A contre-courant (Journal 1962-1964)
1er juillet 1962 Je viens décrire le mot Fin Mon roman est dun pessimisme épouvantable. Il illustre ma pensée quil ny a de bonheur total quen échappant au monde par le rêve ou la folie. Et le mot démilia qui conclut mon roman est à ce titre bouleversant. Jai sangloté tout au long du passage où Jeanne évoque son fiancé. Enfin jaimerais quon me fît crédit pour tout ce qui est contradiction et foisonnement dans mes pages : cela est destiné à traduire de manière incernable la vérité, la vérité qui est incernable. Je crois que je naurais jamais joué aussi bien quici avec le symbole et son approximation - car je lui refuse lexactitude. évidemment je suis heureux davoir écrit cet ouvrage. Je le crois destiné à durer bien des générations.
Un fragment déternité (Journal 1970-1972)
29 mai 1970 - Aperçu hier, dans un hebdomadaire ou mensuel du style Elle ou Marie-Claire : Le mariage est contre nature. Les imbéciles, ils le remplaceront par quoi ? Car il y a les enfants. Dire « contre nature » ce qui est une institution sans doute immémoriale est du reste ne pas savoir ce qui est « naturel », naturel à lhomme, jentends. On veut tout ramener au coït et voir en lui la seule finalité de lhomme. Mais alors cest ne pas se soucier de lhomme naturel, cest se soucier de lanimal dans la nature, de linfra-homme, cest, fût-ce symboliquement, arrêter la création un jour plus tôt. Je crois que je nai rien écrit daussi juste pour expliquer cette civilisation, que les quelques lignes de La Couleur du Gris où jassocie technocratie et pourrissement. Le technocrate, cest le Néron moderne, qui gouverne dans le mépris de ceux quil endort par la satisfaction quil leur procure du pain et des jeux.
16 juin 1970 Je songe à ce qui fait un des intérêts les plus grands du journal intime, et dailleurs aussi bien pour le lecteur que pour son rédacteur, qui, plus tard, se relit : cest linattendu. Rien qui nécessairement senchaîne. Et cela me fait songer que, dans cet ordre, un journal doit être dautant plus intéressant, parce que plus inattendu en ses notes, que lauteur vibre en davantage de cantons de la vie. Lui, est le risque unique de monotonie, non le monde qui offre tout. Que le scripteur soit divers, autrement dit : riche, et le journal est sauvé.
20 août 1970 - Le soir. Je viens de relire les pages qui terminent la scène où Bourgain et le libraire Simon se rencontrent, où Bourgain sen va sans vouloir entendre son secret, où Despérant survient, si fade, si dérisoire... Cest atroce, mais dune grandeur désespérée. Le pouvoir, quand même, des mots, quand on sent ! Jen suis tellement remué que je marrête, je reporte à demain ma seconde lecture.
5 mars 1971 - Un silence de murmure, qui tout à coup, appelé comme du fond dun abîme, emplit les minutes des apparences de la vie. On le voudrait sans fin. Car au-delà, on retombera. On le sait. Cette peur de la chute vertigineuse ! Et qui nécessairement va venir, quon reporte, accroché à la paroi des hauteurs, sy tassant, la pensée tassée avec le corps, capable enfin de confondre précarité et éternité, fragment et tout, chair et monde. Délivrance panique de la pesanteur par elle-même ! Puis linexorable précipitation, au fond de la nuit, reins brisés
Pour achever ma journée, lecture du Monde, puis poursuite du livre sur les régimes politiques en URSS. Je me soûle de telles lectures. Ai-je raison ? Je ne voudrais aucune lacune dans mon information. Certes, pourquoi, puisque je nai jamais loccasion dêtre discuté ? Jai le sentiment dengranger des précisions pour rien : dabord, mon intuition devrait me suffire ; ensuite, la mort annulera ce que jaurai acquis avant que jaie eu à men servir. Ce nest pas même planter, ici. Cest entasser de lor dans une lessiveuse, enterrée, que personne après moi ne pourra trouver. Cependant, quoi faire dautre, puisque je nai plus, au soir, le courage décrire, et que je passe ma vie lucide à appréhender (tel que je fus enfant) de ne pas savoir. Alors, apprendre.
Journal dun Sculpteur, 1974-1993
14 mars 1975 - Train de 10 h pour Paris... Que jen revienne à Jean, à la sculpture. à lArt. Avec cette majuscule, échelle qui permet de monter de quelques degrés, de gagner quelques degrés au-dessus des boues. Autre échelle de Jacob. Mythe peut-être. Qui en tout cas satisfait ma conscience. Et plus, les poumons. Ce besoin de respirer jusquau fond, de se tenir dans les fraîcheurs natives. De vivre.
- Goethe était entouré des moulages des Grecs.
24 février 1977 - Trouvé en rentrant de Paris ce billet de Belmondo :
« Paris le 18 février 1977
Cher Monsieur,
Jai reçu votre lettre qui ma fait beaucoup de plaisir. Je vous en remercie infiniment. Voua avez raison, notre société est en un état de décadence avancée. La médiocrité triomphe. Heureusement que notre passion pour notre art et notre travail assidu sont une consolation.... »
les 8 volumes du Journal de Roger Bésus
sont publiés par les Editions Bertout (Luneray, Seine-Maritime)
http://www.editionsbertout.fr/
photos d'oeuvres de Roger Bésus: http://lovendrin.oldiblog.com/?page=photos&idgal=192741