• «Lugdunum... Connaissez-vous une ville plus sinistre que Lugdunum?» répète un personnage de la série Adèle Blanc-Sec. Que dirait-il en visitant la huitième biennale d’art contemporain de Lyon, où a été très remarquée «la spectaculaire et angoissante installation de Kader Attia. Ce Parisien de 34 ans a sculpté 45 enfants dans une pâte à base de graines de céréales. Il les a installés dans une cour de récréation grandeur nature et grillagée. Une centaine de pigeons se nourrissent de leur «chair», transformant les sculptures en cadavres» (journal 20 minutes, 14/09/05). Le plasticien céréalier déclare: «La volière est une métaphore de la décrépitude de la société». Une métaphore? Une note négative: Wim Delvoye, le constructeur en 2000 de Cloaca (machine à digérer et à produire des excréments), a déçu en exposant des étiquettes de Vache qui rit «collectées tout autour du monde depuis dix ans».

    Idées et langages, la rubrique impertinente de G. Lindenberger.


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  • Des trois Mad Max, le moins bon, et même le mauvais, est le troisième (Au-delà du Dôme du to

    nnerre,
    1985). Il pêche par un manque patent d’unité de lieu et de narration. Au lieu de rester à Barter Town, embryon urbain de l’ère post-atomique (cette idée même n’est pas approfondie), le spectateur est baladé contre son gré. Les idées trop nombreuses se nuisent. La confrontation Tina Turner – Mel Gibson, qui eût pu être d’anthologie, tourne platement. Et la poursuite finale n’est qu’un calque de la poursuite « mythique » du Mad Max 2.

    Le contexte du premier Mad Max (1979) est volontairement imprécis. Dans une société déliquescente, quelques flics, dont les bureaux sont des locaux délabrés – ça sent le budget en chute libre –, tentent de faire régner l’ordre sur les routes où des motards en bande terrorisent, violent, tuent, tandis que l’autorité s’exprime, désincarnée, par la voix d’un haut-parleur, et que les hommes de loi s’appliquent au nom du droit à faire libérer les motards criminels. S’y dessinent des personnages et des situations qui seront développés avec succès dans le 2. Une ambiance est créée. La transformation de Max Rockatansky (joué, faut-il le rappeler, par Mel Gibson), de gentil époux et bon « intercepteur » (flic de la route) en justicier implacable, suite au meurtre de sa femme et de son fils, est fort bien menée.

    Mad Max 2

    (1981) est un film magistral. « En l’an 4000, une gigantesque guerre du pétrole a dévasté la terre, entraînant la disparition presque totale des réserves mondiales. Les derniers survivants, rassemblés en hordes, s’affrontent pour s’emparer des derniers barils… » Car une goutte de pétrole est une chance de survie pour fuir, se défendre, ou acquérir quelque chose via le troc. La civilisation a disparu. Agrégats d’êtres humains qu’un chef mène, les deux bandes qui s’affrontent dans le film, lutte dans laquelle Max va se trouver pris, sont peu reluisantes : l’une est résolument nuisible, trouvant son plaisir dans le mal et la violence ; l’autre est plus paisible, avec les dangers que cela comporte : tendance à croire que les autres sont bons aussi, survivance de l’instinct parlementaire à donner son avis et discutailler – faiblesses évidentes par rapport à la meute adverse. Tout cela dans le décor du désert australien, achevant la liste des trois unités : d’action, de temps, de lieu.

    Cette vision d’un état de l’humanité retourné à la barbarie est la grande originalité des Mad Max. Quand les romans et films d’anticipation imaginent un avenir terrifiant, déshumanisé par les ordinateurs et les robots (le Pr. V. Fiumefreddo, lui, l’imagine terrifiant par la facilité qu’ont ces ordinateurs et ces robots à tomber en panne, la nuance est intéressante), Mad Max nous présente un monde trop-humanisé, à savoir bestial et barbare, où subsistent des machines non pas intelligentes mais mécaniques. Le monde futur ne serait pas un monde étatisé, mais un monde soumis à la loi du plus fort, qui se trouve être dans un premier temps le plus cruel.

    Situé dans le temps sans précision, ou de façon lointaine, l’univers décrit dans Mad Max est imminent parce que possible. Arrivent ouragan et inondations sur la Nouvelle-Orléans, et on voit émerger des hordes qui pillent et tuent. La difficulté des Américains, en septembre, à y rétablir l’ordre fit sourire les Français. Voilà qu’en novembre se produisent chez nous des faits au moins aussi graves – sans que les autorités aient l’excuse d’un phénomène climatique soudain et imprévisible. Nos sociétés ne sont pas grand chose…

    Kwasi Modo


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  • [...] Quel sens donner à cette série de modillons ? À certains d’entre eux pourraient correspondre des péchés : le chien se grattant, la paresse ; la grenouille, la luxure ; l’homme à barbe bifide, le mensonge ; l’homme qui mange, la gourmandise ; l’homme précipité la tête en bas, l’orgueil ; la tête 7, l’envie ; le dragon, la colère. Ce n’est pas la liste des péchés capitaux : le mensonge n’en fait pas partie, il y manque l’avarice. Les modillons 1, 8, 10, sont, à mon avis, purement décoratifs ; l’énigme du n°3 n’est pas résolu.

    Relisant la vie de saint Pierre dans la Légende dorée, je m’aperçois que les chapiteaux 4 à 7 conviennent à différents épisodes de l’histoire. Simon le Magicien, dans sa volonté de nuire à saint Pierre et de la faire condamner, faisait sa cour à Néron. « Et un jour qu’il était près de Néron, ainsi que le raconte le pape Léon, sa figure changeait subitement d’aspect, de sorte qu’il avait l’air tantôt d’un vieillard, et tantôt d’un jeune homme. Ce que voyant, Néron crut qu’il était le fils de Dieu. » Les modillons 5 et 7 illustreraient cela, avec, à chaque fois, l’indication qui dénonce le mal : la barbe bifide, signale le mensonge (saint Pierre traite Simon de menteur à une autre occasion) ; le port de tête tors et le regard malsain indiquent la perversité.

    Le modillon 6 raconterait la mort de Simon le Magicien : il se mit à voler, mais saint Pierre commanda aux anges de Satan de le lâcher : « Et aussitôt Simon tomba, et, s’étant fracassé la tête, il expira.»

    La grenouille du modillon 4 ferait allusion à la folie qui s’empara de Néron après qu’il eut fait exécuter saint Pierre et saint Paul : comme il voulait concevoir un enfant et éprouver les douleurs de l’enfantement, ses médecins lui firent avaler une grenouille sans qu’il le sût, grenouille qui crût dans son ventre et qu’il finit par vomir, croyant accoucher. Les quatre modillons centraux raconteraient donc la déconfiture des ennemis de saint Pierre.

    On m’accordera que cette interprétation est fort ingénieuse ; mais je n’y crois pas

    moi-même. Une fois l’idée venue, il est facile de faire dire beaucoup à ces sculptures, beaucoup plus ou « beaucoup autre » que ce qu’elles signifient. La lecture hermétique en est la preuve extrême.

    Nous touchons là à la question de l’interprétation. La lecture symbolique des sculptures romanes va de soi pour beaucoup de gens. Les favorables au « tout a un sens » se réclament ordinairement d’Émile Mâle, plus par ouï-dire que par lecture : car Émile Mâle lui-même, dans son prodigieux travail de lecture et d’interprétation des œuvres médiévales, a posé les limites que le bon sens et l’analyse définissent : certaines sculptures ne sont qu’ornementales (sinon saint Bernard les eût-il blâmées?) : « il est devenu évident que les monstres des chapiteaux, - à quelques exceptions près,- n’ont aucun sens. Ils n’étaient pas destinés à instruire, mais à plaire. » De même, si les artistes ont parfois donné un sens symbolique à la flore ou à la faune, ils les ont aussi regardées pour leur intérêt plastique. [...]

    L'intégralité de cet article de Samuel dans lovendrin n°8.


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  • "L’éloquence continue ennuie", disait Pascal. On en dirait autant de la philosophie, de la danse, du jeu de bridge, de la physique atomique. La ressource la meilleure est de cesser de discourir, de danser, de jouer au bridge et de bombarder les atomes. Mais on ne peut pas s’arrêter de vivre, et il faut reconnaître que vivre est souvent très ennuyeux. Si on considère les visages de beaucoup de nos contemporains, quand ils vont à leur bureau ou quand ils sortent du cinéma, on est obligé de conclure qu’ils doivent s’ennuyer beaucoup, et on se sent plein pour eux d’une immense commisération. Au fond on vit d’habitudes, et on répète machinalement des gestes ennuyeux - comme lire des romans ou aller au cinéma - parce qu’on ne sait rien faire d’autre. La raison profonde des guerres et des révolutions est peut-être simplement qu’on s’ennuie de la paix ou de l’ordre. On se lasse de ce qui est régulier comme d’un rythme monotone. Les déclinaisons latines et grecques sont fort ennuyeuses, - mais quand le professeur sait révéler à ses élèves les bouffonneries ahurissantes de l’étymologie, ces langues mortes deviennent tout à coup du plus vif intérêt. On n’a rien compris à la vie de l’esprit et à la vie tout court si on ne voit qu’ordre et règle, parce que la fantaisie y règne, la fantaisie qui est simplement le signe de la liberté - mais on ne sait pas ce que c’est que la fantaisie si on n’aperçoit pas l’ordre profond qui seul lui permet d’exister. «L’ordre est le plaisir de la raison, dit Claudel, mais le désordre est le délice de l’imagination.» Seulement le désordre n’est acceptable que s’il est lui-même raisonnable, c’est à dire s’il laisse subsister l’ordre profond des choses, sans lequel elles ne pourraient exister. La République française n’est si ennuyeuse que parce qu’elle est une république de professeurs, selon le mot d’Albert Thibaudet.

    Ainsi il y a un ordre dans le monde, les cubistes et les surréalistes auront beau faire, cet ordre existe: et la nature cependant nous donne l’exemple d’un humour débridé, d’une fantaisie débordante. Voilà pourquoi ceux qui ne savent pas mettre de la fantaisie dans leur vie demeurent strictement étranger à la vie. On comprend par là le sens péjoratif qu’un Baudelaire donne au mot bourgeois. Le bourgeois est l’homme enfoncé dans ses habitudes, qui ne conçoit rien de possible en dehors d’un ordre mesquin, et qui demeure insensible à la poésie du monde. On comprend ainsi que les plus grands des fantaisistes, un Rabelais dans son énormité, un Voltaire dans sa finesse, un Shakespeare dans son humour tantôt aérien et tantôt trivial, un Molière dans le comique étonnant de ses farces et de certains intermèdes qui ravissaient Baudelaire, entrent beaucoup plus avant dans la vie que des gens très sérieux comme Jean-Jacques Rousseau, Chateaubriand (à qui pourtant ne manquait pas le sens du comique), ou tous ces romanciers qui constituaient les fiches médicales de leurs personnages. Il n’y a que la fantaisie qui permette d’être vraiment sérieux: elle ne signifie pas qu’il faut être léger. C’est justement le danger qui guette les Français. Les Allemands avec leur ordre et leur méthode, et les énormes moyens qu’ils mettent en branle n’ont réussi qu’à se précipiter dans deux épouvantables catastrophes. Les Français, qui sont assez doués sous le rapport de la fantaisie, n’ont pas su parer à temps au danger qui les menaçait.

    La fantaisie permet de ne pas se prendre trop au sérieux. Cela met en garde contre la présomption, le contentement de soi, la vanité: à ce titre elle est une haute vertu morale. Pour être sérieux, il ne faut pas se prendre soi-même trop au sérieux. Si on n’a pas de fantaisie, on ne peut avoir le sens du réel, car le réel est illogique, déconcertant. La vraie logique, celle de la vie, se moque de la logique, celle des professeurs.

    Il n’ y a de prose valable que si elle est baignée de poésie. - Ainsi il n’y a pas d’ordre qui mérite d’être sauvé s’il ne se laisse animer par la fantaisie.

    (Texte communiqué par Albert Gérard.)


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  • La Fondation Charlier (Le Barroux, Vaucluse) prépare une exposition d’oeuvres de Fernand Py. L’occasion de s’entretenir avec son président, Albert Gérard, que nous avons rencontré lors d’un de ses passages à Paris.

    Lovendrin. - Albert Gérard, quelle est la vocation de la Fondation Charlier ?

    A. G. - J’ai créé une fondation (j’aime ce mot pour l’enracinement qu’il manifeste) pour faire connaître les frères Charlier. Henri Charlier, sculpteur, était connu de tout un cercle de religieux, ses commanditaires. Il a fait partie de l’Arche, groupe d’artistes chrétiens réunis par l’architecte Maurice Storez. Il y a eu, entre les deux guerres, de nombreux ateliers dans ce genre, qui ont tenté une rénovation de l’art religieux en y appliquant la réforme de Puvis de Chavannes, Cézanne, Gauguin. Il a aussi été connu pour ses écrits, pas seulement sur l’art car c’était un esprit universel ; mais sa réputation reste mince.

    André Charlier, lui, n’était connu que des familles qui avaient confié leurs enfants à l’école des Roches (de Maslacq, puis de Clers). On a de lui des conférences, des articles et les lettres collectives qu’il écrivait aux « capitaines », ces grands élèves qui assuraient la discipline à l’exemple des écoles anglaises. Nous avons réuni une première fois ces lettres alors qu’il était encore en activité en 1955, édition qu’on a complétée ensuite après son départ. Restaient d’autres écrits, ses carnets de guerre intéressants à plus d’un titre parce qu’il s’était engagé en 1914, à 19 ans, après s’être converti. Il avait été sensible au chant grégorien, le chant de l’âme comme il l’a dit, et à la lecture de Pascal. Henri Charlier, lui, s’est converti à 30 ans, essentiellement par l’art. En passant devant Notre-Dame de Paris, il se disait que les hommes qui l’avaient construite ne pouvaient être les obscurantistes qu’on prétendait. Fils d’un franc-maçon notoire et actif (il faisait volontiers bombance le Vendredi Saint), les Charlier sont au nombre de ces esprits éminents, tels Péguy, Psichari, Maritain, qui se sont convertis dans ce siècle athée.

    Lov. - Concrètement, quelles sont les activités de la Fondation ?

    A. G. - Dans la revue Racines, nous avons publié ces carnets de guerre, ainsi que des articles parus il y a longtemps, difficiles à trouver, et les conférences qu’il prononçait à l’occasion des Journées de Maslacq : à la fin de l’année scolaire, André Charlier réunissait les grands élèves, les terminales, et invitait les anciens qu’il pensait pouvoir être intéressés, pendant trois jours pour écouter des conférenciers : Gustave Thibon, le Père de Tonquedec, Henri Massis, Louis Salleron. Il y avait également une partie musicale : j’y ai entendu chanter Irène Joachim, qui avait créé le rôle de Mélisande, accompagnée au piano par Jeanne Bathori qui elle-même avait joué sous la direction de Debussy. Ces journées se terminaient par une pièce de théâtre interprétée par des professeurs et des élèves.

    Pour en revenir à la fondation, elle se compose d’une galerie où nous avons déjà organisé trois expositions. La première a été celle des œuvres d’Henri Charlier, du moins les œuvres de petites tailles et les peintures. Il avait débuté comme peintre, s’y était toujours intéressé, et avait peint beaucoup d’aquarelles pendant la guerre : n’ayant plus son atelier ni ses outils, il s’était réfugié auprès de son ami Henri Pourrat en Auvergne, où il a peint les « portraits d’arbres ». Il les appelait ainsi à cause de cette recherche de la trace de l’esprit dans la forme en dehors du contact immédiat. La deuxième exposition a été consacrée à ses élèves au sens large, ceux qui ne l’ayant pas connu travaillent dans son esprit. La troisième a présenté des images sur l’Évangile dessinées par un moine avec la grande fraîcheur de l’art naïf, auquel le Douanier Rousseau a donné ses lettres de noblesse ; étaient exposées également des sculptures sur ardoise de Samuel. La prochaine sera consacrée à Fernand Py, statuaire et médailler. Bien que plus âgé qu’Henri Charlier, il a été son élève, notamment en taille directe.

    La fondation possède une bibliothèque où sont rassemblés 750 ouvrages sur l’art. J’aurais aimé que cette fondation soit un centre culturel – bien grand mot et quelque peu galvaudé –, un rendez-vous pour les peintres, les musiciens...

    Lov. - Cette fondation continue-t-elle l’Atelier de la Sainte-Espérance ?

    A. G. - Dans un certain sens, oui. Les membres de l’Atelier avaient le souci d’œuvrer dans l’esprit que nous tenons d’Henri Charlier, mais pas celui de la transmission, ce que je regrette. L’Atelier a duré vingt ans et s’est éteint. Clotilde Devillers, installée à Caromb, travaille de son côté. Marie-Agnès Lartigue poursuit son œuvre de mosaïste. Samuel est à Paris, où il pratique essentiellement la sculpture.

    Lov. – La transmission vous importe beaucoup, d’où les nombreuses conférences sur l’art que vous avez données.

    A. G. - En 1977, Dom Gérard m’a demandé de faire auprès de ses Frères une intervention à l’aide de diapositives, car il est difficile de parler de l’art sans montrer d’œuvres. Intervenir devant des communautés ou des rassemblements de jeunes m’a toujours passionné. L’art n’est pas n’importe quoi. Sa vérité n’est pas la sincérité : il existe des moyens de l’art qui se retrouvent à toutes les bonnes époques, et ce dès la Préhistoire qui a trouvé directement les moyens du grand art.

    À l’inverse, la Renaissance s’est impliquée beaucoup plus dans la recherche de l’aspect extérieur, du rendu de la matière ; elle a laissé des œuvres superbes, certes, parce qu’à cette époque il y avait pléthore d’artistes très doués, mais ces œuvres se situent dans un registre inférieur, dont on a vite fait le tour. Je me rappelle avoir visité l’exposition au Louvre du tableau de Véronèse, les Noces chez Simon, œuvre gigantesque de neuf mètres de long, étourdissante de métier mais dont a fait tout de suite le tour. Je me suis ensuite reposé l’œil avec la Piéta d’Avignon, devant laquelle il n’y avait personne : on n’a jamais fini de la regarder.

    Par ailleurs, chaque grand art a connu ses faiblesses : ainsi l’art grec classique a baissé d’un cran avec Phidias, par souci d’imitation. Malraux a très bien défini cela : à la rencontre nette des plans a succédé le fondu des plans. Le caractère net des plans est une nécessité du grand art, ce qui a été magnifiquement repris et illustré par l’art roman.

    Lov. – C’est par le biais d’une conférence que vous avez rencontré Clotilde Devillers, avec qui vous avez créé l’Atelier de la Sainte-Espérance.

    A. G. - Elle m’a écrit après avoir assisté à une de mes conférences sur l’art. Sa lettre retraçait son parcours : elle était inscrite dans une école à Lille où on lui faisait faire n’importe quoi, comme une carotte géante en je ne sais quelle matière… Elle connaissait l’esthétique d’Henri Charlier par ses livres : il en a consigné l’essentiel dans L’Art et la Pensée, son œuvre magistrale. Entre cette lecture et son école, elle ne s’y retrouvait pas. Comme dans mes interventions je ne faisais que transmettre ce que j’avais reçu d’Henri Charlier, elle m’a demandé de lui donner des cours.

    Lov. - Les conférences, les cours, étaient une chose ; monter un atelier en était une autre.

    A. G. - Au début, nous n’avions pas d’atelier : nous travaillions dans une classe de l’Institut Saint-Pie x. Petit à petit s’est constitué un groupe, et nous avons cherché un local plus approprié. Nous en avons trouvé un à la Porte Montmartre près du Centre Charlier.

    Isabelle Quilton a travaillé le dessin à Paris avec nous. Elle fait maintenant de la sculpture, avec un très grand tempérament artistique. Malheureusement elle a beaucoup de mal à obtenir des commandes. L’art religieux a disparu à la suite du Concile : sous prétexte de pauvreté, on en est arrivé à une nudité complète. Il n’est pas facile de trouver à travailler, je le regrette pour elle. Une autre élève est devenue dominicaine enseignante après avoir passé six ans à l’Atelier. Elle avait un art d’une grande fraîcheur. Elle l’exerce maintenant différemment, auprès de ses élèves.

    Étant à Paris, il était facile de donner des cours le samedi à d’autres personnes qu’à celles de l’Atelier. Cela n’a plus été possible quand nous nous sommes installés au Barroux en 1984. Le départ de Paris a été motivé par une commande de fresque pour le monastère de Dom Gérard alors en construction. Pour une fresque, l’artiste a besoin de deux aides : l’un qui prépare le mortier, l’autre les couleurs. La préparation d’une fresque est longue : tout doit être prêt, il n’y a pas de place pour le hasard. Il fallait donc un logement pour nous recevoir. On a trouvé une maison dans le village du Barroux. Les élèves, extasiées par le charme de ce pays, et attirées par le climat spirituel du monastère, ont voulu s’y installer. Cela a été définitif en 1986.

    Lov. – Remontons dans le temps. Avant d’embrasser une carrière artistique, il y a souvent un enfant qui dessine dans les marges de ses cahiers. Était-ce votre cas ?

    A. G. - Non seulement dans les marges, mais en pleine page, parce que j’ai aimé dessiner très tôt. Pendant les leçons de solfège (on avait décrété que je chantais faux), on me mettait au fond de la classe et on me laissait dessiner. C’est ainsi que n’ai jamais appris le solfège !

    Lov. – Avant d’évoquer Henri Charlier, parlons d’Othon Friesz, dont vous avez été l’élève.

    A. G. - En 1943, j’étais en seconde année de médecine. J’avais vingt-deux ans. Je m’étais embarqué dans la carrière médicale qui était celle de ma famille, mais je continuais à dessiner, travaillant dans un petit atelier tenu par une artiste avenue de Wagram. Elle peignait des miniatures sur ivoire. Les deux premières années de médecine sont terribles parce qu’elles sont basées uniquement sur la mémorisation, et je n’étais pas un foudre de travail, aussi lorsqu’en 43 j’ai perdu mon père j’ai laissé tombé la médecine pour l’art. À ce moment-là j’ai demandé conseil à André Charlier, qui m’a envoyé auprès de son frère sculpteur, dont il parlait d’ailleurs assez peu, pour savoir si je pouvais m’engager dans cette voie. J’ai pris le train jusqu’à Estissac, dans l’Yonne, et je suis monté à pied au Mesnil Saint Loup sous une pluie battante, avec mon carton sous le bras. Henri Charlier m’avait demandé d’apporter surtout ce qui ne me satisfaisait pas, car on est mauvais juge de soi-même. Il m’a encouragé à poursuivre, me donnant le conseil suivant : n’entrez pas aux Beaux Art, vous n’y apprendrez rien. Lui-même y était resté très peu de temps. Il s’en était vite échappé parce qu’à cette époque-là, les Beaux Arts, c’était l’imitation, l’académie poussée à l’extrême avec l’estompe. L’estompe était reine, et la construction par la lumière beaucoup plus que par le trait. Il m’a dit : entrez dans un atelier avec un bon professeur, et venez me voir de temps à autre. À cette époque il n’avait plus d’élèves à demeure chez lui. C’est comme ça que je me suis dirigé vers la Grande Chaumière qui avait un passé prestigieux et encore d’excellents professeurs : Émile Othon Friesz pour la peinture, Despiau pour la sculpture. Leur enseignement était réputé. Aujourd’hui la Grande Chaumière n’est plus grand-chose.

    Lov. - En effet ! Comment s’organisait le travail?

    A. G. - Il y avait deux ateliers : celui d’académie et celui de natures mortes. Le massier s’occupait de composer les natures mortes, très classiques. J’en ai gardé quelques unes. Les modèles qui posaient pour l’académie étaient très bons. La vocation de modèle est vraiment spécifique. Ce n’est pas un « beau corps » selon les canons de la mode, qu’il faut à l’artiste, mais un corps qui ait un développement esthétique dans l’espace, qui offre un intérêt plastique ou pictural. Je me souviens d’une modèle dont chaque mouvement était gracieux, était une pose possible. Nous travaillions huit jours sur une même pose. C’était un handicap pour moi qui ai toujours aimé les grands formats, question de tempérament. Certains préfèrent travailler en petit, ce qui n’enlève rien à la grandeur de l’œuvre : Chardin par exemple. À cause de ces toiles longues à couvrir, je n’arrivais jamais à terminer ces études.

    Lov. - Qui dit maître, dit correction…

    A. G. - Friesz venait corriger deux fois par semaine. Une vraie correction, mais avec discernement. Sa grande qualité était qu’il laissait s’épanouir le style de chacun. Le climat était celui des ateliers libres, c’est-à-dire qu’il y avait de tout : des jeunes qui voulaient faire des études sérieuses, qui s’intéressaient véritablement à la peinture, et puis des amateurs, comme cette jeune femme qui posait son chevalet à côté du mien, avec son petit chien à ses pieds… Nous avions fondé un groupe, l’Heptagone, et nous allions le dimanche sur le motif. Nous étions six de chez Friesz, et une qui venait de l’atelier d’André Lhote. Celui-ci était le contraire de Friesz : tout le monde faisait du sous-Lhote. Friesz m’a encouragé à montrer mon travail. Il m’avait indiqué la galerie Mouradian-Valloton, rue de Seine, je ne sais pas si elle existe encore, où lui-même exposait. J’y ai laissé une œuvre, un portrait – je le revois bien – à titre d’essai. D’autre part, Friesz faisait partie du jury du Salon des moins de 30 ans, créé par Mme Childje Biankini. J’y ai exposé plusieurs années. Certains des artistes qui exposaient dans ce Salon ont réussi à percer : ils ont trouvé un marchand qui a misé sur eux et les a lancés. Ce fut le cas de Bernard Buffet avec la galerie Drouant-David.

    Lov. - Vous continuiez à montrer votre travail à Henri Charlier ?

    A. G. - Oui. Et mon attrait pour les grands formats m’a conduit naturellement à apprendre la technique de la fresque. Charlier l’avait apprise dans le traité de Cennino Cennini, l’élève de Giotto. J’ai été le compagnon de Charlier pour une fresque qu’il a peinte à Troyes. Il en a fait peu, mais il s’y est toujours intéressé. C’était surtout un sculpteur : il a à son actif plus de trois cents œuvres monumentales. Je dois à Henri Charlier son esthétique, la notion des constantes de l’art, les distinctions qu’il a établies entre la beauté spirituelle, la beauté intellectuelle et la beauté physique, toutes trois légitimes mais dans leur ordre. Il m’a fait comprendre la supériorité du dessin au trait, moyen le plus approprié à traduire ce qu’il y a de spirituel dans la forme. Comme disait Gauguin, ce n’est pas l’art du fil de fer : les traits vont par paire et enclosent un volume.

    On peut reprendre cette phrase de Gustave Thibon qui correspond justement à la vision d’Henri Charlier : « La patrie du Beau est au-dessus du temps et garde de siècle en siècle la jeunesse toujours renouvelée et toujours vierge de l’Éternel dont il est ici bas le reflet et la promesse. » La finalité ultime de l’art n’est pas l’imitation, ni l’abstraction, valable en tant qu’art décoratif, mais la transfiguration. Aller des choses visibles aux choses invisibles : c’était le grand mot d’Henri Charlier. Ceci dit, et c’est ce que je lui reprocherais, ses jugements, quelquefois discutables, étaient affirmés avec trop d’autorité. Il ne m’a pas poussé dans la voie qui était la mienne.

    Lov. - Avez-vous rencontré d’autres élèves de Charlier ?

    A. G. - Non, car lorsque je l’ai connu, il n’en avait plus à demeure. Auparavant il avait constitué un atelier dont le plus grand élève a été le peintre Bernard Bouts, qui s’est installé ensuite au Brésil. Je ne l’ai pas rencontré, car il y avait une chose très curieuse chez Henri Charlier : il parlait des uns aux autres, mais sans mettre les gens en contact. De la même manière, ce n’est qu’à sa mort que j’ai fait connaissance de ses grands amis, les Le Panse.

    Lov. - Combien de temps êtes-vous resté chez Friesz ?

    A. G. - De 1943 à 1948, puis je suis parti dans les Pyrénées à l’école de Maslacq pour des raisons personnelles. Friesz, qui n’avait que soixante-dix ans, est mort subitement peu après. Ce départ à Maslacq a été un changement brutal. J’étais parti pour un an, et je suis resté douze ans comme professeur de dessin auprès d’André Charlier. L’enseignement du dessin aux enfants est assez délicat parce qu’il faut corriger tout en sauvegardant ce qu’il y a de personnel. J’ai continué à travailler la peinture, bien sûr.

    Lov. - Vous avez aussi abordé d’autres disciplines, je crois.

    A. G. - Nous avions dans notre groupe un garçon qui avait fait l’école Estienne : il m’a mis sur la voie du graphisme et de la publicité. Il y avait alors de grands affichistes.

    La typographie, également, dont j’ai vécu les dernières heures. L’école éditait une revue qui s’appelait Les Cahiers de Maslacq (elle est devenue Questions quand on a déménagé à Clers, en Normandie). On travaillait dans la grande imprimerie de Rouen avec les typographes. Ce fut pour moi passionnant. Chaque ouvrier typographe avait non seulement sa machine mais aussi son marbre, ses plombs. Ils avaient en général un sens artistique très fort. La typographie est un art perdu : les rotatives l’ont tuée. C’est dommage, car une machine, si subtile soit-elle, ne remplace pas la main ni le choix. Quand on compose, il faut toujours transiger avec les ponctuations, les coupures de mots, pour respecter le principe du pavé.

    En dehors de cette revue, j’ai eu l’occasion de composer un livre de Dom Gérard, en collaboration avec les frères Mérat, restés fidèles à la typographie, ce qui ne les a pas enrichis. Suivant Paul Valéry, il y a le livre vu et le livre lu, le premier étant presque aussi important que le second. Les frères Mérat travaillaient dans cet esprit.

    Lov. - Vous avez donc passé douze ans comme professeur chez André Charlier. Et ensuite ?

    A. G. - Lorsque André Charlier a pris sa retraite en 1960, j’ai quitté l’école et j’ai cherché un job qui me permette de vivre tout en continuant à peindre. Il faut préserver son indépendance : on évite ainsi de passer par la filière du commerce, des marchands d’art – et encore faut-il pouvoir y entrer. Je me suis toujours intéressé à la décoration et aux antiquités. J’ai pris un stand au marché Biron, qui a l’avantage de n’ouvrir que trois jours par semaine. J’ai continué la peinture, l’illustration (un missel, un catéchisme), et la calligraphie. J’ai appris à dessiner la lettre au pinceau et non à la plume, ce qui était possible car j’avais une vue au dixième de millimètre.

    Lov. - Pour terminer, je voudrais vous faire part de cette impression : André Charlier n’a-t-il pas, pour vous, compté plus qu’Henri Charlier ?

    A. G. - Leur influence s’est exercée différemment. Comme je l’ai dit tout à l’heure, je dois à Henri Charlier des notions précises sur l’art et sa finalité. En ce qui concerne André, c’est beaucoup plus difficile d’en parler parce que c’est un rapport d’âme à âme. Gustave Thibon, qui a été un de ses grands amis et qui a le mieux perçu la personnalité d’André Charlier, définit les rapports que l’on pouvait avoir avec lui dans un texte que je lui avais demandé d’écrire en hommage pour notre revue Racines : « De mes nombreuses rencontres avec André Charlier, je garde un souvenir presque intemporel. Rien de « saillant », au sens trop humain de mot, dans cette personnalité pour-tant exceptionnelle, mais la présence d’une âme qui vivait à la fois au centre et au-delà d’elle-même, en qui la vie intérieure et l’attention au prochain ne faisaient qu’un. » C’est exactement ce qu’on peut dire de plus juste sur André Charlier. Il n’était pas de ces maîtres qui bavardent. Il disait ce qu’il avait à dire, et le disait bien, mais, finalement, parlait peu. Il agissait par ce qu’il était. Il a marqué tous les élèves, peu ou prou ; moi, je lui dois ce que je crois, ce que j’aime et ce que j’espère.

    (Propos recueillis par Amédée Schwa.)

    Albert Gérard

    a publié, dans lovendrin n°3, un article sur C. F. Ramuz : «Le miracle est dans le quotidien» (http://lovendrin.oldiblog.com/?page=articles&rub=166825); à lire également :

    - «De la situation faite à l’art religieux», revue Tu es Petrus (n°69-70, nov. 1999-févr. 2000);

    - un entretien publié par le journal Présent (23 déc. 95 et 13 janv. 96).

    *

    Les principaux ouvrages des Charlier sont:

    Henri Charlier,

    L’Art et la Pensée, DMM, 1972; Le Martyre de l’art, NEL, 1957; rééd. DMM, 1989. (achat: http://librairiecatholique.forumdiffusion.net/livres/litterature/essais/le_martyre_de_lart_lart_livre_aux_betes.asp

    André Charlier,

    Lettres aux capitaines, Ste-Madeleine, 1980 (achat: http://www.librairiecatholique.com/livres/adolescents/17_ans_et__/vie_chretienne/lettres_aux_capitaines_.asp); Que faut-il dire aux hommes, NEL, 1964.

    P.-L. Rinuy a publié une étude intitulée «Henri Charlier, le maître du Mesnil-Saint-Loup et l’art religieux entre les deux guerres», in Bull. de l’Hist. de l’Art français,1993.

    *

    De Bernard Bouts, on lira Pages de journal, DMM, 1985 ; on regardera Œuvres, DMM, 1981.

    Sur lui, on lira le n° 303 d’Itinéraires (mai 1986) : articles d’Yves Daoudal et de Georges Laffly, auxquels sont joints quelques textes du peintre.

    *

    Pour se procurer les cahiers Racines (dix numéros parus entre 1993 et 2002), écrire à:

    Albert Gérard, 84330 Le Barroux.


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