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Par schwa1 le 17 Mai 2006 à 12:20
«Lugdunum... Connaissez-vous une ville plus sinistre que Lugdunum?» répète un personnage de la série Adèle Blanc-Sec. Que dirait-il en visitant la huitième biennale dart contemporain de Lyon, où a été très remarquée «la spectaculaire et angoissante installation de Kader Attia. Ce Parisien de 34 ans a sculpté 45 enfants dans une pâte à base de graines de céréales. Il les a installés dans une cour de récréation grandeur nature et grillagée. Une centaine de pigeons se nourrissent de leur «chair», transformant les sculptures en cadavres» (journal 20 minutes, 14/09/05). Le plasticien céréalier déclare: «La volière est une métaphore de la décrépitude de la société». Une métaphore? Une note négative: Wim Delvoye, le constructeur en 2000 de Cloaca (machine à digérer et à produire des excréments), a déçu en exposant des étiquettes de Vache qui rit «collectées tout autour du monde depuis dix ans».
Idées et langages, la rubrique impertinente de G. Lindenberger.
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Par schwa1 le 17 Mai 2006 à 12:18
Des trois Mad Max, le moins bon, et même le mauvais, est le troisième (Au-delà du Dôme du to
nnerre, 1985). Il pêche par un manque patent dunité de lieu et de narration. Au lieu de rester à Barter Town, embryon urbain de lère post-atomique (cette idée même nest pas approfondie), le spectateur est baladé contre son gré. Les idées trop nombreuses se nuisent. La confrontation Tina Turner Mel Gibson, qui eût pu être danthologie, tourne platement. Et la poursuite finale nest quun calque de la poursuite « mythique » du Mad Max 2.Le contexte du premier Mad Max (1979) est volontairement imprécis. Dans une société déliquescente, quelques flics, dont les bureaux sont des locaux délabrés ça sent le budget en chute libre , tentent de faire régner lordre sur les routes où des motards en bande terrorisent, violent, tuent, tandis que lautorité sexprime, désincarnée, par la voix dun haut-parleur, et que les hommes de loi sappliquent au nom du droit à faire libérer les motards criminels. Sy dessinent des personnages et des situations qui seront développés avec succès dans le 2. Une ambiance est créée. La transformation de Max Rockatansky (joué, faut-il le rappeler, par Mel Gibson), de gentil époux et bon « intercepteur » (flic de la route) en justicier implacable, suite au meurtre de sa femme et de son fils, est fort bien menée.
Mad Max 2
(1981) est un film magistral. « En lan 4000, une gigantesque guerre du pétrole a dévasté la terre, entraînant la disparition presque totale des réserves mondiales. Les derniers survivants, rassemblés en hordes, saffrontent pour semparer des derniers barils » Car une goutte de pétrole est une chance de survie pour fuir, se défendre, ou acquérir quelque chose via le troc. La civilisation a disparu. Agrégats dêtres humains quun chef mène, les deux bandes qui saffrontent dans le film, lutte dans laquelle Max va se trouver pris, sont peu reluisantes : lune est résolument nuisible, trouvant son plaisir dans le mal et la violence ; lautre est plus paisible, avec les dangers que cela comporte : tendance à croire que les autres sont bons aussi, survivance de linstinct parlementaire à donner son avis et discutailler faiblesses évidentes par rapport à la meute adverse. Tout cela dans le décor du désert australien, achevant la liste des trois unités : daction, de temps, de lieu.Cette vision dun état de lhumanité retourné à la barbarie est la grande originalité des Mad Max. Quand les romans et films danticipation imaginent un avenir terrifiant, déshumanisé par les ordinateurs et les robots (le Pr. V. Fiumefreddo, lui, limagine terrifiant par la facilité quont ces ordinateurs et ces robots à tomber en panne, la nuance est intéressante), Mad Max nous présente un monde trop-humanisé, à savoir bestial et barbare, où subsistent des machines non pas intelligentes mais mécaniques. Le monde futur ne serait pas un monde étatisé, mais un monde soumis à la loi du plus fort, qui se trouve être dans un premier temps le plus cruel.
Situé dans le temps sans précision, ou de façon lointaine, lunivers décrit dans Mad Max est imminent parce que possible. Arrivent ouragan et inondations sur la Nouvelle-Orléans, et on voit émerger des hordes qui pillent et tuent. La difficulté des Américains, en septembre, à y rétablir lordre fit sourire les Français. Voilà quen novembre se produisent chez nous des faits au moins aussi graves sans que les autorités aient lexcuse dun phénomène climatique soudain et imprévisible. Nos sociétés ne sont pas grand chose
Kwasi Modo
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Par schwa1 le 17 Mai 2006 à 12:11
[...] Quel sens donner à cette série de modillons ? À certains dentre eux pourraient correspondre des péchés : le chien se grattant, la paresse ; la grenouille, la luxure ; lhomme à barbe bifide, le mensonge ; lhomme qui mange, la gourmandise ; lhomme précipité la tête en bas, lorgueil ; la tête 7, lenvie ; le dragon, la colère. Ce nest pas la liste des péchés capitaux : le mensonge nen fait pas partie, il y manque lavarice. Les modillons 1, 8, 10, sont, à mon avis, purement décoratifs ; lénigme du n°3 nest pas résolu.
Relisant la vie de saint Pierre dans la Légende dorée, je maperçois que les chapiteaux 4 à 7 conviennent à différents épisodes de lhistoire. Simon le Magicien, dans sa volonté de nuire à saint Pierre et de la faire condamner, faisait sa cour à Néron. « Et un jour quil était près de Néron, ainsi que le raconte le pape Léon, sa figure changeait subitement daspect, de sorte quil avait lair tantôt dun vieillard, et tantôt dun jeune homme. Ce que voyant, Néron crut quil était le fils de Dieu. » Les modillons 5 et 7 illustreraient cela, avec, à chaque fois, lindication qui dénonce le mal : la barbe bifide, signale le mensonge (saint Pierre traite Simon de menteur à une autre occasion) ; le port de tête tors et le regard malsain indiquent la perversité.
Le modillon 6 raconterait la mort de Simon le Magicien : il se mit à voler, mais saint Pierre commanda aux anges de Satan de le lâcher : « Et aussitôt Simon tomba, et, sétant fracassé la tête, il expira.»
La grenouille du modillon 4 ferait allusion à la folie qui sempara de Néron après quil eut fait exécuter saint Pierre et saint Paul : comme il voulait concevoir un enfant et éprouver les douleurs de lenfantement, ses médecins lui firent avaler une grenouille sans quil le sût, grenouille qui crût dans son ventre et quil finit par vomir, croyant accoucher. Les quatre modillons centraux raconteraient donc la déconfiture des ennemis de saint Pierre.
On maccordera que cette interprétation est fort ingénieuse ; mais je ny crois pas
moi-même. Une fois lidée venue, il est facile de faire dire beaucoup à ces sculptures, beaucoup plus ou « beaucoup autre » que ce quelles signifient. La lecture hermétique en est la preuve extrême.
Nous touchons là à la question de linterprétation. La lecture symbolique des sculptures romanes va de soi pour beaucoup de gens. Les favorables au « tout a un sens » se réclament ordinairement dÉmile Mâle, plus par ouï-dire que par lecture : car Émile Mâle lui-même, dans son prodigieux travail de lecture et dinterprétation des uvres médiévales, a posé les limites que le bon sens et lanalyse définissent : certaines sculptures ne sont quornementales (sinon saint Bernard les eût-il blâmées?) : « il est devenu évident que les monstres des chapiteaux, - à quelques exceptions près,- nont aucun sens. Ils nétaient pas destinés à instruire, mais à plaire. » De même, si les artistes ont parfois donné un sens symbolique à la flore ou à la faune, ils les ont aussi regardées pour leur intérêt plastique. [...]
L'intégralité de cet article de Samuel dans lovendrin n°8.
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Par schwa1 le 17 Mai 2006 à 12:06
"Léloquence continue ennuie", disait Pascal. On en dirait autant de la philosophie, de la danse, du jeu de bridge, de la physique atomique. La ressource la meilleure est de cesser de discourir, de danser, de jouer au bridge et de bombarder les atomes. Mais on ne peut pas sarrêter de vivre, et il faut reconnaître que vivre est souvent très ennuyeux. Si on considère les visages de beaucoup de nos contemporains, quand ils vont à leur bureau ou quand ils sortent du cinéma, on est obligé de conclure quils doivent sennuyer beaucoup, et on se sent plein pour eux dune immense commisération. Au fond on vit dhabitudes, et on répète machinalement des gestes ennuyeux - comme lire des romans ou aller au cinéma - parce quon ne sait rien faire dautre. La raison profonde des guerres et des révolutions est peut-être simplement quon sennuie de la paix ou de lordre. On se lasse de ce qui est régulier comme dun rythme monotone. Les déclinaisons latines et grecques sont fort ennuyeuses, - mais quand le professeur sait révéler à ses élèves les bouffonneries ahurissantes de létymologie, ces langues mortes deviennent tout à coup du plus vif intérêt. On na rien compris à la vie de lesprit et à la vie tout court si on ne voit quordre et règle, parce que la fantaisie y règne, la fantaisie qui est simplement le signe de la liberté - mais on ne sait pas ce que cest que la fantaisie si on naperçoit pas lordre profond qui seul lui permet dexister. «Lordre est le plaisir de la raison, dit Claudel, mais le désordre est le délice de limagination.» Seulement le désordre nest acceptable que sil est lui-même raisonnable, cest à dire sil laisse subsister lordre profond des choses, sans lequel elles ne pourraient exister. La République française nest si ennuyeuse que parce quelle est une république de professeurs, selon le mot dAlbert Thibaudet.
Ainsi il y a un ordre dans le monde, les cubistes et les surréalistes auront beau faire, cet ordre existe: et la nature cependant nous donne lexemple dun humour débridé, dune fantaisie débordante. Voilà pourquoi ceux qui ne savent pas mettre de la fantaisie dans leur vie demeurent strictement étranger à la vie. On comprend par là le sens péjoratif quun Baudelaire donne au mot bourgeois. Le bourgeois est lhomme enfoncé dans ses habitudes, qui ne conçoit rien de possible en dehors dun ordre mesquin, et qui demeure insensible à la poésie du monde. On comprend ainsi que les plus grands des fantaisistes, un Rabelais dans son énormité, un Voltaire dans sa finesse, un Shakespeare dans son humour tantôt aérien et tantôt trivial, un Molière dans le comique étonnant de ses farces et de certains intermèdes qui ravissaient Baudelaire, entrent beaucoup plus avant dans la vie que des gens très sérieux comme Jean-Jacques Rousseau, Chateaubriand (à qui pourtant ne manquait pas le sens du comique), ou tous ces romanciers qui constituaient les fiches médicales de leurs personnages. Il ny a que la fantaisie qui permette dêtre vraiment sérieux: elle ne signifie pas quil faut être léger. Cest justement le danger qui guette les Français. Les Allemands avec leur ordre et leur méthode, et les énormes moyens quils mettent en branle nont réussi quà se précipiter dans deux épouvantables catastrophes. Les Français, qui sont assez doués sous le rapport de la fantaisie, nont pas su parer à temps au danger qui les menaçait.
La fantaisie permet de ne pas se prendre trop au sérieux. Cela met en garde contre la présomption, le contentement de soi, la vanité: à ce titre elle est une haute vertu morale. Pour être sérieux, il ne faut pas se prendre soi-même trop au sérieux. Si on na pas de fantaisie, on ne peut avoir le sens du réel, car le réel est illogique, déconcertant. La vraie logique, celle de la vie, se moque de la logique, celle des professeurs.
Il n y a de prose valable que si elle est baignée de poésie. - Ainsi il ny a pas dordre qui mérite dêtre sauvé sil ne se laisse animer par la fantaisie.
(Texte communiqué par Albert Gérard.)
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Par schwa1 le 17 Mai 2006 à 12:00
La Fondation Charlier (Le Barroux, Vaucluse) prépare une exposition doeuvres de Fernand Py. Loccasion de sentretenir avec son président, Albert Gérard, que nous avons rencontré lors dun de ses passages à Paris.
Lovendrin. - Albert Gérard, quelle est la vocation de la Fondation Charlier ?
A. G. - Jai créé une fondation (jaime ce mot pour lenracinement quil manifeste) pour faire connaître les frères Charlier. Henri Charlier, sculpteur, était connu de tout un cercle de religieux, ses commanditaires. Il a fait partie de lArche, groupe dartistes chrétiens réunis par larchitecte Maurice Storez. Il y a eu, entre les deux guerres, de nombreux ateliers dans ce genre, qui ont tenté une rénovation de lart religieux en y appliquant la réforme de Puvis de Chavannes, Cézanne, Gauguin. Il a aussi été connu pour ses écrits, pas seulement sur lart car cétait un esprit universel ; mais sa réputation reste mince.
André Charlier, lui, nétait connu que des familles qui avaient confié leurs enfants à lécole des Roches (de Maslacq, puis de Clers). On a de lui des conférences, des articles et les lettres collectives quil écrivait aux « capitaines », ces grands élèves qui assuraient la discipline à lexemple des écoles anglaises. Nous avons réuni une première fois ces lettres alors quil était encore en activité en 1955, édition quon a complétée ensuite après son départ. Restaient dautres écrits, ses carnets de guerre intéressants à plus dun titre parce quil sétait engagé en 1914, à 19 ans, après sêtre converti. Il avait été sensible au chant grégorien, le chant de lâme comme il la dit, et à la lecture de Pascal. Henri Charlier, lui, sest converti à 30 ans, essentiellement par lart. En passant devant Notre-Dame de Paris, il se disait que les hommes qui lavaient construite ne pouvaient être les obscurantistes quon prétendait. Fils dun franc-maçon notoire et actif (il faisait volontiers bombance le Vendredi Saint), les Charlier sont au nombre de ces esprits éminents, tels Péguy, Psichari, Maritain, qui se sont convertis dans ce siècle athée.
Lov. - Concrètement, quelles sont les activités de la Fondation ?
A. G. - Dans la revue Racines, nous avons publié ces carnets de guerre, ainsi que des articles parus il y a longtemps, difficiles à trouver, et les conférences quil prononçait à loccasion des Journées de Maslacq : à la fin de lannée scolaire, André Charlier réunissait les grands élèves, les terminales, et invitait les anciens quil pensait pouvoir être intéressés, pendant trois jours pour écouter des conférenciers : Gustave Thibon, le Père de Tonquedec, Henri Massis, Louis Salleron. Il y avait également une partie musicale : jy ai entendu chanter Irène Joachim, qui avait créé le rôle de Mélisande, accompagnée au piano par Jeanne Bathori qui elle-même avait joué sous la direction de Debussy. Ces journées se terminaient par une pièce de théâtre interprétée par des professeurs et des élèves.
Pour en revenir à la fondation, elle se compose dune galerie où nous avons déjà organisé trois expositions. La première a été celle des uvres dHenri Charlier, du moins les uvres de petites tailles et les peintures. Il avait débuté comme peintre, sy était toujours intéressé, et avait peint beaucoup daquarelles pendant la guerre : nayant plus son atelier ni ses outils, il sétait réfugié auprès de son ami Henri Pourrat en Auvergne, où il a peint les « portraits darbres ». Il les appelait ainsi à cause de cette recherche de la trace de lesprit dans la forme en dehors du contact immédiat. La deuxième exposition a été consacrée à ses élèves au sens large, ceux qui ne layant pas connu travaillent dans son esprit. La troisième a présenté des images sur lÉvangile dessinées par un moine avec la grande fraîcheur de lart naïf, auquel le Douanier Rousseau a donné ses lettres de noblesse ; étaient exposées également des sculptures sur ardoise de Samuel. La prochaine sera consacrée à Fernand Py, statuaire et médailler. Bien que plus âgé quHenri Charlier, il a été son élève, notamment en taille directe.
La fondation possède une bibliothèque où sont rassemblés 750 ouvrages sur lart. Jaurais aimé que cette fondation soit un centre culturel bien grand mot et quelque peu galvaudé , un rendez-vous pour les peintres, les musiciens...
Lov. - Cette fondation continue-t-elle lAtelier de la Sainte-Espérance ?
A. G. - Dans un certain sens, oui. Les membres de lAtelier avaient le souci duvrer dans lesprit que nous tenons dHenri Charlier, mais pas celui de la transmission, ce que je regrette. LAtelier a duré vingt ans et sest éteint. Clotilde Devillers, installée à Caromb, travaille de son côté. Marie-Agnès Lartigue poursuit son uvre de mosaïste. Samuel est à Paris, où il pratique essentiellement la sculpture.
Lov. La transmission vous importe beaucoup, doù les nombreuses conférences sur lart que vous avez données.
A. G. - En 1977, Dom Gérard ma demandé de faire auprès de ses Frères une intervention à laide de diapositives, car il est difficile de parler de lart sans montrer duvres. Intervenir devant des communautés ou des rassemblements de jeunes ma toujours passionné. Lart nest pas nimporte quoi. Sa vérité nest pas la sincérité : il existe des moyens de lart qui se retrouvent à toutes les bonnes époques, et ce dès la Préhistoire qui a trouvé directement les moyens du grand art.
À linverse, la Renaissance sest impliquée beaucoup plus dans la recherche de laspect extérieur, du rendu de la matière ; elle a laissé des uvres superbes, certes, parce quà cette époque il y avait pléthore dartistes très doués, mais ces uvres se situent dans un registre inférieur, dont on a vite fait le tour. Je me rappelle avoir visité lexposition au Louvre du tableau de Véronèse, les Noces chez Simon, uvre gigantesque de neuf mètres de long, étourdissante de métier mais dont a fait tout de suite le tour. Je me suis ensuite reposé lil avec la Piéta dAvignon, devant laquelle il ny avait personne : on na jamais fini de la regarder.
Par ailleurs, chaque grand art a connu ses faiblesses : ainsi lart grec classique a baissé dun cran avec Phidias, par souci dimitation. Malraux a très bien défini cela : à la rencontre nette des plans a succédé le fondu des plans. Le caractère net des plans est une nécessité du grand art, ce qui a été magnifiquement repris et illustré par lart roman.
Lov. Cest par le biais dune conférence que vous avez rencontré Clotilde Devillers, avec qui vous avez créé lAtelier de la Sainte-Espérance.
A. G. - Elle ma écrit après avoir assisté à une de mes conférences sur lart. Sa lettre retraçait son parcours : elle était inscrite dans une école à Lille où on lui faisait faire nimporte quoi, comme une carotte géante en je ne sais quelle matière Elle connaissait lesthétique dHenri Charlier par ses livres : il en a consigné lessentiel dans LArt et la Pensée, son uvre magistrale. Entre cette lecture et son école, elle ne sy retrouvait pas. Comme dans mes interventions je ne faisais que transmettre ce que javais reçu dHenri Charlier, elle ma demandé de lui donner des cours.
Lov. - Les conférences, les cours, étaient une chose ; monter un atelier en était une autre.
A. G. - Au début, nous navions pas datelier : nous travaillions dans une classe de lInstitut Saint-Pie x. Petit à petit sest constitué un groupe, et nous avons cherché un local plus approprié. Nous en avons trouvé un à la Porte Montmartre près du Centre Charlier.
Isabelle Quilton a travaillé le dessin à Paris avec nous. Elle fait maintenant de la sculpture, avec un très grand tempérament artistique. Malheureusement elle a beaucoup de mal à obtenir des commandes. Lart religieux a disparu à la suite du Concile : sous prétexte de pauvreté, on en est arrivé à une nudité complète. Il nest pas facile de trouver à travailler, je le regrette pour elle. Une autre élève est devenue dominicaine enseignante après avoir passé six ans à lAtelier. Elle avait un art dune grande fraîcheur. Elle lexerce maintenant différemment, auprès de ses élèves.
Étant à Paris, il était facile de donner des cours le samedi à dautres personnes quà celles de lAtelier. Cela na plus été possible quand nous nous sommes installés au Barroux en 1984. Le départ de Paris a été motivé par une commande de fresque pour le monastère de Dom Gérard alors en construction. Pour une fresque, lartiste a besoin de deux aides : lun qui prépare le mortier, lautre les couleurs. La préparation dune fresque est longue : tout doit être prêt, il ny a pas de place pour le hasard. Il fallait donc un logement pour nous recevoir. On a trouvé une maison dans le village du Barroux. Les élèves, extasiées par le charme de ce pays, et attirées par le climat spirituel du monastère, ont voulu sy installer. Cela a été définitif en 1986.
Lov. Remontons dans le temps. Avant dembrasser une carrière artistique, il y a souvent un enfant qui dessine dans les marges de ses cahiers. Était-ce votre cas ?
A. G. - Non seulement dans les marges, mais en pleine page, parce que jai aimé dessiner très tôt. Pendant les leçons de solfège (on avait décrété que je chantais faux), on me mettait au fond de la classe et on me laissait dessiner. Cest ainsi que nai jamais appris le solfège !
Lov. Avant dévoquer Henri Charlier, parlons dOthon Friesz, dont vous avez été lélève.
A. G. - En 1943, jétais en seconde année de médecine. Javais vingt-deux ans. Je métais embarqué dans la carrière médicale qui était celle de ma famille, mais je continuais à dessiner, travaillant dans un petit atelier tenu par une artiste avenue de Wagram. Elle peignait des miniatures sur ivoire. Les deux premières années de médecine sont terribles parce quelles sont basées uniquement sur la mémorisation, et je nétais pas un foudre de travail, aussi lorsquen 43 jai perdu mon père jai laissé tombé la médecine pour lart. À ce moment-là jai demandé conseil à André Charlier, qui ma envoyé auprès de son frère sculpteur, dont il parlait dailleurs assez peu, pour savoir si je pouvais mengager dans cette voie. Jai pris le train jusquà Estissac, dans lYonne, et je suis monté à pied au Mesnil Saint Loup sous une pluie battante, avec mon carton sous le bras. Henri Charlier mavait demandé dapporter surtout ce qui ne me satisfaisait pas, car on est mauvais juge de soi-même. Il ma encouragé à poursuivre, me donnant le conseil suivant : nentrez pas aux Beaux Art, vous ny apprendrez rien. Lui-même y était resté très peu de temps. Il sen était vite échappé parce quà cette époque-là, les Beaux Arts, cétait limitation, lacadémie poussée à lextrême avec lestompe. Lestompe était reine, et la construction par la lumière beaucoup plus que par le trait. Il ma dit : entrez dans un atelier avec un bon professeur, et venez me voir de temps à autre. À cette époque il navait plus délèves à demeure chez lui. Cest comme ça que je me suis dirigé vers la Grande Chaumière qui avait un passé prestigieux et encore dexcellents professeurs : Émile Othon Friesz pour la peinture, Despiau pour la sculpture. Leur enseignement était réputé. Aujourdhui la Grande Chaumière nest plus grand-chose.
Lov. - En effet ! Comment sorganisait le travail?
A. G. - Il y avait deux ateliers : celui dacadémie et celui de natures mortes. Le massier soccupait de composer les natures mortes, très classiques. Jen ai gardé quelques unes. Les modèles qui posaient pour lacadémie étaient très bons. La vocation de modèle est vraiment spécifique. Ce nest pas un « beau corps » selon les canons de la mode, quil faut à lartiste, mais un corps qui ait un développement esthétique dans lespace, qui offre un intérêt plastique ou pictural. Je me souviens dune modèle dont chaque mouvement était gracieux, était une pose possible. Nous travaillions huit jours sur une même pose. Cétait un handicap pour moi qui ai toujours aimé les grands formats, question de tempérament. Certains préfèrent travailler en petit, ce qui nenlève rien à la grandeur de luvre : Chardin par exemple. À cause de ces toiles longues à couvrir, je narrivais jamais à terminer ces études.
Lov. - Qui dit maître, dit correction
A. G. - Friesz venait corriger deux fois par semaine. Une vraie correction, mais avec discernement. Sa grande qualité était quil laissait sépanouir le style de chacun. Le climat était celui des ateliers libres, cest-à-dire quil y avait de tout : des jeunes qui voulaient faire des études sérieuses, qui sintéressaient véritablement à la peinture, et puis des amateurs, comme cette jeune femme qui posait son chevalet à côté du mien, avec son petit chien à ses pieds Nous avions fondé un groupe, lHeptagone, et nous allions le dimanche sur le motif. Nous étions six de chez Friesz, et une qui venait de latelier dAndré Lhote. Celui-ci était le contraire de Friesz : tout le monde faisait du sous-Lhote. Friesz ma encouragé à montrer mon travail. Il mavait indiqué la galerie Mouradian-Valloton, rue de Seine, je ne sais pas si elle existe encore, où lui-même exposait. Jy ai laissé une uvre, un portrait je le revois bien à titre dessai. Dautre part, Friesz faisait partie du jury du Salon des moins de 30 ans, créé par Mme Childje Biankini. Jy ai exposé plusieurs années. Certains des artistes qui exposaient dans ce Salon ont réussi à percer : ils ont trouvé un marchand qui a misé sur eux et les a lancés. Ce fut le cas de Bernard Buffet avec la galerie Drouant-David.
Lov. - Vous continuiez à montrer votre travail à Henri Charlier ?
A. G. - Oui. Et mon attrait pour les grands formats ma conduit naturellement à apprendre la technique de la fresque. Charlier lavait apprise dans le traité de Cennino Cennini, lélève de Giotto. Jai été le compagnon de Charlier pour une fresque quil a peinte à Troyes. Il en a fait peu, mais il sy est toujours intéressé. Cétait surtout un sculpteur : il a à son actif plus de trois cents uvres monumentales. Je dois à Henri Charlier son esthétique, la notion des constantes de lart, les distinctions quil a établies entre la beauté spirituelle, la beauté intellectuelle et la beauté physique, toutes trois légitimes mais dans leur ordre. Il ma fait comprendre la supériorité du dessin au trait, moyen le plus approprié à traduire ce quil y a de spirituel dans la forme. Comme disait Gauguin, ce nest pas lart du fil de fer : les traits vont par paire et enclosent un volume.
On peut reprendre cette phrase de Gustave Thibon qui correspond justement à la vision dHenri Charlier : « La patrie du Beau est au-dessus du temps et garde de siècle en siècle la jeunesse toujours renouvelée et toujours vierge de lÉternel dont il est ici bas le reflet et la promesse. » La finalité ultime de lart nest pas limitation, ni labstraction, valable en tant quart décoratif, mais la transfiguration. Aller des choses visibles aux choses invisibles : cétait le grand mot dHenri Charlier. Ceci dit, et cest ce que je lui reprocherais, ses jugements, quelquefois discutables, étaient affirmés avec trop dautorité. Il ne ma pas poussé dans la voie qui était la mienne.
Lov. - Avez-vous rencontré dautres élèves de Charlier ?
A. G. - Non, car lorsque je lai connu, il nen avait plus à demeure. Auparavant il avait constitué un atelier dont le plus grand élève a été le peintre Bernard Bouts, qui sest installé ensuite au Brésil. Je ne lai pas rencontré, car il y avait une chose très curieuse chez Henri Charlier : il parlait des uns aux autres, mais sans mettre les gens en contact. De la même manière, ce nest quà sa mort que jai fait connaissance de ses grands amis, les Le Panse.
Lov. - Combien de temps êtes-vous resté chez Friesz ?
A. G. - De 1943 à 1948, puis je suis parti dans les Pyrénées à lécole de Maslacq pour des raisons personnelles. Friesz, qui navait que soixante-dix ans, est mort subitement peu après. Ce départ à Maslacq a été un changement brutal. Jétais parti pour un an, et je suis resté douze ans comme professeur de dessin auprès dAndré Charlier. Lenseignement du dessin aux enfants est assez délicat parce quil faut corriger tout en sauvegardant ce quil y a de personnel. Jai continué à travailler la peinture, bien sûr.
Lov. - Vous avez aussi abordé dautres disciplines, je crois.
A. G. - Nous avions dans notre groupe un garçon qui avait fait lécole Estienne : il ma mis sur la voie du graphisme et de la publicité. Il y avait alors de grands affichistes.
La typographie, également, dont jai vécu les dernières heures. Lécole éditait une revue qui sappelait Les Cahiers de Maslacq (elle est devenue Questions quand on a déménagé à Clers, en Normandie). On travaillait dans la grande imprimerie de Rouen avec les typographes. Ce fut pour moi passionnant. Chaque ouvrier typographe avait non seulement sa machine mais aussi son marbre, ses plombs. Ils avaient en général un sens artistique très fort. La typographie est un art perdu : les rotatives lont tuée. Cest dommage, car une machine, si subtile soit-elle, ne remplace pas la main ni le choix. Quand on compose, il faut toujours transiger avec les ponctuations, les coupures de mots, pour respecter le principe du pavé.
En dehors de cette revue, jai eu loccasion de composer un livre de Dom Gérard, en collaboration avec les frères Mérat, restés fidèles à la typographie, ce qui ne les a pas enrichis. Suivant Paul Valéry, il y a le livre vu et le livre lu, le premier étant presque aussi important que le second. Les frères Mérat travaillaient dans cet esprit.
Lov. - Vous avez donc passé douze ans comme professeur chez André Charlier. Et ensuite ?
A. G. - Lorsque André Charlier a pris sa retraite en 1960, jai quitté lécole et jai cherché un job qui me permette de vivre tout en continuant à peindre. Il faut préserver son indépendance : on évite ainsi de passer par la filière du commerce, des marchands dart et encore faut-il pouvoir y entrer. Je me suis toujours intéressé à la décoration et aux antiquités. Jai pris un stand au marché Biron, qui a lavantage de nouvrir que trois jours par semaine. Jai continué la peinture, lillustration (un missel, un catéchisme), et la calligraphie. Jai appris à dessiner la lettre au pinceau et non à la plume, ce qui était possible car javais une vue au dixième de millimètre.
Lov. - Pour terminer, je voudrais vous faire part de cette impression : André Charlier na-t-il pas, pour vous, compté plus quHenri Charlier ?
A. G. - Leur influence sest exercée différemment. Comme je lai dit tout à lheure, je dois à Henri Charlier des notions précises sur lart et sa finalité. En ce qui concerne André, cest beaucoup plus difficile den parler parce que cest un rapport dâme à âme. Gustave Thibon, qui a été un de ses grands amis et qui a le mieux perçu la personnalité dAndré Charlier, définit les rapports que lon pouvait avoir avec lui dans un texte que je lui avais demandé décrire en hommage pour notre revue Racines : « De mes nombreuses rencontres avec André Charlier, je garde un souvenir presque intemporel. Rien de « saillant », au sens trop humain de mot, dans cette personnalité pour-tant exceptionnelle, mais la présence dune âme qui vivait à la fois au centre et au-delà delle-même, en qui la vie intérieure et lattention au prochain ne faisaient quun. » Cest exactement ce quon peut dire de plus juste sur André Charlier. Il nétait pas de ces maîtres qui bavardent. Il disait ce quil avait à dire, et le disait bien, mais, finalement, parlait peu. Il agissait par ce quil était. Il a marqué tous les élèves, peu ou prou ; moi, je lui dois ce que je crois, ce que jaime et ce que jespère.
(Propos recueillis par Amédée Schwa.)
Albert Gérard
a publié, dans lovendrin n°3, un article sur C. F. Ramuz : «Le miracle est dans le quotidien» (http://lovendrin.oldiblog.com/?page=articles&rub=166825); à lire également :- «De la situation faite à lart religieux», revue Tu es Petrus (n°69-70, nov. 1999-févr. 2000);
- un entretien publié par le journal Présent (23 déc. 95 et 13 janv. 96).
*
Les principaux ouvrages des Charlier sont:
Henri Charlier,
LArt et la Pensée, DMM, 1972; Le Martyre de lart, NEL, 1957; rééd. DMM, 1989. (achat: http://librairiecatholique.forumdiffusion.net/livres/litterature/essais/le_martyre_de_lart_lart_livre_aux_betes.aspAndré Charlier,
Lettres aux capitaines, Ste-Madeleine, 1980 (achat: http://www.librairiecatholique.com/livres/adolescents/17_ans_et__/vie_chretienne/lettres_aux_capitaines_.asp); Que faut-il dire aux hommes, NEL, 1964.P.-L. Rinuy a publié une étude intitulée «Henri Charlier, le maître du Mesnil-Saint-Loup et lart religieux entre les deux guerres», in Bull. de lHist. de lArt français,1993.
*
De Bernard Bouts, on lira Pages de journal, DMM, 1985 ; on regardera uvres, DMM, 1981.
Sur lui, on lira le n° 303 dItinéraires (mai 1986) : articles dYves Daoudal et de Georges Laffly, auxquels sont joints quelques textes du peintre.
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Pour se procurer les cahiers Racines (dix numéros parus entre 1993 et 2002), écrire à:
Albert Gérard, 84330 Le Barroux.
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