècle, le retable est adapté à la dévotion privée, en ivoire, en bois sous forme d’une Vierge centrale autour de laquelle se replient des volets qui, ouverts, présentent des scènes de sa vie. Sous sa forme architecturale, il continue son chemin : les saints populaires sont l’occasion de cycle narratifs vivants, mais l’alignement des douze apôtres devient de plus en plus fréquent. Ils posent en général avec les attributs qui les personnalisent, dans un décor d’architecture gothique à fleurons et contre-courbes ; les attitudes sont plus ou moins variées.

    La fin du XIVe est marquée par une grande circulation des artistes. La Bourgogne voit se croiser locaux, Italiens, Flamands. Arrachés à leur décor, neuf statuettes en bois composaient un Couronnement de la Vierge en présence de divers saints. Puis voici un retable peint par Henri Bellechose pour la chartreuse de Champmol. L’ordonnancement montre qu’il suit la tradition sculptée : le Christ en croix au centre ; à gauche le Christ donnant la communion à saint Denis : à droite la décapitation du saint évêque. Le flamboiement gothique va noyer l’autel sous la pierre ; la simplicité s’exprimera désormais en peinture.

    Samuel

    Les premiers retables (XIIe – début XVe siècle), Une mise en scène du sacré,

    jusqu’au 6 juillet 2009. Musée du Louvre, Aile Richelieu.

    illustration : Retable de Carrières-sur-Seine, XIIe siècle. © 2008 Musée du Louvre / Pierre Philibert


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  • Au Petit Palais

    Un visionnaire anglais

    Présent du 23 mai 2009

    William Blake (1757-1827) est un artiste anglais atypique. Il n’est pas sans rappeler notre Théophile Bra, comme lui il a eu des révélations, des visions. Vers l’âge de treize ans, a lieu sa première expérience : un arbre entouré d’anges. Il a trente ans lorsque son frère cadet Robert, décédé, lui apparaît en songe et lui dicte une nouvelle technique d’impression à l’eau-forte. A l’inverse de Th. Bra dont la production « inspirée » a poussé à part de son œuvre sculptée, W. Blake fut à la fois le poète et l’illustrateur de ses rêveries.

    Adolescent, W. Blake apprend la gravure d’interprétation. Son maître James Basire l’envoie exécuter les relevés des monuments funéraires de l’abbaye de Westminster. Il découvre l’art médiéval et le courant gothique, littéraire, qui se satisfait à bon compte de terrifiantes histoires. Horreur et violence sont présentes dans son œuvre, mais non sous la forme gothique car, après son apprentissage chez J. Basire, il étudie l’art antique à l’Académie royale et en garde un dessin essentiellement néo-classique, tout comme le sont certains de ses poèmes : The Tyger (le tigre) est pour les écoliers anglais ce qu’a été pour les écoliers français La Panthère de Leconte de Lisle. Gothique, néo-classique, romantique (l’Inspiration est la référence), Blake reflète les tendances de sa génération.

    Son originalité est technique avant tout. Il s’essaye au monotype, cherchant à obtenir des « fresques portatives », à l’aide de pigments, de colle de peau, de céruse, de craie, d’encre de Chine et d’aquarelle. De très beaux résultats : Newton et son compas, Hécate entourée d’âne, de chouette, de chauve-souris (ill), sans atteindre la puissance d’un Goya. Il ne dédaigne pas l’aquarelle pour illustrer des épisodes de la Bible, pour des passages de la Divine Comédie : le cercle des traîtres, le cercle des luxurieux ; les orgueilleux et leurs lourds fardeaux, très belle composition fidèle au vers : « Nous montions par la fente d’une roche… », qui pourrait illustrer l’homme baudelairien et sa Chimère.

    Ce que son frère lui a révélé en songe, qu’il nomme par la suite « eau-forte en relief » ou « impression illuminée », à bien y regarder ne tombe pas du ciel mais se nourrit d’une solide connaissance de son métier de graveur et d’une réflexion sur le lien entre texte et image, tels que tombeaux et manuscrits médiévaux les montrent unis.

    La technique d’eau-forte qu’il expérimente à cette fin procède de l’inversion du rapport entre le vernis et l’acide. Il peint à la plume ou au pinceau avec un vernis sur la plaque de métal nu, écrit son poème en miroir de la même manière. La plaque est ensuite soumise à l’acide, qui ne mord pas le vernis. Textes et dessins se retrouvent alors en relief et imprimables une fois encrés. Le secret de son vernis, qui doit avoir pour qualité d’être d’abord très fluide puis très résistant ne nous est pas parvenu, il devait être composé de bitume et de térébenthine. Ses premiers essais sont des vignettes avec de courtes phrases. Puis il maîtrise assez le procédé pour imprimer des fascicules.

    Maîtriser toutes les étapes, de l’écriture à l’impression en passant par l’illustration, en plus d’être esthétique, est un résultat intéressant pour Blake dont l’originalité est dangereuse pour tout éditeur qui se respecte, originalité qui lui valut d’être souvent considéré comme « un malheureux fou ».

    L’Europe, prophétie ; Chants d’Innocence et d’Expérience montrant les deux états contraires de l’Ame humaine (1794) ; Le fantôme d’Abel, une révélation des visions de Jéhovah (sic, 1822 ; dédié à Lord Byron)… Ses écrits et illustrations sont déroutants, mais ils ont rencontré le soutien de quelques artistes (son contemporain néo-classique John Flaxman, le jeune John Linnell) car, répétons-le, sous une forme personnelle, ses idées étaient celles d’une époque. Ami des libres penseurs, se proclamant publiquement disciple du mystique Swedenborg, nourri de la Bible comme des artificiels cauchemars de la tendance gothique à la Radcliffe, W. Blake s’est forgé un langage mythologique assez rebutant, une rhétorique de concepts, d’allégories, qui a séduit les Préraphaélites avant qu’en France, dans les années vingt, Gide et les Surréalistes ne s’y intéressent, le traduisent et le hissent au rang de frère de Lautréamont – pourquoi pas, après tout, deux frères peuvent n’avoir rien en commun. A l’interprétation qui range Blake parmi les anges du Bizarre, on préfèrera la lecture de Pierre Boutang (William Blake, manichéen et visionnaire, 1990) ou plus encore l’essai clarifiant, vivifiant de Chesterton (William Blake, 1910) : « Blake n’avait rien d’une mauviette poétique ni d’un simple mystique lunaire. »

    Samuel

    William Blake, Le Génie visionnaire du romantisme anglais,

    jusqu’au 28 juin 2009, Musée du Petit Palais

    illustration : Hécate ou La Nuit de joie d’Énitharmon, circa 1795 © Tate, Great Britain


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  • Au musée d’Orsay

    Une autre voie

    Présent du 16 mai 2009

    En sculpture, les dix-sept premières années du vingtième siècle sont celles de Rodin, maître français international. S’ensuit un « rodinisme » de la jeune génération. Les sculpteurs trouvent dans ses œuvres réponse à leurs interrogations et du coup parlent son langage. « Personnellement, écrira Ossip Zadkine, je n’avais trouvé encore aucune réponse chez les aînés, sinon chez Rodin. Chacune de ses sculptures faisait écho chez les jeunes, poètes et écrivains en particulier. Ses sculptures résultaient souvent de moyens libérés, ni vus ni connus encore. »

    Très productif, Rodin le modeleur embauche des praticiens qui taillent pour lui le marbre : nombreux sont les sculpteurs, Bourdelle, Brancusi, Clara, qui ce faisant s’imprègnent de sa manière.

    Il suffit de mettre côte à côte trois nus, de B. Hoetger, de R. Duchamp-Villon et de Rodin, ou trois figures de J. Bernard, de W. Lehmbruck et de Rodin, ou quatre visages de A. Bourdelle, de P. Picasso, de J. Clara et de… Rodin, pour mesurer l’influence de la forme et de la pose rodinienne, le plein volume des torses sans membres.

    Parallèlement, avant guerre, l’influence du Maître, acceptée, est ressentie comme une gêne. Il y a impropriété entre son langage et ce que la génération montante a à dire. La forme de Rodin, poussée à son paroxysme, est jugée sentimentale,« romantique » dira Henri Charlier dans L’Art et la Pensée, ouvrage qui passim rend hommage à Rodin, réformateur incontournable, tout en rejetant son romantisme : « La manière de s’exprimer de Rodin a toujours été romantique par certains côtés, aussi bien en statuaire qu’avec les mots », parlant ailleurs de son « romantisme poussiéreux » qui cache « les trouvailles les plus significatives ». Et de conclure : « Nous sommes plus près de celui qui sculpta le Scribe accroupi que de Rodin, dont la voix, les yeux, le regard nous sont encore présents. »

    Référence à l’art égyptien : les jeunes aspirent à trouver une forme posée, développée selon ses lois propres et non la passion. La lumière peut, suivant les goûts, venir d’un scribe ou d’un apollon, d’une vénus ou d’une reine chartraine ; d’un masque africain qui, plus qu’il ne la provoque, répond à cette appétence. Mais tous les artistes, en prenant leurs distances avec Rodin, ne parviennent pas à l’équilibre. Trop antiquisante, la Figure classique d’Elie Nadelman ; biaiseuses, les statuettes de Matisse ; fausse, la forme de B. Hoetger. D’autres trouvent leur voie. Le portrait s’illustre avec C. Despiau (Jeune fille des Landes), R. Duchamp-Villon (Yvonne, Baudelaire). Deux noms d’importance : Bourdelle et Maillol. La forme se tend, la pose s’apaise. Jusque dans le relief, la réaction se produit : La Porte de l’Enfer, avec son grouillement, son jaillissement d’êtres contorsionnés, appelle en réaction des bas-reliefs cantonnés dans leur cadre, dans leur épaisseur, et comme y reposant. La femme accroupie de Maillol satisfait au remplissage de l’espace cher à l’art roman.

    A côté du Français Maillol, triomphe l’Allemand Lehmbruck. Petit torse féminin, Torse de la grande songeuse, Torse de la femme marchant (ill.)… Ces grandes figures, souvent coulées en ciment teinté, ont une mélancolie et une fierté, l’air distant des déesses lointaines. La forme, ramassée chez Maillol, s’étire chez Lehmbruck. Le premier évite d’appuyer les volumes, le second les combine entre eux, enfonce plus les creux. De cette manière, Lehmbruck évolue peu à peu vers la ligne, quelques autres l’accompagnent : G. Minne, A. Bartholomé. Les figures s’allongent, la pose prend une courbure générale. En s’aventurant sur cette voie moins sculpturale, ils croisent Rodin qui s’est parfois étiré (L’Enfant prodigue, statuette de 1886).

    La guerre provoque chez W. Lehmbruck un infléchissement significatif. La paix des formes trouve dans la guerre une remise en cause brutale. Le corps humain traité avec soin dans l’atelier du sculpteur, est soumis à la mitraille et aux obus. Le corps masculin, jusque là absent de son œuvre, remplace le corps féminin. A côté d’une très belle Orante, buste coupé au nombril, Le jeune homme assis, accablé, tête baissé, ou Le prostré traduisent le désarroi de l’artiste allemand. « Ô malédiction, ô mille fois malédiction ! / Vous qui avez préparé tellement de morts, / N’en avez-vous pas une pour moi ? » implore-t-il en 1918. Il se trouve que Le Prostré est dans la pose de l’Ugolin rampant parmi ses enfants morts (innocents), groupe sculpté par Rodin en 1906. Si loin qu’il se soit éloigné de lui, Lehmbruck retrouve Rodin en enfer : le drame dantesque, devenu au fil des siècles quelque peu littéraire, est tout à coup réanimé par l’horreur réelle et moderne de la Grande Guerre.

    Samuel

    Oublier Rodin ? La sculpture à Paris, 1905-1914.

    Jusqu’au 31 mai 2009, Musée d’Orsay.

    illustration : W. Lehmbruck, Torse de la femme marchant, Cologne, Museum Ludwig © Rheinisches Bildarchiv Köln


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  • Au musée Rodin

    Portraits selon Rodin

    Présent du 16 mai 2009

    Les premiers bustes d’Auguste Rodin n’ont rien d’extraordinaire. La jeune fille au chapeau fleuri de marguerites (vers 1865-1870) a la vulgarité d’un Carpeaux. La sagesse qui émane des époux Garnier est celle de l’ennui (1870). La crainte d’effaroucher le modèle explique une facture trop commune : le jeune sculpteur ne peut se permettre que fuient les clients. La jeunesse l’explique aussi : malgré ce qu’annonce le masque de l’Homme au nez cassé (1864), et que Rodin met en pratique pour la tête du Père Eymard (1865), il n’en tire pas immédiatement les conséquences.

    Les vrais, bons portraits apparaissent dans les années 1880. La jolie terre cuite qui représente H. Thorion, journaliste et député de la Meuse. La belle tête de M. Haquette, le Secrétaire d’Etat aux beaux arts qui obtint la commande de la Porte de l’Enfer. Les amis artistes, écrivains : Laurens, Dalou, Falguière, Becque. Après 1900, la qualité reste, les modèles changent. Ce sont des Américains, le businessman Thomas F. Ryan, l’avocat Arthur J. Eddy ; des Anglais, l’homme politique G. Wyndham, l’écrivain B. Shaw.

    Que Rodin s’acharne trente et une fois sur la tête de Clemenceau rapproche ces variations de celles jouées à partir de la japonaise Hanako, des innombrables études dessinées et modelées pour le monument à Victor Hugo, lorsqu’il tourne et manipule ce crâne dans tous les sens, tel un phrénologiste, et des études sans cesse recommencées pour le monument à Balzac.

    Certaines versions de Clemenceau sont abouties, d’autre pas. Cet air blasé, supérieur et fatigué, que lui a donné l’artiste, il ne s’y est pas reconnu. « Ce n’est pas moi. » A quoi répondait Rodin : « Clemenceau se voit dans la réalité. Je le vois dans sa légende. » Le désaccord naît de la confrontation de deux subjectivités, celle du modèle : l’image qu’il a de lui, tenue du miroir, de sa conscience, du regard d’autrui ; celle de l’artiste, compliquée par le but qu’il s’assigne. Les visages de Clemenceau, Hanako, Balzac, Rodin, participent de trois genres : le portrait représentatif, le portrait interprétatif – et le portrait prétexte, où un visage est le support utilisé par l’artiste pour exprimer une idée qui est sienne et non celle du modèle, tout en lui étant liée puisque l’artiste y voit une opportunité. Parasitisme, transmigration ? Comme dans le conte de Théophile Gautier, où une âme s’empare d’un autre corps, l’idée de l’artiste se saisit d’une chair pour se matérialiser.

    Car le portrait est lié à l’âme et à la vie ; dans la littérature, à l’âme et à la mort. Une nouvelle d’Edgar A. Poe, Le portrait ovale, se termine par la mort d’une jeune fille au moment même où le peintre – son fiancé – pose la dernière touche à son portrait. Sur ce rapport, Oscar Wilde a construit le terrible Portrait de Dorian Gray, dans lequel le héros garde un visage d’une beauté inaltérable tandis que son portrait, à l’abri des regards, se dégrade et prend les stigmates du Mal. Dorian Gray poignarde la toile, meurt, et on découvre son repoussant cadavre auprès du portrait éclatant de fraîcheur et d’innocence.

    Pour la tête de Balzac (comme pour celle de Baudelaire), Rodin s’aide de photos, de portraits, mais aussi de sosies. Il dégotte un charron tourangeau, mû par la théorie de Taine sur la Race et le Milieu, théorie tout autant balzacienne. Les études pour Balzac sont plus impressionnantes que celles pour Hugo. Il y a des Balzac butés, d’autres sensuels, d’autres roublards (illustration). En cours de recherche, le sculpteur représente Hugo et Balzac nus, héroïques sans qu’ils soient idéalisés, en Hercule de l’intellect. On connaît la version finale du Romancier de biais dans sa robe de chambre, tel un mégalithe.

    Avec ces multiples études, Rodin a voulu être « fidèle » à Hugo, à Balzac ; mais fidèle au-delà de la vérité naturaliste dont se seraient contentés les commanditaires du monument Balzac, qu’ils auraient préférée, même. Le plâtre monumental fut refusé par la Société des Gens de Lettres et fit scandale au Salon des Beaux Arts. Léon Bloy en conçut de l’inimitié pour Rodin, qui devint pleine et entière lorsque celui-ci, en 1909, réalisa le monument à Barbey d’Aurevilly. Voir « ce carrier » s’attaquer à « celui qui fut la Fantaisie même », lui était insupportable.

    Entre artistes et écrivains d’une même génération, à côté des sympathies ou mésententes explicables, existent des incompréhensions ou des attirances qui étonnent : Delacroix détestant Balzac, bizarrerie ; Van Gogh aimant Zola : bizarrerie. La parole restera à Rodin, qui déclarait, parlant de son Balzac : « Cette œuvre dont on a ri, parce qu’on ne pouvait la détruire, c’est la résultante de toute ma vie, le pivot même de mon esthétique. Du jour où je l’eus conçue, je fus un autre homme. »

    Samuel

    La fabrique du portrait, Rodin face à ses modèles,

    jusqu’au 23 août 2009, Musée Rodin

    illustration : Honoré de Balzac, terre cuite © Musée Rodin (C. Baraja)


    voir également

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  • Au musée Carnavalet<o:p></o:p>

    Bâtir pour le Roi<o:p></o:p>

    Présent du 2 mai 09<o:p></o:p>

    Fils d’un peintre sans renom, Jules Hardouin (1646-1708) apprend l’architecture auprès de son grand-oncle François Mansart, dont à la mort en 1666 il accole le nom au sien. S’agit-il d’une usurpation ? De son vivant, jusqu’à son talent a été nié, parce qu’il était à la tête d’un cabinet, entouré de collaborateurs sans lesquels il n’aurait pu mener à terme les multiples commandes (parmi eux, Robert de Cotte). La jalousie à l’égard d’un homme que le Louis XIV protège continûment de 1673 à 1708, avec ces échelons : Premier architecte du Roi en 1681, anoblissement en 1682, Inspecteur général des Bâtiments en 1691, Surintendant des Bâtiments, Arts et Manufactures en 1699, cette jalousie rassemble un parti que Mansart agace. Saint-Simon en est.<o:p></o:p>

    Qui plus est, l’homme pose avec complaisance sous les aspects de l’homme arrivé plus qu’en tant qu’architecte. Jamais bâtisseur n’avait été autant portraituré : Rigaud, Coysevox, de Troy, Lemoine ont tiré de ce modèle des œuvres parmi leurs plus réussies. Sur le portrait de Rigaud, quelques outils d’architecte et les Invalides ; mais la pose est celle d’un grand de la cour, médaillé. La postérité a retenu cette image de Jules Hardouin-Mansart et pour une part son œuvre a été oubliée au profit des acquis qu’elle lui a mérités ; c’est l’image qu’il a donnée lui-même.<o:p></o:p>

    Versailles occupe Hardouin-Mansart de 1678 à 1689. Il commence à travailler sous Le Brun. Celui-ci règle la décoration intérieure à laquelle il doit se plier pour dessiner les extérieurs : première occasion de froisser les susceptibilités. Louvois succède à Colbert et s’appuie sur Hardouin-Mansart pour avoir les coudées franches vis-à-vis de Le Brun. Versailles se voit doté des ailes Sud et Nord, de la chapelle, de l’Orangerie, des Communs, des Ecuries, du Grand Trianon. Les voûtes de l’Orangerie présentent un appareillage à nu qui reflète le goût français pour la beauté de la pierre et l’intérêt de l’architecte pour la stéréotomie, mêlant courbes et pénétrations. Moins colossales, d’autres voûtes témoignent de sa connaissance de cette partie, à Arles (voûtes de l’Hôtel de Ville), au déambulatoire de la chapelle de la Vierge de l’église Saint-Roch (voûte annulaire sur plan elliptique, Paris), à la nef de N.-D. de Versailles, aux arches du Pont-Royal (Paris). <o:p></o:p>

    J. H.-Mansart édifie la demeure apollinienne et politique du Roi, bâtit pour son intimité Marly et Trianon, œuvre à sa représentation dans la Cité par le biais des places royales : celle de Dijon, celles de Paris : la place Vendôme et la place des Victoires (illustration). Les façades de ces deux places sont bâties sur le même modèle : un rez-de-chaussée à hautes arcatures en plein cintre, ornées de mascarons ; un premier et deuxième étage, celui-ci moins haut que celui-là, liés par un ordre colossal, corinthien place Vendôme, ionique place des Victoires ; les fenêtres en mansarde sont de deux sortes, en alternance. L’ambiance est très différente, l’une place circulaire et intimiste, façade continue interrompue par les rues rayonnantes (illustration, de nos jours la portion Est manque) ; l’autre à pans et officielle, rythmée par les avant-corps à tympan, traversée par une unique rue dans sa longueur. Le premier projet de la place Vendôme prévoyait même un arc de triomphe.<o:p></o:p>

    Comme à Versailles, comme à Dijon, la façade à la Mansart se déploie à l’horizontale, modelée sans heurts, sur un rythme tranquille. L’impression de verticalité est ménagée par la progression décroissante de la hauteur des niveaux et de la largeur des ouvertures.<o:p></o:p>

    Toute en verticales est l’église des Invalides (1676-1706). Coupes du bâtiment, maquettes permettent de comprendre la structure du bâtiment. L’église est un fruit de la Renaissance romaine : plan centré, dôme sur tambour, façade à ordres. Tellement romaine qu’un projet dotait les Invalides, côté Grenelle, de deux bras en arc rappelant ceux de la place Saint-Pierre. N. Pevsner décèle un académisme statique à l’intérieur, et des prémices baroques dans la façade (Génie de l’architecture européenne, 1941).<o:p></o:p>

    De prestigieux particuliers firent appel à Hardouin-Mansart : pour la famille royale et les grands il construisit hôtels particuliers et châteaux. Les démolitions et les modifications en ont gâté une grande part. Au Marais, l’hôtel de Fieubet a été massacré, l’aile de l’hôtel de Chaulnes défigurée, l’hôtel de Sagonne retouché. Les Orangeries de Sceaux et de Thouars sont heureusement intactes. <o:p></o:p>

    L’œuvre bâti de Hardouin-Mansart, considéré avec objectivité, ne révèle pas un architecte froid et ennuyeux mais un technicien et un artiste, un authentique créateur qu’on prendrait difficilement en défaut. De son ambition de jeune homme, il ne s’est pas montré indigne, pas plus qu’il n’a été indigne des vues de Louis XIV.<o:p></o:p>

    Samuel<o:p></o:p>

    Bâtir pour le roi, Jules Hardouin-Mansart, <o:p></o:p>

    jusqu’au 28 juin 2009, Musée Carnavalet<o:p></o:p>

    illustration : La place des Victoires © Schwa Ltd<o:p></o:p>


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