• Discours de Léon Daudet

    Défense des Humanités Gréco-Latines

    discours prononcé à la Chambre des Députés

    le 27 juin 1922

    par Léon Daudet

    M. Léon Daudet. - « Berardus nobis hæc otia fecit. » (Sourires.)

    Je veux tout d’abord remercier le grand maître de l’Université, ministre de l’Instruction publique, qui nous permet, dans ces séances du matin, d’aborder des controverses dépourvues de tout fiel et de tout venin. En effet, la question des humanités, qui a été traitée jusqu’ici avec une grande éloquence et dans son sens le plus large, dépasse les questions de politique courante.

    Il se peut que, dans la suite des temps, elle les effleure ; mais cette question des humanités est, pour moi, une question nationale. (Très bien! très bien! à droite et au centre.)

    Je ne conçois pas de culture générale, c’est à dire de fondement de la connaissance et de la possibilité d’avancer dans la connaissance, au cours des circonstances et des tournants de la vie, tout au moins pour les hommes de notre pays, sans les humanités.

    M. Herriot nous a dit très éloquemment, l’autre matin - je n’ai malheureusement pas pu assister à la première partie de son très beau discours, mais je l’ai lu dans le Journal officiel, - qu’il y avait un humanisme français. Bien sûr, il y a un humanisme français. Il y a un humanisme français magnifique, qui compte, à mon avis, quelques-uns des plus beaux noms de notre littérature.

    Nous ne sommes pas ici pour classer les auteurs et distribuer des prix, bien qu’il s’agisse de questions universitaires et littéraires. Néanmoins on peut dire que, dans l’histoire des lettres françaises, il n’y a rien de supérieur, il n’y a peut-être rien d’égal en poésie à Villon et à Ronsard, en philosophie à Montaigne, le père intellectuel de Pascal, et en littérature violente, ardente, à Rabelais, père de tout le roman contemporain. (Très bien! très bien!)

    Ainsi il semblerait assez logique de dire : pourquoi aller chercher les Grecs et les Latins, puisque nous avons déjà des modèles parfaits, non seulement pour ceux qui voudront dans la suite s’adonner aux lettres - ils sont relativement peu nombreux - mais pour ceux qui voudront avoir le jugement clair, une vie noble, correcte, digne, ouverte aux préoccupations de l’esprit, et plus tard, à quelque métier qu’ils s’adonnent, atteindre à cette vision générale des choses qui permet aux visions particulières leur développement.

    Messieurs, je vois à cela plusieurs objections. La première - et je crois l’avoir faite l’autre jour d’une façon cursive à M. Herriot - c’est qu’il n’est pas possible de lire Montaigne, de lire Rabelais, pour ne prendre que ces deux-là, sans la connaissance du latin et sans une certaine connaissance du grec.

    Montaigne est littéralement farci de latin. Je vous dirai que je l’ai beaucoup cultivé. Je n’avais pas plus de sept ans quand mon père, imitant en cela Montaigne lui-même, me mettait à l’étude du latin et du grec et me faisait lire du Montaigne tous les soirs avant de m’endormir.

    C’est vous dire qu’à cet âge-là je sautais les passages difficiles, en latin, de Montaigne. Mais plus tard je me suis aperçu qu’ils faisaient trame avec la substance et qu’il était impossible de lire Montaigne sans avoir une réelle connaissance du latin.

    De même pour Rabelais. Le vocabulaire de Rabelais est d’une richesse infinie. Il comprend des termes tourangeaux, gascons, provençaux, en très grande quantité. C’est presque un auteur félibréen, mes chers collègues. Il comprend aussi des mots grecs et latins, qui n’ont pas encore subi les modifications les amenant au français actuel, qui sont encore tout chauds, en quelque sorte, de leur sortie de la Renaissance. (Très bien! très bien!)

    Bref, il me paraît impossible d’instituer un enseignement des humanités dites françaises, sans un enseignement préalable des humanités gréco-latines.

    D’ailleurs M. Bracke a défendu ce point de vue avec une très grande compétence en grec.

    à cela M. Herriot répond : ce n’est pas le grec, ce n’est pas le latin que l’on fait dans les lycées qui peuvent permettre d’avoir la connaissance de ces langues, à laquelle parviennent ceux qui plus tard seront des professeurs de langues anciennes.

    C’est bien entendu. Aussi je considère que ce qu’on donne dans l’enseignement secondaire de latin et de grec a deux buts : en premier lieu former le jugement de l’enfant, en second lieu mettre à même d’avancer ceux qui plus tard voudront se perfectionner dans ces connaissances indispensables, selon moi, même si l’on se consacre aux sciences, à la culture générale.

    L’éducation de l’enfant s’adresse à lui dans deux périodes de sa formation qui, selon moi, sont différentes. Il y a, pour les jeunes garçons, comme d’ailleurs pour les filles - mais je ne m’occupe en ce moment que des garçons - une première partie de l’éducation et de la formation intellectuelle qui va jusqu’à la puberté. à ce moment, les influences héréditaires, les influences transmises, qui sont le plus souvent des influences sages, ne sont pas encore troublées, ne sont pas devenues limoneuses par des préoccupations de l’ordre sexuel. C’est seulement entre la neuvième et la dixième année et jusqu’à la vingtième année, qui est l’âge où ces préoccupations sont en quelque sorte décantées, c’est dans cette période de la vie que l’application du jugement, que selon moi forment surtout les lettres anciennes, est le plus nécessaire dans la période de l’enseignement secondaire, qui va de la classe de sixième à la classe que de mon temps on appelait la classe de rhétorique et qui maintenant s’appelle la classe de première.

    Des études de médecine récentes montrent, en effet, que c’est pendant cette période trouble, où la raison de l’enfant, raison qui, je vous l’ai dit, existe beaucoup plus tôt qu’on ne le pense généralement, qui est notamment assez pure et assez nette chez l’enfant de sept ans, que c’est, dis-je, au moment de cette période trouble qu’il est le plus important d’asseoir le jugement.

    Vous savez que la maladie du jugement, qu’on appelle, d’après la racine grecque, l’aphronie : de a privatif et phronos jugement, est un trouble cérébral et corporel qui prend les enfants à l’âge de onze ans et les accompagne jusqu’à l’âge de vingt ans, l’âge de l’échéance philosophique, des connaissances métaphysiques qui libèrent la personne humaine des préoccupations exclusives de l’instinct sexuel.

    Pendant cette période, je considère que les humanités, même sous la forme réduite où elles sont enseignées, sont la meilleure assise du jugement.

    Pourquoi cela ? Pour bien des raisons. Les mots français dont nous nous servons, que nous parlons et que nous écrivons, dépendent de leurs racines, et il n’est pas indifférent qu’au moment où nous les disons et où nous les écrivons, nous ayons une idée générale de ces racines et de leur puissance étymologique. (Très bien! très bien!)

    Un philosophe allemand dont il a été beaucoup question ici, Fichte, qui est le grand élève et le successeur de Kant, a assis le nationalisme allemand d’une façon un peu abrupte et ténébreuse, comme le font les Allemands, sur cette question des racines linguistiques.

    Il a dit, et ceci est le fond de sa théorie, que le germanisme avait droit à la domination intellectuelle universelle parce que c’était une langue pour laquelle les racines sont toujours vivantes ; que ce n’était pas une langue comme nos langues gréco-latines dont nous prononçons et écrivons les mots sans avoir la vision de leurs racines. Fichte donne sur ce point de nombreux exemples. Je crois sa théorie assez fausse, mais cela m’entraînerait trop loin de démontrer en quoi je la considère comme telle quant à la langue allemande, et je me bornerai à vous dire qu’il y a un point vrai dans la doctrine de Fichte : c’est que la connaissance par l’homme des racines du langage, la connaissance même cursive et abrupte au moment où il parle et où il écrit, est nécessaire pour la formation du jugement et lui enlève ce flottement, ce je ne sais quoi d’incohérent et de trouble que le maître psychologue, le docteur Bérillon a appelé l’aphronie.

    Mais, messieurs, il y a un point de vue encore supérieur qui doit nous amener à considérer que les humanités seraient utiles - je dis utiles - à tous les enfants de la France et qu’elles sont nécessaires à tous ceux qui veulent, quelque carrière qu’ils aient choisie, si modeste qu’elle soit - d’ailleurs, Messieurs, il n’y a pas de carrière modeste... (Applaudissements.)

    - M. le Ministre de l’Instruction publique.

    - Très bien !

    - M. Léon Daudet

    .- ... faire œuvre utile dans n’importe quel milieu social. Cette raison, la voici.

    La réforme de notre collègue M. Leygues - la réforme de 1902 - me semble ressortir de cette vue philosophique générale, à mon avis inexacte, et que je voudrais brièvement discuter ici, qui avait cours dans la troisième partie du dix-neuvième siècle, qui était sortie des grands travaux scientifiques de Claude Bernard et de Charcot, et d’après laquelle la nature doit primer l’étude de l’homme, c’est-à-dire l’humanisme. Nous nous trouvons là en face d’une opposition complète. [...]

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    dans lovendrin n°19.


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