• CHOSES LUES

    Logique. -

    Dans Métro du 26 janvier: «Pourquoi ne peut-on pas voir de pingouin au pôle Sud? De la même façon, il n’existe pas de manchot au pôle Nord. C’est en effet de deux animaux différents dont il s’agit: les pingouins, qui sont de la famille des sphéniscidés, peuvent voler. Ils ne vivent que dans l’hémisphère Nord, alors que les manchots, de la famille des alcidés, qui ne peuvent voler, vivent uniquement dans l’hémisphère Sud.» Pour la même raison sans doute, il n’y a pas d’autruches au pôle Nord. Mais alors pourquoi n’en trouve-t-on pas non plus au pôle Sud?

    Anagogique. -

    Le coup de cœur de Yann Arthus-Bertrand dans Le journal du conseil régional d’ïle-de-France n°9 (février 2007): «J’ai récemment survolé Clichy-sous-Bois avec son maire qui découvrait d’en haut sa ville, transformée par son regard et sa façon de parler avec amour des habitants. C’était très émouvant.» Prudents, le maire et le photographe! Ils ne voulaient pas éprouver ce que, dans le même numéro, l’écrivain Fr. Taillandier appelle pudiquement «Paradoxe culturel»: «Comment se fait-il que ces différences, ces identités si heureusement ressenties quand elles sont exprimées par les artistes, soient parfois perçues comme un problème lorsqu’elles surgissent dans nos quartiers? [...] Et si la culture nous montrait la voie? Si l’Île-de-France était le laboratoire d’une nouvelle mondialité?»

     

    CHOSES SUES

    Archétypal. - Conférence lors d’un séminaire de psychanalyse: «L’inachevé en déconstruction». Inversez: Le déconstruit en inachèvement sonne tout aussi bien.

    Migratoire. - Le Ministère de la C. & de la C. lance, du 10 au 20 mars, la Semaine de la langue française sur le thème: «Les mots migrateurs». Mais inventorier les mots suivant leur origine, n’est-ce pas, déjà, de la discrimination? Les organisateurs n’ont pas dû se poser la question, qui, larges de la bourde, mettent en tête le mot abricot... «qui vient de l’arabe». Pour être plus complets que le Ministère, précisons le cheminement réel du mot, plus intéressant encore puisque l’arabe (al-barquq) l’a emprunté au grec (praekokion), qui lui-même l’avait pris au latin (praecoqua = fruits précoces).

    Respectueux. - Le président de Gambie soigne lui-même ses électeurs atteints du sida, d’après une dépêche AP. Yahia Jammeh garde la recette de ses pommades et boissons secrète, élaborée à base de plantes et de bananes. AIDS et ActUp n’ont pas encore réagi; représentant l’OMS, le Dr Filipe déclare que «l’OMS respecte le point de vue du président mais qu’il n’existe pas de traitement du SIDA.» Voilà un respect bien placé, auquel les papes, à l’enseignement beaucoup plus rationnel, n’ont pas eu droit... Il est vrai que le commencement du traitement inhibe la critique de la communauté scientifique: «le président pointe son Coran en déclarant: Au nom de Dieu, dans trois à trente jours, vous serez tous guéris.»


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  • La Civilité est une vertu, qui consiste à savoir vivre d’une manière honnête et bienséante, et à rendre à un chacun avec agrément dans les temps et dans les lieux ce qui est dû aux personnes, selon leur âge, leur condition, leur mérite et leur réputation.

    On la remarque dans les personnes par leur posture, leur air, leur contenance, leurs gestes, leur manière de marcher, de s’arrêter, de se tourner, de regarder, de parler, de se taire, de s’habiller, de manger, &c.

    La Civilité veut que le corps soit tenu droit sans gêne ni contrainte, et sans posture indécente. Qu’on ne gratte ni secoue point la tête en présence de qui que ce soit. Que les cheveux soient nets et bien peignés. Que le front ne soit ni rude ni refrogné. Que les yeux soient modestes et qu’on ne les tourne point çà et là sans nécessité ; qu’on n’attache point aussi trop fixement la vue sur ceux auxquels on parle, qu’on nettoie chaque jour la bouche, les dents et les mains ; mais que ce soit toujours hors la présence de ceux pour lesquels on a du respect. Que les joues soient teintes d’une naturelle et naïve couleur, qui ne marque, ni trop de hardiesse, ni trop de timidité.

    Qu’on ne morde point ses lèvres et qu’on ne s’en serre point à faire la moue. Que les narines soient tenues nettes, non pas en y fouillant avec les doigts, mais en les nettoyant avec un mouchoir.

    Se mouchant devant quelqu’un, on doit par respect détourner un peu la tête, et en quelque façon couvrir de la main son mouchoir. à table on le couvre de sa serviette. Enfin la bienséance et l’honnêteté demandent que le visage en toutes ses parties soit composé de sorte qu’il n’ait rien de rebutant, ni aucun indice de passion déréglée, et tienne le milieu entre la gaieté et le sérieux. Si l’on éternue, ce doit être doucement et sans bruit, et faire ensuite une révérence, qui marque le remerciement des vœux qu’on a faits pour nous, et se contenter d’une pareille révérence envers ceux que l’on entend éternuer, sans rien dire que de cœur.

    La parole doit être nette, douce, posée, et assez haute pour être entendue de ceux à qui on parle. Les termes qui expriment les choses doivent être honnêtes, ordinaires, intelligibles et propres. En parlant il faut prendre garde de jeter de la salive sur les personnes ; ni de gesticuler en façon que ce soit.

    Le cracher fréquent est désagréable ; quand il est de nécessité, on doit le rendre moins visible que l’on peut ; et faire en sorte qu’on ne crache, ni sur les personnes, ni sur les habits de qui que ce soit ni même sur les tisons étant auprès du feu ; et en quelque lieu que l’on crache, on doit mettre le pied sur le crachat ; chez les grands on crache dans son mouchoir.

    Il est malhonnête de découvrir son corps aussi bien que d’avoir le visage et les mains mal propres et l’ordure au bout des ongles, qui doivent être tenus courts, non pas en les rongeant, mais en les coupant dans le temps qu’on est seul. Il est très indécent de rien dire ni faire qui

    choque les yeux et les oreilles d’autrui, ni de porter la main aux endroits du corps qui blessent la pudeur. Il est séant d’avoir les mains dans ses gants hors la maison, et d’ôter celui de la droite, lorsqu’on salue ou qu’on reçoit quelque chose, ou bien étant avec des personnes qu’on respecte.

    On marque le respect qu’on a pour les personnes en se découvrant la tête devant elles ; on ne la couvre point devant ceux qu’on honore beaucoup, sinon quand ils témoignent le vouloir absolument, et que cela se fait par obéissance. Il est mal-honnête tenant son chapeau de le tourner, ou de le mettre devant sa bouche, le dedans doit être tourné vers soi dans le temps qu’on parle à quelqu’un.

    Il n’est séant qu’aux personnes bien supérieures de commander qu’on se couvre la tête de son chapeau. Quand on croit se pouvoir couvrir devant quelqu’un qui est découvert, on doit auparavant l’exciter par quelques signes ou paroles honnêtes de faire le même.

    Entrant à table on doit saluer la compagnie ; on ne se découvre point pendant le repas, à moins qu’il ne survienne des personnes auxquelles il soit honnête de marquer un singulier respect, ou que ce soit pour remercier de quelque chose celui qu’on honore particulièrement. Envers toutes autres personnes, on fait seulement une humble inclination de corps avec un remerciement.

    Il faut éviter de ne pas se pencher contre la table sur laquelle on mange, ni de s’y appuyer du coude. La bouche, les doigts, la cuiller, la fourchette et le couteau doivent s’essuyer de la serviette, qu’on doit avoir devant soi. Il est bien de ne point s’en servir à autres choses et de prendre garde de la trop salir.

    C’est une incivilité de sucer et de lécher ses doigts. L’assiette doit toujours être vis-à-vis de soi sur le bord de la table, le couteau et la fourchette à droite, et le pain à gauche. Le pain se porte à la bouche avec la main, et la viande avec la fourchette.

    Il est très messéant à un jeune homme de marquer son appétit particulier à quelque chose et sa répugnance à une autre.

    On reçoit de la main le pain, le fruit et les autres choses sèches qui sont présentées. La viande et les choses qui ont quelques sortes de sue, se reçoivent en présentant son assiette de la main gauche, et les recevant de la droite avec remerciement.

    On ne doit pas regarder les viandes avec avidité ni marquer qu’on ait envie des meilleurs morceaux. Il faut se contenter de ce qui est donné. On doit manger modestement et sans précipitation. Il est messéant de ronger des os et de les sucer ou secouer pour en tirer la moelle.

    Il ne faut demander à boire qu’après que les personnes les plus remarquables ont bu, et encore, il est bon que ce soit tout bas ou en faisant quelque signe à celui qui en peut donner.

    Il n’est pas séant à de jeunes gens de porter des santés, il leur suffit avant de boire de s’incliner humblement vers celui ou ceux à qui ils adressent leurs souhaits, et cela sans se découvrir.

    La bouche doit être vide et essuyée auparavant de boire. Le fruit étant sur la table on doit s’abstenir de promener les yeux dessus, et de les y attacher pour marquer le désir qu’on a d’en avoir ; il est même incivile d’en prendre qu’il ne soit offert.

    Enfin, en toutes sortes d’actions, le jeune homme doit être extrêmement modeste et retenu, et suivre avec soin et exactitude les manières honnêtes et bien séantes de ses supérieurs et de tous ceux qui lui peuvent servir d’exemple de civilité et de vertu.

    Etienne de Blégny, Les éléments ou premières instructions de la jeunesse, 1712


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  • A titre récréatif, voici la présentation d’un manuel scolaire d’avant toute réforme : Les élémens ou premières instructions de la jeunesse, par Etienne de Blégny, Expert Juré écrivain pour les Vérifications des écritures contestées (à Paris au Palais, Chez Guillaume Cavelier, dans la Grand’-Salle, du côté de la cour des Aides, à l’écu de France & à la Palme, M.DCC.XII.) La première édition date de 1691; Les éléments seront réédités en 1702, 1705 (portant par erreur la date de 1605), 1712 (l’édition que nous avons sous les yeux), 1735, 1751 («revue, corrigée et considérablement augmentée»).

    L’auteur est le frère de Nicolas de Blégny, beaucoup mieux connu: chirurgien ordinaire de la Reine en 1678, médecin ordinaire du Roi en 1687, on lui doit divers ouvrages comme L’art de guérir les maladies vénériennes, expliqué par les principes de la nature et de la mécanique (Paris, 1673), Histoire anatomique d’un enfant qui a demeuré vingt-cinq ans dans le ventre de sa mère (Paris, 1679); il fut un pionnier en s’intéressant aux propriétés curatives des boissons exotiques, d’où cet ouvrage: Le bon usage de thé, du café et du chocolat, pour la préservation et la guérison des maladies (Lyon, 1687). Voyez la notice du Dictionnaire des sciences médicales, Panckoucke, Paris, 1820.

    Mais revenons à l’ouvrage d’étienne de Blégny. Après une épître dédicatoire aux pères de famille et un avis aux jeunes gens, c’est la graphie qui est envisagée, avec cette partie intitulée La bonne métode d’écrire. L’auteur signale qu’il est nécessaire, pour cet apprentissage, d’avoir un maître habile, de bons modèles et «une heureuse disposition en la personne de celui qui apprend, ou à son défaut beaucoup d’application, d’étude & d’exercice.» La tenue de la plume est expliquée, ainsi que la manière de former et lier les lettres. L’importance de la qualité des fournitures est précisée: il faut bon papier, bonne plume, bonne encre. Celle-ci l’est «lorsqu’elle a une noirceur belle & lustreuse, qu’elle est coulante, & qu’elle n’a ni graisse ni épaisseur.»

    Il donne alors une recette de fabrication de l’encre tout à fait typique des vieilles préparations qu’on trouve dans les manuels à l’usage des peintres: complexité des opérations, durée des processus, produits semblant sortis d’un livre de magie... Certains des termes employés appartiennent d’ailleurs autant au vocabulaire des alchimistes qu’à celui des artisans.

    Manière de faire la bonne encre.

    Elle se fait en mettant infuser une livre de bonnes noix de galle concassées dans quatre pintes de bière, de cidre ou de vin blanc, mesure de Paris, pendant deux ou trois jours ; & ce sur des cendres chaudes, les remuant deux ou trois fois chaque jour. Cela fait il faut passer au travers d’un linge cette infusion, qui se doit trouver réduite environ à deux pintes & chopine, laquelle après être passée on remet ensuite dans le pot où elle était après l’avoir lavé, avec six onces de gomme d’Arabie, cassée & réduite en poudre, une demi livre de couperose de Hongrie ; & une once de vitriol Romain, laissant fondre doucement le tout dans cette infusion, qui doit se remettre sur les cendres chaudes pendant vingt-quatre heures, durant lesquelles on doit souvent remuer la gomme avec un bâton, crainte qu’au lieu de se fondre & de se lier à l’eau de galle, elle ne s’attache au fond du pot. Cela fait, l’encre est achevée. Il est bon de la laisser reposer quelque temps avant de s’en servir.

    Ce secret de faire de bonne encre doit être plus avantageux aux personnes de la Campagne, qu’à celles de Paris, où l’on en trouve aisément de bonne qui coûte peu davantage que le prix auquel elle revient en se faisant, & qui est d’autant meilleure, que les Marchands qui en font débit en ont souvent de la nouvelle ; qui pour cela est toujours meilleure que celle qu’il y a longtemps qui est faite, quelque bonne façon qu’on lui ait donnée.

    Eclaircissements: la noix de galle est le fruit de la galle du chêne; la gomme d’Arabie est notre gomme arabique (qui porte aujourd’hui le nom moins poétique de E414 - c’est un gélifiant et un épaississant); la couperose de Hongrie, ou vitriol de Hongrie, ou couperose bleue, est le sulfate de cuivre; le vitriol romain, ou couperose verte, est le sulfate de fer.

    Les pages les plus belles forment un cahier à la suite de La bonne métode d’écrire : « Nouveaux exemplaires d’écriture d’une beauté singulière écrits par Estienne de Blégny Me écrivain à Paris, Juré expert établi pour vérifier les écritures, et gravés par C. A. Beroy ». Leur maîtrise explique que ce cahier fut vendu parfois séparément du reste de l’ouvrage. En pleine page se développent des paraphes habiles, au centre desquels un dessin à la plume, constitué lui aussi de paraphes, témoigne de la virtuosité et de l’invention de l’auteur. Ce sont des animaux, parfois tirés des fables (le Renard et le Bouc) ; des anges, une Vierge allaitant ; des thèmes héraldiques (aigle navré, aigle éployé) ; etc. Nous reproduisons l’intégralité de ces figures calligraphiques.

    Elles sont suivies de deux textes à recopier: Instructions morales d’un Père à son Fils et Règles de la Civilité, savoureux manuel de savoir-vivre; nous ne résistons pas au plaisir de le transcrire in extenso (cf. infra, pp. 10-11). On quitte alors la graphie pour aborder l’orthographe: Les règles de l’ortografe conformes au bon usage ; y sont expliquées l’orthographe naturelle (ce qui s’écrit comme cela se prononce) et l’orthographe d’usage, dont dépend la conjugaison, d’où une partie Bescherelle; vient ensuite une liste d’homonymes («Manière d’écrire correctement divers mots qui aïans une même ou presque semblable expression, ont néanmoins une différente signification, qui se distingue par une différente orthographe.») suivie d’un répertoire orthographique. En 1667, é. de Blégny avait déjà publié L’ortografe françoise ou l’unique métode contenant les règles qu’il est nécessaire de savoir pour écrire correctement.

    Pas de grammaire, mais des modèles d’actes et de courriers: Formulaire de petits Actes « qui se font ordinairement sous signatures privées, mis en ce Livre, non seulement pour aprendre à les écrire correctement, & se disposer à bien écrire ceux qui seront de plus longue suite, mais encore afin qu’en aïant apris la forme, on puisse s’en servir au besoin »), et Petit essai de lettres convenables à de jeunes gens . « Les Lettres sont des Discours écrits qui s’envoïent aux personnes absentes. […] Les Lettres s’écrivent aux personnes auxquelles on doit le plus de respect ; & les Billets à ceux envers lesquels on croit pouvoir agir avec plus de familiarité, moins de cérémonie. »

    L’ouvrage s’achève par L’aritmétique facile: les quatre opérations, avec mise en situation dans des exemples (principalement des conversions en sols, livres, deniers; en muids, setiers et boisseaux, etc.).

    Retrouvez l'intégralité des dessins d'Etienne de Blégny dans lovendrin n°16.


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  • Né en 1870, c’est en 1947, à l’âge de 77 ans qu’Henry Bordeaux commença la rédaction de l’Histoire d’une Vie - la sienne - qui devait comporter treize volumes et couvrir les années 1890-1960 - près de trois quarts de siècle !

    Le premier volume avait pour sous-titre Paris aller et retour, mais n’en parlons pas : il nous ramènerait plus d’un siècle en arrière. Ou plutôt, commençons par la fin.

    La dernière ascension fin février 1947 - 29 mars 1963 fut publié après la mort de l’auteur, en 1973, par les soins de sa fille Paule. C’est une époque charnière qui s’étend des derniers soubresauts de la libération aux ultimes conséquences de la guerre d’Algérie.

    Sur toute la première partie du livre planent la désolation et l’abomination de l’épuration. Pour n’en donner qu’un exemple, je citerai ce commentaire du discours de Strasbourg de De Gaulle en avril 1948 : « Discours du général De Gaulle à Strasbourg. Il y a plus d’un an que j’ai annoncé son retour parce qu’aucun homme n’apparaît en France depuis la fameuse délivrance et qu’il se trouve bénéficier de cette déficience. Or, c’est lui qui nous a conduits au bord de l’abîme où nous sommes. Il a coupé la France en deux quand il était si facile de la prendre tout entière dans sa joie d’être délivrée du joug allemand. Il a réhabilité Thorez et depuis Alger il a été en partie prisonnier des communistes. Il est allé à Moscou quand il ne fallait pas y aller et il a refusé d’aller voir Roosevelt mourant à Alger, quand il était généreux et habile de s’y rendre. Il a laissé commettre les aberrations de la répression, l’abominable procès du maréchal Pétain, les poursuites contre le général Weygand, etc. Il a fait voter oui au premier référendum, ce qui était la consécration d’une Chambre unique. Son discours n’est qu’un tas de lieux communs politiques qui lui ont été soufflés parce qu’ils sont devenus une impérieuse critique du temps présent. Voici l’homme qu’on oppose au communisme et que nous sommes contraints d’aider à cause de cela! »

    Au cours de cette période, nombre de ses amis ont été recherchés ou sont emprisonnés. Lui-même figure sur la fameuse liste noire dressée par le Comité National des écrivains.

    Mais il se préoccupe aussi de l’évolution de l’art du roman qui dérive, écrit-il, vers « l’autobiographie arrangée... L’invention, ajoute-t-il, est la première de toutes les forces de l’esprit. Notre démocratie, avide de nivellement, d’égalité et de bureaucratie est en train de tuer l’invention. Elle ne se doute même pas que ce long assassinat est la cause ou tout au moins l’une des causes de notre gêne, de notre malaise, de notre paralysie politique, intellectuelle et même commerçante. »

    Il lit ce livre désolé, L’Enfant tué, de René Benjamin ; La fin du régime de Vichy de Walter Stucki ; et, en 1948, J’ai choisi la liberté de Kravchencko ; mais aussi « un livre remarquable » la Lettre à François Mauriac de Maurice Bardèche. « En somme, ajoute-t-il, dès mon retour à Paris à la fin de l’année 1944 j’avais dit à mon entourage : on entend vivre sur trois impostures : celle du refus de l’armistice, celle de l’illégalité du gouvernement Pétain, celle de la valeur du maquis. »

    L’ambivalence ou, plutôt, la terrible ambiguïté de François Mauriac est mise en évidence. « Je crois voir apparaître sur cette figure qui n’est pas secrète, la soudaine nuit qui est dans le cœur. Il est ainsi des circonstances où le visage se dévoile. J’avais beaucoup d’amitié pour lui et je n’arrive pas à le comprendre. à l’Académie, je ne l’ai jamais vu que dans un rôle de dénonciateur : Maurras, Pétain, Bellessort, Jean-Louis Vaudoyer. Et il écrit dans le Figaro des articles où il déplore l’injustice des temps, celle des cours de justice dont il aurait dû s’apercevoir depuis deux ans et demi qu’elle dure. Il prend un grand ton d’équité et de charité auquel il n’a pas droit. Et par surcroît il le prend sur une équivoque, parlant avec pitié et pardon de ceux qui se sont égarés à Vichy : car l’armistice a sauvé le pays qui eût été traité comme la Pologne ; il a empêché que le nombre des prisonniers passât de deux à quatre millions, que toute la jeunesse de France fût captive en Allemagne, et il a sauvé l’Afrique du Nord qui a permis le débarquement américain. Car le gouvernement de Vichy était le seul légal. Quant aux erreurs de Vichy, c’est une autre question. Mais considérer l’armistice et la légitimité du gouvernement comme des crimes, c’est une imposture. »

    Henry Bordeaux participe activement à la fondation du Comité pour la libération du Maréchal Pétain - qui va entrer dans sa quatre-vingt-treizième année - aussitôt interdit et dissous par le Préfet de Police de Paris sur ordre du ministre de l’Intérieur. C’est alors - nous sommes en mai 1948 - qu’un référendum organisé par l’Aurore parmi ses lecteurs donne les résultats suivants : sur 52 687 votants, 45 043 se prononcent pour la libération pure et simple, 3 096 demandant, outre sa libération, la réhabilitation de l’ancien chef de l’état.

    « Du 16 septembre [1947] au 21. - En Chablais, chez ma sœur Marthe : heureux retour dans mon pays natal, à Thonon, à Trossy. Allé avec elle à la Chapelle d’Abondance et à Saint-Paul. J’ai recueilli les récits des crimes du maquis français et de l’armée allemande à Vacheresse, à Bellevaux, à Abondance, à la Chapelle, à Bonne-sur-Ménoge, à Saint-Gingolph, à Habère-Lukkin, à Orcier, au Grand Bornand, à Bernex et à Thonon. Il faudra bien qu’un jour on en dresse le bilan afin de désigner les criminels. » Et dix ans plus tard : « 9 septembre [1957]. - En auto, conduit par Martine au Grand-Bornand où j’ai revu le petit cimetière au bord du Nant où 78 miliciens ont été fusillés le 24 août 1944. La plupart étaient des jeunes-gens de dix-huit à vingt ans. Ils n’avaient pas combattu et ils ont été condamnés après un simulacre de jugement ».

    Sur Léon Blum, au lendemain de sa mort (mars 1950) ce jugement sans concession : « C’était un homme néfaste... En politique, il avait cette qualité destructive qui démolissait la patrie et la famille. » Et d’ajouter, quelques jours plus tard : « Il est curieux de comparer les articles dithyrambiques et saugrenus - dont celui de Mauriac - sur Léon Blum avec l’article de la mise au point nécessaire de Pierre Bernus dans le Journal de Genève, et l’on constate l’asservissement de la presse française ». [...]

    Lisez l'intégralité de l'article de Xavier Soleil dans lovendrin n°16


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  • L'église d’Alluy, dans la Nièvre, conserve de roman quelques travées, son petit porche (deux chapiteaux sur fûts gravés en pas de vis, ill. 1) et sa crypte exiguë et basse de voûte (ill. 2), remarquable par ses fresques (à proprement parler, il s’agit de peinture à la détrempe sur badigeon, l’artiste ayant préalablement gravé son dessin préparatoire dans le badigeon). Bien qu’abîmées, ces peintures demeurent lisibles et s’apprécient tant d’un point de vue artistique qu’iconographique.

    Datées, grâce à une inscription fragmentaire, du début XIVe, colorées dans des dominantes rouge orangé, vert émeraude et terre jaune, elles frappent par la fluidité de leurs lignes. Leur aspect « vite peint » n’éveille pas l’idée d’un travail bâclé mais plutôt celle d’une aisance et d’une joie de s’exprimer. Cependant les anges peints sur la voûte (cf. infra) semblent d’une autre main, plus raide.

    La crypte, minuscule, gagne en perspective grâce à la séparation en trois registres : en bas, décoration de rideaux plissés ; procession humaine médiane ; procession angélique sur la voûte. Ces deux derniers registres sont séparés par un épais bandeau à feuilles rouges sur fond vert, écho du décor des arcs doubleaux, de tonalité plus automnale.

    Ce bandeau a un rôle architectural : il donne l’impression d’une hauteur plus élevée et, en segmentant l’espace, il l’ordonne. Cet ordre provoque une hiérarchisation, accrue et atteignant une dimension spirituelle par le thème même de la procession.

    Les anges portent des encensoirs, certains jouent de la musique (l’un, en particulier d’une espèce de cornumuse - ill. 5). La majorité des hommes porte des cierges (ill. 3) ; il s’agit essentiellement de laïcs, mais parmi eux se trouve un bénédictin. En avançant vers l’autel, en tête de procession, marchent des moines qui portent des livres ouverts (l’un semble chanter – ill. 4), un porte-croix, un porte-bannière; le célébrant s’apprête à bénir comme l’indique son goupillon. Au ras de l’autel est peinte une Crucifixion de petites dimensions, avec la Vierge et saint Jean (ill. 7) ; sur la voûte, à l’aplomb de l’autel, trône un grand Christ en majesté entouré du tétramorphe (ill. 6). Le lien entre les deux processions est fait par deux anges qui appartiennent au registre supérieur mais s’appuient directement sur l’autel.

    Ces fresques renvoient à ce qu’a exprimé un bénédictin au sujet du lien entre procession et liturgie : « Le rite de la procession exprime toujours la marche de l’humanité rachetée vers le sanctuaire du ciel. […] Toute procession aboutit au sanctuaire et imite le mouvement ascendant de la vie humaine vers l’éternité. » (La Sainte Liturgie, éditions Sainte Madeleine, 1982, pp. 36-37) Toute la valeur de l’autel apparaît grâce à ce cortège qui se dirige vers le sanctuaire pourtant inexistant sous sa forme architecturale. La coexistence de deux processions, l’une humaine, l’autre angélique, illustre un autre aspect souligné par l’auteur de La Sainte Liturgie : un même mouvement d’adoration du monde supérieur et du monde terrestre, au sujet duquel il cite l’Exsultet : « Qu’elle exulte l’armée des anges… que se réjouisse aussi la terre irradiée de telle splendeur. » (p. 33)

    Les fresques d’Alluy (à qui veut les voir, l’unique chemin initiatique sera celui de la recherche des clés de l’église!) sont un bon exemple de la puissance décorative et structurante de la peinture romane, au service d’une intention théologique forte.

    J’achevais la rédaction de ces remarques quand j’ai reçu, envoyé par un de nos abonnés, la Lettre aux amis de Solesmes (n°128 du dernier trimestre 2006) qui contient un article de Dom Bernard de la Borderie: «La Vierge en majesté de l’église Saint-Hilaire d’Asnières-sur-Vègre: une énigme?» (pp. 3-15), dont l’analyse se trouve recouper celle que nous venons de faire au sujet des peintures d’Alluy.

    La Vierge de l’église Saint-Hilaire (Sarthe) tient dans sa main droite une pièce d’or offerte par les mages, symbole de la royauté de l’Enfant, suivant la lecture coutumière (ill. 8) que l’auteur appelle interprétation narrative; il mentionne une interprétation moins plausible: «la médaille que tient la Vierge serait le symbole de sa virginité; mais alors quel serait le rapport avec les Mages?»

    La thèse principale que défend l’auteur est que cette scène est liturgique. Sa réflexion est basée sur les écritures et, ce qui nous paraît le seul moyen de ne pas errer dans le domaine de l’interprétation iconographique, sur la méthode comparative. (Nous avons eu l’occasion de montrer combien se baser sur une seule œuvre, la considérer isolément, provoque des contresens et permet les lectures les plus folles.) «Il semble bien que l’on puisse donc proposer l’hypothèse suivante: la Vierge tient entre ses doigts une hostie; cela est conforme à l’inspiration évangélique qui sous-tend toute cette scène, et s’accorde avec la tradition iconographique; l’Enfant montre l’hostie, et en même temps, il la bénit, c’est-à-dire qu’il la consacre pour qu’elle devienne son Corps. [...] On comprend bien alors l’affirmation d’émile Mâle sur le «caractère profondément dogmatique de l’art du Moyen-âge qui est la liturgie elle-même et la théologie devenues visibles.» (p. 8-9) Plus loin, Dom B. de la Borderie fait le lien entre liturgie céleste et liturgie terrestre.

    Rappelons cependant que si cela peut être dit de la peinture, la sculpture médiévale échappe selon nous à une lecture uniquement théologique par le rôle souvent plus ornemental qui lui est confié et, semble-t-il, la liberté plus grande qui lui a été laissée; que distinguer les périodes est nécessaire car ce qui s’applique au roman épanoui ne s’applique pas forcément au gothique (et à quel gothique?) ni au pré-roman.

    Dans le même numéro, Dom P. Hala analyse deux hymnes dominicaines et Dom Th. Barbeau rappelle que 2007 est le tricentenaire de la mort de Jean Mabillon. Tout cela est de bonne facture.

    Samuel

    Pour plus de renseignements: Lettres aux Amis de Solesmes, Abbaye Saint-Pierre, 72300 Solesmes. Sites à voir: www.impens.com (La peinture murale du XIIe au XVIIe siècle en France et ailleurs), www.art-roman.net (Le Maine roman, Asnières-sur-Vègre).


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