-
<?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p></o:p>
L<o:p></o:p>
es îles Marquises furent pour Gauguin comme une île où il échoua après plusieurs naufrages aux yeux du monde. Sous cette apparence de naufrage se cachait en réalité lextraordinaire découverte dun nouveau monde : il fut un Christophe Colomb. Il fut aussi un Robinson Crusoë qui réalisa sur son île le monde idéal quil pressentait, celui de sa vision, mais que personne ne vint rechercher.<o:p></o:p>
Dautres peintres avant lui avaient pris la route. Delacroix avait rapporté du Maroc de beaux croquis. Les Orientalistes avaient étudié les couleurs locales, les plus doués avec beaucoup dauthenticité, Fromentin par exemple. Mais cette couleur locale mêlée de pittoresque donnait à leurs uvres un cachet exotique plus ou moins prononcé, appelé à devenir nuisible à la longue. On chercherait en vain cet exotisme chez Gauguin : force est de constater que sa peinture dans les îles est dans la lignée de sa peinture en Bretagne. Il progresse en Océanie, mais cest toujours le même chemin quil suit. Ce nest pas là le moindre prodige de sa vie, que cette poursuite incessante vers labsolu de sa vision de peintre sans se laisser distraire par le paysage changeant.<o:p></o:p>
Les îles où se réfugient les héros naufragés sont toujours des îles désertes. Gauguin mourut abandonné de tous, lui qui navait abandonné personne. Il sagit maintenant de corriger le mythe détestable qui veut à toute force que Gauguin ait délaissé sa famille pour la peinture. Approbation des uns, qui en font un révolutionnaire en rupture avec son milieu ; blâme des autres, qui en font un salaud et prétendent ainsi réduire sa peinture à néant. Si la légende disait vrai, ce ne serait pas à lhonneur de Gauguin mais nôterait rien à son génie ; or on constate en lisant les lettres de Gauguin à sa femme que cest la belle-famille danoise qui a séparé les deux époux, nappréciant pas que Gauguin ait quitté une fructueuse position de financier pour le métier de peintre. La famille Gauguin partit au Danemark parce que la vie en France était devenue trop difficile ; sur place on proposa aux époux une séparation provisoire quon rendit définitive par la suite. <o:p></o:p>
Un artiste français pauvre, marié à une Danoise, une belle-famille qui essaye de les séparer, cest aussi un épisode de la vie de Léon Bloy ; la similitude des situations est assez curieuse pour être signalée. Bloy note dans son journal, en juin 92[1] : « Jeanne a reçu 10 fr. et une lettre affectueuse. Seulement, je parais être éliminé complètement et ce conseil fantastique est donné à ma femme de se séparer de moi pour aller vivre au Jutland avec Véronique. Notre chère enfant est évidemment la cause de cet accès de tendresse maternelle. On voudrait la ressaisir. » Quelques jours plus tard : « [Jeanne] reçoit une lettre odieuse de lamie Danoise à qui elle écrivait le 17 et dont elle se croyait si sûre. [ ] Pas un mot pour moi. Je suis éliminé, je ne compte pas. Évidemment Jeanne est très coupable davoir épousé un homme pauvre. Lhospitalité lui est offerte en Danemark. Elle irait vivre là-bas avec Véronique et je me débrouillerais ici comme je pourrais, etc. Ma belle-mère avait déjà donné ce conseil. » <o:p></o:p>
Sept ans auparavant, Gauguin avait été victime du même procédé (« Maintenant que ta sur a réussi à me faire partir » écrit-il à sa femme[2] en août 85, et un mois plus tard : « je mattends à tout de ton pays et de ta famille ») ; mais lissue en avait été dramatique pour lui. Jeanne Molbech connaissait la pauvreté de Bloy avant de se marier, alors que Mette Gad avait épousé un jeune homme à lavenir professionnel prometteur qui sétait « dévoyé » : là réside sûrement lexplication. Le « Jeanne est très coupable davoir épousé un homme pauvre » trouve son écho chez Gauguin : « naturellement pour ta famille, je suis un monstre de ne pas gagner dargent » (août 85). Il noublie pas les protestants : « jai été sapé par en dessous par quelques bigotes protestantes, on sait que je suis un impie » (août 85). Léon Bloy, à loccasion dun voyage au Danemark (fait, comme Gauguin, pour raisons financières en 1899-1900), signalera ces défauts : « Traits caractéristiques des protestants, à quelque secte quils appartiennent. Haine de la pénitence, amour de tout ce qui est facile, indifférence monstrueuse pour tout ce qui est beau. » Gauguin prenait justement la voie difficile du Beau. Quant à son devoir de père de famille, il estimera lavoir fait : « Le devoir ! Et bien quon y vienne à ma place, je lai mené jusquau bout, et cest devant limpossibilité matérielle que jaurai cédé. » (août 85)<o:p></o:p>
Tout cela suffirait à blanchir Gauguin de laccusation dabandon, mais le mythe a la vie dure. Le roman de Somerset Maugham, The Moon and six pence, vie romancée de Gauguin, nest peut-être pas étranger à la vulgarisation de ce mythe. Lauteur avait peu de documents quand il écrivit ce livre ; la première fois quil entendit parler du peintre, cétait à Paris en 1903, dans les milieux bohèmes de Montparnasse, lannée de la mort de Gauguin aux antipodes : la légende devait être déjà forgée en ce sens. Le titre anglais, « La lune et trois francs six sous », exprime la confrontation de lidéal et de la réalité [3] ; si le roman a contribué à créer le mythe Gauguin, il nen reste pas moins que le personnage campé, Charles Strickland, est un Gauguin très vraisemblable. Ainsi, dans lentourage de Strickland, tout le monde est convaincu quil a abandonné sa famille pour vivre à Paris avec une maîtresse ; le narrateur est stupéfait de retrouver lartiste seul et livré à la peinture, situation inexplicable pour la société.<o:p></o:p>
La réalité est que non seulement Gauguin na pas voulu se séparer de sa famille, mais quen plus il sest toujours intéressé à ses enfants et a longtemps envisagé de reprendre la vie commune. Il reproche de nombreuses fois à sa femme délever les enfants dans lignorance de leur père et de leur langue maternelle : « Maintenant pas un des enfants ne doit parler le français. Ta famille doit être contente de triompher sur toute la ligne. » (avril 86) « Que jécrive ou que je nécrive pas, est-ce que ta conscience ne te dit pas quil me faut donner tous les mois des nouvelles des enfants que je nai pas vus depuis 5 ans Et cependant à loccasion tu sais me rappeler que jen suis le père. » (juin 89) La perspective de la vie commune nest pas définitivement écartée, au fil des années : « De ton côté tâche de me faire connaître au Danemark. [ ] cest encore le moyen le plus sûr de nous remettre ensemble » (août 85) ; « espérons qualors je retrouverai en compensation de mes chagrins domestiques le plaisir de mes enfants. Vieux tous les deux nous saurons peut-être mieux nous comprendre. » (mars 1888) Se sentant toujours plus seul, Gauguin se réfugie dans lespoir dune vieillesse idéale de patriarche : « A défaut de passion, nous pouvons avec des cheveux blancs entrer dans une ère de paix et de bonheur spirituel entourés de nos enfants, chair de notre chair. » (mars 1891)<o:p></o:p>
<o:p> </o:p>
N<o:p></o:p>
ayant plus dattaches, livré à lui-même, Gauguin veut partir. Il na pas de destination précise : il sagit avant tout de quitter la France. Il va à Panama et à la Martinique en 1887. Les années suivantes, ce ne sont que des projets : il parle daller au Tonkin en 89 ; en Océanie, ou à Madagascar, ou au Tonkin, en 90. Le port darrivée na pas dimportance : limportant, cest de se soustraire aux plaies dargent et à une société dans laquelle il ne trouve plus sa place. Il pourrait donc aller aussi bien au Tonkin « attendre des jours meilleurs » (juin 89) quà Panama « pour vivre en sauvage Je connais à une lieue en mer de Panama une petite île (Taboga) dans le Pacifique, elle est presque inhabitée, libre et fertile. » (avril 87) Somme toute, il cherche un lieu à sa ressemblance, quil ne trouvera pas. Tous ses voyages seront la quête dun lieu plus sauvage : la Martinique en 87, cest encore la civilisation ; Papeete en 91, cest encore trop civilisé, il part sinstaller dans la campagne ; Tahiti, cest décidément trop civilisé, aussi part-il en 1901 aux Îles Marquises, quil qualifie avec délices d « îles anthropophages » : le comble de la sauvagerie ! Ce caractère sauvage, il lavait dabord trouvé en Bretagne où il avait passé un an à Pont-Aven, et où il sétait lié avec Émile Bernard et Charles Laval. « Jaime la Bretagne. Jy trouve le sauvage, le primitif. » Rassurons les Bretons, cétait un compliment. Gauguin explique son désir de partir par la recherche dune vie matérielle plus aisée parce quil ne perçoit pas encore une motivation plus profonde : celle de retrouver un art originel, primitif, qui sopposerait au réalisme et au naturalisme alors de mise. Ces deux dernières tendances, et tout lart occidental des derniers siècles, sont considérées par lui comme dégénérées, sétant tournées vers la reproduction stricte de la nature ou la sensualité. Gauguin veut retrouver ce qui a été lart des grandes civilisations, un art exprimant une spiritualité. Sa recherche du primitif est fondamentalement une recherche des principes de lart. Même étymologie. On ne saurait être plus réactionnaire.<o:p></o:p>
Paul Gauguin part avec Laval à Panama davril à novembre 1887. Quand ils débarquent à Panama, ils saperçoivent que le percement du canal en cours à fait monter les prix : leurs prévisions économiques sont fausses. Laval attrape la fièvre jaune ; Gauguin doit sengager comme terrassier pour le percement du canal. Les conditions de travail sont déplorables, les ouvriers meurent en grand nombre. « Il faut quici je remue la terre depuis 5H 1/2 du matin jusquà 6 heures du soir, au soleil des Tropiques, et la pluie tous les jours. La nuit dévoré par les moustiques. » Gauguin, gravement malade à son tour, et Laval réussissent à gagner la Martinique en juin. Il écrit à sa femme : « Des nègres et négresses circulent toute la journée avec leurs chansons créoles et un bavardage éternel. [ ] Je ne pourrai te dire mon enthousiasme de la vie dans les colonies françaises. » Il va jusquà écrire, non sans malice peut-être : « Jespère bien te voir ici un jour avec les enfants ; ne jette pas les hauts cris, il y a des collèges à la Martinique et les blancs sont choyés comme des merles blancs. » (juin 87) Son enthousiasme pour « la vie dans les colonies françaises » naura quun temps, à Tahiti les colons lui deviendront vite insupportables ; mais ce premier contact avec les populations des îles est réussi. Le séjour ne se prolonge pas longtemps : largent manquant, les peintres essaient de se faire rapatrier et quémandent de largent à leurs amis en France.<o:p></o:p>
Pour ce qui est de lart, Gauguin revient avec des dessins et quelques toiles marquées par la luxuriance de la nature. Ce sont plutôt les toiles qui seront peintes ensuite en Bretagne (Nature morte aux trois petits chiens, Nature morte « Fête Gloannec », 1888) qui révèlent le plus une évolution, le temps que se décantent les choses vues, ainsi que quelques zincographies à thème mar-tiniquais de 89/90 où lon constate une nouvelle utilisation de lespace et de la composition, plus décorative et monumentale. [...]
<o:p></o:p>
Lisez l'intégralité de cet article de Samuel dans lovendrin n°2.
[1] Léon Bloy, Journal inédit, LÂge dHomme, Paris, 1996.<o:p></o:p>
[2] Paul Gauguin, Lettres à sa femme et à ses amis, Grasset, Paris, 1946.<o:p></o:p>
[3] Le titre français, LEnvoûte, est devenu dans les récentes rééditions, LEnvoûté, par myopie des éditeurs vraisemblablement : la traductrice justifie en tête de sa traduction le choix du mot « envoûte ».<o:p></o:p>
votre commentaire -
<?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p> </o:p>
Il<o:p></o:p>
y a la Règle dOr ; lhistoire de Boucle dOr ; LÂne, roman dApulée, devenu LÂne dor parce que cest un bon livre et quil a longtemps enrichi les libraires ; la Légende des Saints, devenu la Légende dorée pour les mêmes raisons. Et il y a le Nombre dOr, parfois nommé Section dorée ou divine proportion.<o:p></o:p>
Le nombre dor est ce rapport entre longueur a et largeur b tel que a/b = (a + b)/a, ce qui revient à a/b = (1+√5)/2. Un rectangle construit sur ce nombre a les proportions que voici :<o:p></o:p>
<o:p> </o:p>
<o:p> </o:p>
<o:p> </o:p>
Doù est tiré ce rapport ? « Depuis lAntiquité, on considère quun rectangle a des proportions parfaites si, lorsquon enlève un carré, le rectangle restant a les mêmes proportions que le rectangle initial. »[1] Comprenez que dans la figure ci-dessous, le petit rectangle C a les mêmes proportions que le grand rectangle A si on enlève à celui-ci le carré B. Les rectangles A et C sont construits sur le Nombre dOr.<o:p></o:p>
<o:p> </o:p>
A<o:p></o:p>
<o:p> </o:p>
B<o:p></o:p>
<o:p> </o:p>
C<o:p></o:p>
<o:p> </o:p>
Jadmets quil y a là quelque chose de satisfaisant du point de vue géométrique. La question est de savoir si on doit considérer ces proportions également satisfaisantes dans le domaine de lesthétique. Certains historiens de lart, certains architectes le pensent, qui ne jurent que par le nombre dor et qui expliquent tout par lui : les pyramides égyptiennes, les temples grecs, les cathédrales médiévales Dautres vous retrouvent le nombre dor partout dans un tableau. Une abondante littérature existe en sa faveur, écrite par des gens persuadés que circule dinitiés en initiés ce secret de beauté<o:p></o:p>
Ce besoin de se référer et, plus, de se conformer à un nombre ne révèle-t-il pas une grande anxiété, la crainte de ne pas avoir dans son propre il ou sa propre oreille loutil apte à juger et estimer ? Outil que lartiste forme avec le temps, à force de jauger dun point de vue quantitatif, certes, mais surtout qualitatif. Or utiliser le nombre dor, cest passer dune considération quantitative à une conclusion qualitative : il y a erreur daiguillage. Aulu-Gelle rapporte que Varron sétait astreint à placer une césure à tel endroit précis de ses vers, non pour une raison rythmique mais « pour une raison tirée de la géométrie »[2] (ratione quadam geometrica). Cest le même abus, appliqué à la poésie.<o:p></o:p>
Jai devant les yeux une étude intitulée Nombre dor, nature et uvre humaine[3]. Les exemples tirés de la nature (coquilles diverses, cur de chardon ) sont parlants et la présence du nombre dor y est indubitable. Cela na rien de surprenant, la rigueur géométrique de ces choses étant manifeste. Lanalyse déraille lorsque lauteur crée un squelette de cheval idéal au nombre dor daprès des types de chevaux existants. Puis il sintéresse aux visages, trouve du nombre dor partout mais note que, tout de même,
son étude est « plus anthropométrique quar- tistique » : il touche un point crucial mais ny reviendra pas. En passant il se réjouit que Laetitia Casta soit, elle aussi, au nombre dor ; du moins la-t-il lu dans le Figaro Magazine, quil qualifie de « revue sérieuse ». <o:p></o:p>Luvre humaine, maintenant : méga- lithes, abbayes cisterciennes, rosace du xive, tout cela est beau et hautement spirituel parce que construit sur le nombre dor. Un artiste a sa place ici, Rémi Damiens, quon voit « à la recherche de formes avec son compas de proportion » car pour lui « la divine pro- portion nest pas quun nombre, cest une philosophie. » La sculpture donnée en exemple ne donne pas une haute idée de lapport artistique du nombre dor.<o:p></o:p>
Combien lesprit dans lequel une uvre a été conçue a plus dimportance ! Des uvres de petite taille peuvent avoir un caractère monumental (ainsi en est-il de nombreuses statuettes égyptiennes), quand de gigan- tesques sculptures nont pas plus de présence quun petit caillou[4]. De plus, pour beaucoup duvres sinon toutes, la taille de création est primordiale : Charles Cordier a modelé de très-estimables bustes grandeur nature qui ont été ensuite soumis au procédé de réduction, devenant des bibelots[5] ; les proportions pourtant étaient rigoureusement gardées, preuve quelles ne sont pas tout. <o:p></o:p>
En architecture, la référence à un module (ou pas) va de soi. Le module est la mesure de base quon retrouve dans tout lédifice, multiplié ou divisé. Larchitecture grecque prenait comme module le rayon de la colonne à sa partie inférieure. Ce module était multiplié pour déterminer la hauteur de la colonne et subdivisé pour déterminer « les hauteurs et les saillies de chaque moulure »[6]. Lutilisation du module est facteur dunité, évidemment ; à ce titre, elle est fort estimable. Mais lunité nest pas tout, et des tas de choses sont belles sans être astreintes à un module. Un bâtiment peut être fort laid et construit sur un module : la récente église Notre-dame de lArche dAlliance (Paris xve), est conçue sur un pas de x mètres. Cela ne lempêche pas dêtre déplorable du point de vue de larchitecture religieuse.<o:p></o:p>
Sagissant des églises médiévales, on a déterminé pour certaines sur quel module elles étaient basées : labbatiale de Saint-Denis est construite sur un module de 0,325m. Ce nombre na rien de magique, cest le pied parisien. Régine Pernoud, à qui jemprunte ces précisions, note que les architectes médiévaux utilisent en général des proportions élémentaires de un à deux, un à trois, et que, si le nombre dor « peut être retrouvé dans le plan de la cathédrale de Reims », les constructions géométriques restent simples et « nont rien à voir avec les systèmes numériques étouffants édifiés de nos jours par certains commentateurs. »[7]<o:p></o:p>
Les architectes médiévaux avaient en réalité un solide sens du concret. Ils ont toujours eut à cur de bâtir à taille humaine. Labbatiale de Fontfroide est une exception, qui écrase lhomme par des socles démesurément hauts. Henri Focillon fait cette remarque au sujet de la particularité de Fontfroide : « Ainsi, entre le pavement et les bases, sétablit une sorte de puissante zone abstraite, des socles nus qui semblent navoir pour fonction que de hausser tout le système, toute léglise dans les airs. »[8]<o:p></o:p>
Zone abstraite révélatrice dun changement de mentalité : car pourquoi hausser léglise dans les airs ? « Voilà le malheur : cet art gothique qui veut monter, qui aspire à une légèreté quasi-aérienne, pourquoi veut-il sélever autant puisque Dieu lui-même est présent sur lautel ? », notait Henri Charlier[9], mettant le doigt sur ce qui distingue lesprit roman de lesprit gothique. À Saint-Pierre de Rome, laberration (loubli du module réel de tout bâtiment : lêtre humain) deviendra système : basilique pour paroissiens cyclopéens, pour bigotes de concours.<o:p></o:p>
Robert Chalavoux nous apprend que Fontfroide est « un dosage de rectangles dor et de rectangles dont les proportions longueur sur largeur = 1, 414 (qui est le rapport du côté dun carré à sa diagonale) ». Cest beaucoup de précisions mathématiques pour une abbaye qui présente, on la vu, une dispro- portion flagrante, dun effet malheureux. <o:p></o:p>
Faut-il rejeter toute théorie explicative de lharmonieux par les mathématiques ? Poésie et raison sont souvent considérées comme antinomiques. Adolescent, celui qui aime la littérature est porté à mépriser les mathématiques ; ce fut mon cas, jusquà ce que, post baccam, dégagé des cours de maths, je maperçoive que cette matière me manquait. Art et raison ne sopposent pas, mais la correspondance entre eux, si elle existe, il ne nous est point donné de la saisir. Peut-être nous apparaîtra-t-elle dans son évidence quand nous serons renseignés sur tout ou presque autant que nous laurons mérité ; la réalité terrestre est que lartiste qui astreint son art aux mathématiques est ipso facto perdu. Albert Gleizes sempêtra dans les spéculations géométriques : sacharnant sur les concepts de translation (déplacement des plans), de rotation (inclinaison des plans autour dun point focal), concepts intéressant lornemental plus que la peinture, il oublia que ce nest pas la composition qui régit la forme, mais la forme qui ordonne la composition. Il passa à côté de ce quil cherchait et fut contraint dintituler des toiles « support de méditation » ou « toile pour la contemplation » pour pallier le manque. Lillustration ci-après parle delle-même.
Notre auteur du Nombre dor, nature et uvre humaine finit par se poser cette question : « les cartes de crédit sont-elle au nombre dor ? » Il fallait y penser. Sa réponse : « Presque, elles ont en trop 2/100e de leur largeur mais à lil cest acceptable. » Quune carte de crédit ait autant de spiritualité quune abbaye cistercienne, on ne sy attendait pas. Le plus gênant est quil saccommode de 2/100e de différence, tout comme il saccommode (au début de louvrage) dun calcul approximatif du nombre dor en comptant des enjambées. Face à la mystique pythagoricienne des sectateurs du nombre dor, le bon sens est, comme souvent, efficace. Le rapport (1+√5)/2 donne un nombre approchant 1,618. Ce nest pas un nombre entier. Autant le mathématicien peut le manier sans difficulté sous sa forme (1+√5)/2, autant larchitecte dans ses plans, et encore plus le tailleur de pierre et le maçon sur le chantier, doivent utiliser un nombre rond (à 10-3). Concrètement ne peut être utilisé quun nombre approché : on conçoit ce quun « nombre dor imparfait » a dabsurde.<o:p></o:p>
Samuel<o:p></o:p>
[1] Lucien Chambadal, Calcul pratique, Paris, 1983, p.188.<o:p></o:p>
[2] Nuits attiques, xviii, 15.<o:p></o:p>
[3] Par Robert Chalavoux, Marseille, 2001.<o:p></o:p>
[4] Voyez le Mont Rushmore où sont sculptées les visages de quatre présidents américains, de dix-huit mètres de haut.<o:p></o:p>
[5] À des fins commerciales. Le bourgeois xixe aimait les petits machins tirés en série : il en tirait une satisfaction mécénale à peu de frais. Lart de Carpeaux ne sen releva pas.<o:p></o:p>
[6] Nouveau manuel darchitecture, par Toussaint de Sens, Encyclopédie Roret, 1857, tome 1, pp. 6-7.<o:p></o:p>
[7] Régine Pernoud, « Comment on construisait une église », in Histoire générale des églises de France, ouvrage collectif, Robert Laffont, 1966, p. 159.<o:p></o:p>
[8] Art dOccident, Paris, 1938, livre ii, chap. i : « Le premier art gothique », section iii.<o:p></o:p>
[9] « Théologie dune église romane », in Racines n°3, p. 92, juillet 1994. <o:p></o:p>
votre commentaire -
des visiteurs<?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p></o:p>
<o:p> </o:p>
L<o:p></o:p>
ors de lexposition Barnes au musée dOrsay (en 1993, me semble-t-il), exposition qui présentait la très-complète collection de ce docteur, je fis la queue deux heures et demi dans un froid prononcé et sous la neige. La joie de voir les toiles rares lemportait sur le désagrément du climat. Au cours de la visite, cependant, je fus amené à me demander ce qui avait poussé certains visiteurs à affronter lhiver, car lamour de lart nétait pas, à lévidence, ce qui les avait menés là. Devant un nu ovale de Van Gogh, un père expliqua à son jeune fils que cétait « mal peint exprès ». (On me rapporte quon put lire semblable appréciation sur le livre dor de lexposition Vuillard au Grand Palais : « Cest moche exprès. ») <o:p></o:p>
Il faut croire que les nus stimulent les imbéciles : toujours chez Barnes, devant un magnifique grand nu de Modigliani, un visiteur, montrant de lindex lombre de la raie des fesses, déclara à ses amis : « Celle-là, elle est mal torchée. » Jai honte de rapporter cette double grossièreté, et de langage, et de pensée la première étant bénigne, dailleurs, par rapport à la seconde mais elle est si significative ! Rien ni personne ne forçait ces gens à voir cette exposition, sauf peut-être que cétait une grande exposition. À ce titre, elle avait bénéficié dune réclame réitérée jusque dans les pages les plus culturelles des magazines télé, devenant ainsi un événement obligatoire pour les personnes les moins concernées.<o:p></o:p>
Les gens instruits peuvent avoir des sorties surprenantes. Lors dune expo- sition de gravures de Corot à la Bibliothèque Nationale, jentendis un vieux monsieur à serviette dire à un deuxième vieux monsieur à serviette : « Mais enfin ! Bracquemond était un graveur néo-platonicien ! » Perspectives infinies <o:p></o:p>
Plus redoutables que nimporte quels visiteurs isolés sont les groupes. Une douzaine de femmes se cultivant sous lautorité dune maîtresse-guide compro- mettent sans effort votre visite. À vous de ruser pour éviter leur attroupement inerte devant telle toile et surtout, surtout ! mettez tout en uvre pour ne pas entendre un seul mot de la guide. Il y a une chance que ce soit plat, un risque que ce soit une horreur. Jai entendu, à lexposition « Gauguin et Pont-Aven » (au Luxembourg), une guidesse expliquer avec un sourire entendu que « Gauguin aimait les petites filles. » Maudit soit-elle.<o:p></o:p>
On va dire que je men prends aux dames encore ! Ma chronique sur les bas-bleus dans le numéro de septembre ma valu des lettres ulcérées, la plupart de femmes qui nétaient pas visées mais sy sont reconnues. En réalité je ne fais que souligner la détestable oisiveté à laquelle les femmes sont soumises dans notre société sexiste : car si les méchants mâles les laissaient travailler, elles nencom- breraient pas les salles de musées. Cela mamène à un deuxième sujet.<o:p></o:p>
<o:p> </o:p>
des censeurs<o:p></o:p>
<o:p> </o:p>
D<o:p></o:p>
ésormais vous serez passibles dun an de prison et dune forte amende lorsque vous utiliserez des termes sexistes ou homophobes ; je dis : vous, car moi je nen utilise jamais, comme bien vous pensez. Remarquons, en passant, que considérer pédé comme une insulte revient à reconnaître quêtre chevalier de la manchette est une tare (Jemprunte cette jolie expression à Jean-Jacques.) Mais je ne sais pas si le législateur et les obsédés censeurs voient si loin. Jaurais plutôt tendance à penser que leurs vues sont singulièrement bornées. Pour éviter cette malheureuse conséquence, allons au delà de cette loi timorée : obligeons tout un chacun à utiliser ces termes comme compliments. Que p***, s***, et autre c***, ainsi que t*** et p***, soient pris de façon laudative. On dira par exemple à la personne qui tient la porte devant nous : « Vous êtes une belle tantouse. » - en guise de louange. Si cette personne le prenait mal, elle serait poursuivie pour homophobie. Hélas, je sais que ma proposition sera jugée irrecevable, elle est trop audacieuse. Dommage, on se serait amusé un peu.<o:p></o:p>
G. Lindenberger<o:p></o:p>
votre commentaire -
C. F. Ramuz,<?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p></o:p>
Éléments Bibliographiques<o:p></o:p>
<o:p> </o:p>
Les uvres complètes de Charles Ferdinand Ramuz parurent en vingt volumes à Lausanne en 1940 (du vivant de lauteur). Les écrits de Ramuz furent souvent publiés dabord en revue ; nous ne donnons ici que les parutions en librairie des ouvrages principaux.<o:p></o:p>
1903 Le Petit Village, poème en prose<o:p></o:p>
1905 Aline<o:p></o:p>
1906 La Grande Guerre de Sondrebond, poème<o:p></o:p>
1908 Le Village dans la Montagne<o:p></o:p>
1909 Jean-Luc persécuté<o:p></o:p>
1911 Aimé Pache, peintre vaudois<o:p></o:p>
1913 Vie de Samuel Belet<o:p></o:p>
1914 Adieu à beaucoup de Personnages<o:p></o:p>
1916 Les Grands Moments du xixe siècle français (en art et en littérature)<o:p></o:p>
1917 Le Règne de lEsprit malin<o:p></o:p>
1921 Salutations paysannes<o:p></o:p>
1923 Il rencontre Henry-Louis Mermod, qui devient son principal éditeur.<o:p></o:p>
1924 La Guérison des Maladies<o:p></o:p>
1926 La Grande Peur dans la Montagne<o:p></o:p>
1928 La Beauté sur la Terre<o:p></o:p>
1929 Six Cahiers (notes et remarques diverses)<o:p></o:p>
1932 Adam et Ève<o:p></o:p>
1934 Derborence<o:p></o:p>
1936 La Suisse romande<o:p></o:p>
1937 Si le soleil ne revenait pas<o:p></o:p>
1938 Paris, notes dun Vaudois<o:p></o:p>
1939 Découverte du monde<o:p></o:p>
1942 La Guerre aux papiers<o:p></o:p>
Mentionnons le journal de Ramuz (1896-1942) et les déchirantes dernières pages de 1942-1947, parues en 1949. Nous rappelons les quatre essais significatifs : Raison dêtre (1926), Taille de lHomme (1933), Questions (1935) et Besoin de grandeur (1937). La biographie de référence reste celle de Georges Duplain (C. F. Ramuz, une biographie, Éditions 24 heures, 1991). <o:p></o:p>
A. G.<o:p></o:p>
votre commentaire -
S<?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p></o:p>
i modestement que ce soit, évoquer la figure de C. F. Ramuz me paraît bien audacieux de ma part. Son uvre est si vaste en même temps quessentielle ! Je la crois unique dans le monde littéraire qui nest pas à proprement parler le sien, car elle offre de grandes similitudes avec lunivers pictural auquel la nature même de son art la configure. Enfin elle se situe au centre de la destinée humaine, du drame humain.<o:p></o:p>
« Une seule chose est sûre, cest quon est posé les uns à côté des autres, et puis cest tout. Une seule chose est sûre, cest quon doit mourir. Une seule chose est sûre, cest quon est tout seul pour vivre, cest quon est tout seul pour mourir. »[1]<o:p></o:p>
« Je ne peux être heureux que méta- physiquement. »[2]<o:p></o:p>
Ce qui munit à Ramuz est dordre intérieur. Je ne puis au mieux que relater mon approche de ses écrits, exprimer ce quils furent pour moi et ce quils demeurent en moi.<o:p></o:p>
Dès les années trente, javais entendu parler de lui par notre maître André Charlier, et lorsque je lus La Grande Peur dans la Montagne, ce fut une révélation. Lire à quinze ans ce grave récit, cest entrer dans un autre univers, non quil fût étranger au nôtre, mais simplement au delà. Charles Journet, qui admirait Ramuz et laffectionnait, écrit fort bien qu « il ne faut aller aux choses quen regardant lau-delà des choses La lumière des choses est au delà des choses. » Cest ainsi que jentrais, pour ne plus le quitter, dans cet univers ramuzien qui est lillumination du nôtre, où « le miracle est dans le quotidien ».[3]<o:p></o:p>
Oui, luvre de Ramuz appartient plus à la peinture quà la littérature. Encore faut-il préciser que ce monde de limage où il évolue, et quil suscite, ne senferme jamais dans la description à la manière dun Balzac, dun Flaubert ou même dun Proust. Son image est de lordre de la parabole. Elle est métaphysique.<o:p></o:p>
Je ne puis mempêcher de noter ici ce que André Charlier écrivait dans sa jeunesse au sujet de la création, tant cela me paraît éclairer luvre de Ramuz.<o:p></o:p>
« Produire est évidemment la seule excuse de cette vie. [Il est à remarquer que dès son enfance Ramuz éprouva la nécessité de sexprimer pour être.] À quoi bon Seigneur, cet esprit que vous mavez donné, si ce nest pour créer ? Cet esprit est fait à limage du vôtre. Votre Esprit est lEsprit Créateur par excellence en qui est contenu lessence même des choses. Notre esprit est fait, lui aussi, pour créer. Mais au lieu de saisir les choses dans leur essence, il ne les saisit que dans leurs rapports sensibles, et son uvre est justement de faire jaillir, dun rapport choisi à dessein, léclair de réalité qui doit nous guider dans les ténèbres. »<o:p></o:p>
Ce rapport, qui établit les choses dans leur réalité substantielle, me semble être précisément lobjet du long et patient effort de Ramuz.<o:p></o:p>
« Toutes mes joies, dit-il, ont été dans le rapport de moi qui suis, non à ce que jai eu, mais à ce qui est. Lhomme est né pour la contemplation ! Tous mes bonheurs sont venus de là. Avoir nest rien, être est tout. Être parmi ce qui est »[4]<o:p></o:p>
« Ne cherchons pas tout dabord à comprendre : cherchons seulement à sentir. »[5] Il faut sentir pour voir et non savoir pour sentir.<o:p></o:p>
Doù cet admirable apophtegme : « Connaître ce nest point démonter, ni expliquer, cest accéder à la vision, mais pour voir il faut participer, cest dur apprentissage. » Quel mystique ne ferait pas siennes ces paroles ?<o:p></o:p>
À lapproche de la mort, rassemblant le peu de forces qui lui restait, il note encore dans son journal, le 26 janvier 1947 : « Continuer à ne jamais rien expliquer : cest le centre, mais je my tiens dinstinct, quoi quil puisse men coûter. »[6]<o:p></o:p>
La participation aux choses est le fondement de luvre de Ramuz, et la rigoureuse adéquation du mot à la chose quil désigne constitue son art, dont il me semble quon ne connaisse pas déquivalent.<o:p></o:p>
la participation Oui, le miracle est bien dans le quotidien. Ramuz le voit et il en vit. Ce mot éclaire le mieux sa personne et son uvre, lesquelles sidentifient. Elles sont comme une même chose, non que lécrivain se raconte, ce qui les séparerait au contraire. Il ne sagit pas dégotisme mais dintériorité, une communion avec les choses qui lentourent, si profonde quil y discerne lélémentaire avec cette extraordinaire intuition de lêtre qui lanime.<o:p></o:p>
« La plupart des gens, écrit-il, jugent quun spectacle est dautant plus poétique que les sens y sont moins intéressés. Ce sont des nominalistes ; ils se méfient de leur sens, comme nétant propre quà les tromper.<o:p></o:p>
Leur « poésie » ne commence pas pour eux avec le commencement de leur personne ; elle ne commence à vrai dire que là où leur personne prend fin. Elle nest pas dans le contact aussi direct que possible avec lobjet ; elle est dans la suppression de tout contact avec lobjet. »[7]<o:p></o:p>
Aussi affirme-t-il : « Je nai jamais douté des choses, ni de leurs leçons. Elles existent en dehors de moi, doù leur solidarité, et cest leur permanence que je révère. Il ne faut pas les regarder, il faut les voir. Et cette vue est dautant plus pertinente quelle est instantanée, car cest de cette instantanéité même que naît limage, et limage est le premier contact ou nest pas. Mais cette image étant en nous, cest à elle à présent quil importe de « ressembler », par lexpression quon en tire. »[8]<o:p></o:p>
La spontanéité est une des grandes constantes de lart.<o:p></o:p>
Au jeune visiteur Pierre Vaney qui, avec bien dautres, se rendait à la Muette, Ramuz conseille : « Attachez-vous aux choses, sachez les voir (et non les regarder) ; ces choses auxquelles les vieux tiennent tant quon dit que cest de lavarice. Mais il faut toujours, et cest lessentiel, y découvrir quelque chose de nouveau. Il faut éviter que les actes coutumiers nous arrachent à la vie, et par là nous empêchent de voir et de sentir. »[9] André Charlier aimait à dire que « la règle la plus importante de la vie spirituelle est de sans cesse rafraîchir le regard que nous devons porter sur les choses essentielles. »<o:p></o:p>
Lordre de la vision est le premier. Ramuz exprime la vérité des choses, en posant un regard neuf sur elles, les pénétrant jusquà leur être même. « Le vrai étonnement est celui quon ressent devant lélémentaire : on ne voyage quen profondeur. »[10] Cest la leçon même du peintre Paul Gauguin ; constatant « labominable erreur du naturalisme », il affirmait : « Dans notre misère actuelle, il ny a de salut possible que par le retour raisonné et franc au principe. » De son côté Charlier voulait « arracher au monde le principe de sa vie profonde ». <o:p></o:p>
Ce fut linébranlable effort de Ramuz en ses récits comme en ses essais. « Lhomme use le monde par habitude : lartiste répare lusure. »[11] « Retrouver linnocence. »[12]<o:p></o:p>
le mot De cette nécessaire participation aux choses est né le style de Ramuz. Lorsquil tente de définir une poétique, il note : « Avec les mots de tout le monde dire des choses nouvelles. »[13]<o:p></o:p>
Il est étonnant de rapprocher cette définition de celle que Cennino Cennini encore un peintre donne de son art : « Cest un art que lon désigne par le mot peindre il veut trouver des choses nouvelles cachées sous les formes connues de la nature. » Tout lart de Ramuz est dans cette recherche incessante et jamais dévoyée du « mot vivant parce que vrai »[14] « Trouver le mot, le sentir vivre : et il vous bouge entre les doigts comme un poisson qui sort de leau. »[15]<o:p></o:p>
Ainsi Ramuz fut conduit à une véritable révolution spirituelle disons plutôt rénovation du verbe en tant que tel. Fait unique dans la littérature où on assiste aujourdhui à une désaffectation du mot. Il nest le plus souvent quune coquille vide, ou encore « comme une espèce de monnaie usée dont on ne distingue plus leffigie et quon donne à la place des choses » ainsi que le disait André Charlier. Dans La Grande Peur dans la Montagne on trouve ceci : « Quand on ne peut pas les voir, cest comme la pipe, les mots eux non plus nont point de goût. »[16]<o:p></o:p>
Sous la plume de Ramuz peu de mots, mais ils se juxtaposent ou se répondent en une correspondance qui unit les hommes, la nature et toutes choses, à la manière de la couleur pure chez les impressionnistes, à tel point que daucuns ont vu dans le style de Ramuz une équivalence avec cette école de peinture. En fait si lon peut établir un rapport entre lemploi de la couleur des uns et celui du mot chez lécrivain, il existe cependant une différence fondamentale, celle même que Gauguin dénonçait lorsquil parle des impressionnistes : « Ils cherchent autour de lil, dit-il, et non au centre mystérieux de la pensée. »<o:p></o:p>
Ramuz ne se contente pas du mot vivant à la manière de la couleur pure, il le veut en outre en parfaite adéquation avec ce quil désigne, quil sidentifie comme substantiellement avec lobjet, de même que Gauguin veut que le trait épouse la forme. Il est en effet à remarquer que limpressionnisme aboutit à une impasse pour ne sêtre attaché quà la couleur et avoir négligé le dessin.<o:p></o:p>
Cette analogie entre lart décrire et celui du trait est telle que lorsque Ramuz spécifie la relation du mot et de lobjet, il emploie les termes mêmes qui conviennent à lart pictural. « On dit épouser les contours : cest trop de pudeur. Il faut faire infraction ; il faut épouser tout court. »[17] Cette phrase enchanta ma jeunesse de peintre, et elle menchante toujours. Une même ascèse procède au dur labeur décrire et de peindre. Une ascèse dévolue à limagination « imaginative » quil ne faut pas prendre pour « inventive » et maîtresse derreur comme le fait Pascal. Baudelaire la gratifie de « Reine du vrai » et Ramuz la proclame : « Reine du monde. »<o:p></o:p>
Il faut relire les magnifiques pages sur limagination dans « Remarques » du n°4 des « Six Cahiers », du 15 janvier 1920 :<o:p></o:p>
« On confond trop souvent en littérature invention et imagination. [ Jajoute quon peut aussi le dire en peinture. ] Il est même de règle quinvention et imagination sont des facultés qui sexcluent Limagination seule fait voir, non linvention Elle est un état de vie profond communiqué à la matière : comme si plus on descendait dans la matière, plus on sélevait dans lesprit La richesse du monde doit être en profondeur. On doit finir par pouvoir mettre toute la métaphysique dans une table : limage dabord quon sen fait, limage ensuite quon en « a fait » <o:p></o:p>
« Il ny a pas damour là où il ny a pas dimagination. Non que lamour suppose limagination, mais lamour donne limagination. Lamour nous fait nous quitter nous-mêmes pour vivre dans ceux que nous aimons. Cest la plus belle des imaginations. »<o:p></o:p>
André Charlier écrit : « On ne connaît vraiment une chose dune connaissance « métaphysique », ou mieux « ontologique », que si on se transporte pour ainsi dire à lintérieur de cette chose, et lamour seul peut nous en rendre capables. » Arrêtons-nous là, et contemplons ce « besoin de grandeur »[18] quil y avait chez Ramuz. Il le définit lui-même : « Travailler dans le vierge, au nom et sous le signe de la seule vérité, et toute espèce de beauté vous sera donnée par-dessus. » <o:p></o:p>
Je garde entre les pages de lun de ses livres lannonce de la mort de Ramuz que javais découpée dans un journal. Elle est aussi laconique quinsignifiante. Qui, en 1947, supposait que la voix qui venait de se taire à jamais était celle dun très grand artiste, mais aussi celle dun prophète des temps modernes. Le dernier sans doute.<o:p></o:p>
« Les temps sont révolus où lhomme avait encore une taille parce quil était fait à limage de<o:p></o:p>
Dieu, ou bien cétaient les dieux qui étaient faits à son image. Le drame véritable est que lhomme na plus de taille. »[19]<o:p></o:p>
« Il ny a quun seul malheur pour lhomme, cest dêtre séparé de lÊtre. » Idée forte dAndré Charlier. Non seulement Ramuz ne sen sépara jamais, mais il en eut le zèle jusquau bout de sa vie, et sy consuma.<o:p></o:p>
Sa sur relata les derniers instants de son frère ce 23 mai.<o:p></o:p>
« Son cur battait faiblement. Une grande paix sétablit ; avant que le soleil disparaisse derrière les arbres, Ramuz avait cessé dêtre. »[20]<o:p></o:p>
Non. Il est. On ne cesse dêtre, telle est la grandeur de notre destin : léternité. Et nous qui portons sa pensée à lintime de nous-même, nous prions pour que malgré la désespérance qui affleure ses derniers écrits, lÊtre qui est Amour le tienne embrassé éternellement en son amour.<o:p></o:p>
<o:p> </o:p>
(Cet article est paru en 1997 dans La Nation, journal vaudois, ainsi que dans le journal Présent, à loccasion du cinquantième anniversaire de la mort de C. F. Ramuz.)<o:p></o:p>
[1] Le Cirque, 1931. <o:p></o:p>
[2] Journal inédit, novembre 1920. Publié par Georges Duplain in Ramuz Une biographie, Ed. 24 Heures, 1991.<o:p></o:p>
[3] Journal, juin 1923. Op. cit. note 2.<o:p></o:p>
[4] Une Main, Grasset, 1923, p. 103.<o:p></o:p>
[5] Les grands moments du XXe siècle français, conférences données en 1915. Edition posthume.<o:p></o:p>
[6] Journal, janvier 1947, p. 144, éd. Mermod, 1949.<o:p></o:p>
[7] Six Cahiers, n°4, p. 68, éd. Mermod, 1929.<o:p></o:p>
[8] Journal, novembre 1941, p. 412, éd. Mermod, 1943.<o:p></o:p>
[9] Biographie, cf. note 2.<o:p></o:p>
[10] Six Cahiers, n°6, p. 186.<o:p></o:p>
[11] Les Nouvelles littéraires, 1924.<o:p></o:p>
[12] Journal, juin 1922, cf. note 2.<o:p></o:p>
[13] Journal, 1913.<o:p></o:p>
[14] Journal, août 1922. Cf. note 2.<o:p></o:p>
[15] Journal, août 1921. Cf. note 2.<o:p></o:p>
[16] La Grande Peur dans la Montagne, p. 20, Grasset, 1926.<o:p></o:p>
[17] Six Cahiers, n°1, p. 3, Mermod, 1928.<o:p></o:p>
[18] Tel est le titre dun de ses essais.<o:p></o:p>
[19] Taille de lhomme, Grasset, 1933.<o:p></o:p>
[20] Rapporté par Georges Duplain, op. cit.<o:p></o:p>
votre commentaire