Les journées de ceci, les années de cela, sont tout ce que la Modernité nous offre en guise de calendrier sacré. Commence ainsi fin septembre MMVI « lannée de lArménie en France ». Consentons-y ! en mettant à contribution un auteur déjà connu de nos lecteurs : le cabaliste et cryptographe Blaise de Vigenère. (cf. lovendrin n°12, p.4) La cryptique le porte à étudier les alphabets autres que latins : une écriture inconnue nest rien dautre quune écriture chiffrée. Voilà pourquoi à la fin du Traité des Chiffres (1586) il fait état des alphabets arménien, copte, géorgien, indien, nubien, chinois, japonais
Son époque le sert merveilleusement : le xvi
e européen voit arriver de toute part les récits de voyages. Non quon nait voyagé et raconté auparavant ; mais désormais on va beaucoup plus loin et limprimerie assure aux récits une diffusion amplifiée. Aux récits, ainsi quaux instruments linguistiques. Par exemple, Blaise de Vigenère a pu voir à Venise un dictionnaire du « jargon des gueux & bohémiens » (p. 34), langage « forgé à plaisir ». Il a appris par les narrations des conquêtes de Cortès lexistence des écritures amérindiennes dont les signes sont « des figures dhommes & danimaux » (p.11), et celle des cordelettes péruviennes « nouées à guise de patenôtres de diverses couleurs selon les choses quils voulaient représenter ; le nombre desquels nuds au reste marquait les ans que leurs Ingues ou Caciques avaient régné. » (p.11) Les Arméniens ont eu des livres imprimés dans leur langue dès 1512 à Venise. Le premier contact de Vigenère avec ces caractères doit dater de ses séjours en Italie. Imprégné de la méthode des polygraphes du temps, même sil na pas lambition encyplodédique de Cardan ou Scaliger, il nimagine pas livrer un alphabet lointain sans donner dabord des renseignements concernant lhistoire, la géographie, la religion, les coutumes. Il pique partout avec plus ou moins dordre : les auteurs antiques (Pline lAncien), les chroniqueurs, voyageurs, passés et contemporains (Marco Polo, Josaphat Barbaro). La méthode des compilateurs du seizième a ses défauts : les renseignements perdent en exactitude en passant dun auteur à un autre, quand ils nétaient pas erronés dès le départ. Malgré tout, malgré lanarchie des détails donnés, les inexactitudes éventuelles et la volonté, parfois, den rajouter pour épater le lecteur, on ne peut rester insensible à cette curiosité européenne pour le monde immense qui se découvre alors, mais aussi pour les terres plus proches quà loccasion des voyages par voie terrestre on redécouvre.En route, donc, pour lArménie. Le texte appelant des éclaircissements, voire des élucidations, nous avons dû faire oeuvre de métaphraste - en espérant ne pas alourdir la lecture.
Texte de Blaise de Vigenère
Reste à cette heure de poursuivre ici tout dun train les alphabets des nations qui ont pris lordre & suite des lettres Grecques ; ensemble leurs appellations : & premièrement des Arméniens, peuple autrefois venu des Araméens, que Pline liv. 6 chap. 17 prend pour les Scythes. Ils ne vivent pas seulement en la grande & petite Arménie, mais par tous les pays en général des Mahométistes, avec de bien grandes immunités et franchises ; car il ne se fait point desclaves deux comme des autres peuples Chrétiens, par un privilège spécial à eux octroyé du législateur Mahomet, pour lavoir quelquefois reçu & traité débonnairement ; & aussi quils étaient Nestoriens comme lui, auquel erreur ils persistèrent jusques au temps du Pape Eugène III environ lan 1150. Ce sont au reste bonnes gens & paisibles, la plupart vignerons & jardiniers, des meilleurs de tout le levant : mais il y en a aussi de marchands fort riches, qui font de grands trafics de côté et dautre, en camelots, mocayars, toiles de coton, draps de soie ; dor & dargent ; & tapis exquis de Perse, Bourse, & du Caire. Ils portent des dolimans ou longues jupes, & des cafetans, robes longues à mettre par-dessus, presque conformes à ceux des Turcs ; le Turban aussi tout de même, mais billebarré de blanc & rouge. Geoffroy de Villehardouin au 8 de son histoire, met que du temps que les Français & Vénitiens ligués ensemble conquirent Constantinople, ils firent tout plein de bons services au Prince Henri, frère du Comte Baudouin de Flandres, élu lors le premier Empereur Français, de la Grèce, pendant quil faisait la guerre aux Grecs de lAnatolie, près la ville de Landrimiti, il y peut avoir quelques 380 ans : Mais comme il fut repassé en Europe, eux qui le suivaient étant demeurés derrière avec leurs ménages en nombre bien de vingt mille âmes, furent acconsuivis des Grecs,
& tous jusquaux femmes & petits enfants taillés en pièce sur la place. De fait ils ont été de tout temps si mortels ennemis des Grecs, quils sallieraient plutôt aux Juifs et Mahométans quavec eux ; tant pour linfamie quils en reçurent autrefois, les ayant rejetés de leur communion comme hérétiques, que pour ce quils conviennent en la plupart de leurs traditions & cérémonies avec lEglise Romaine ; mais ils ressentent encore je ne sais quoi de leur ancien Nestorisme. LArménie au reste a été de fort longue main divisée en deux ; la grande, & petite : Celle-là appelée à cette heure la Turcomanie, dont le Sophy en possède la meilleure part ; car même la ville de Tauris capitale maintenant de tout son empire, y est située, confine devers le Septentrion à la Zorzanie, & la Mengrelie ; au levant, à la mer Hyrcanique, autrement Caspienne, & dAbacuc, & à la Médie ; au midi, elle a la Mésopotamie & Assyrie ; & au Ponant, le fleuve dEuphrate, & la petite Arménie. Au milieu de la grande il y a une montagne fort haute, en tout temps couverte de neige, dont le circuit contient deux bonnes journées de chemin ; au haut de laquelle lon dit que larche de Noé sarrêta après le déluge universel, parquoi on lappelle encore à cette heure Thoura aram Noé, La montagne de Noé en Arménie, qui en Hébreu est dite Aram. La petite Arménie est bornée du mont du Taur, en leur vulgaire Corthestan, de la Galatie, Cappadoce, Paphlagonie, & la mer majeure ; maintenant réduite presque toute sous lobéissance du Turc. Quelques uns la veulent confondre avec la Cilicie, quon appelle Caramanie, & en plusieurs endroits de Chalcondyle, Aladoly ; mus de ce que la ville de Séleucie, maintenant Silephica, qui sans doute soulait être anciennement de Cilicie, est comprise pour le jourdhui dedans la petite Arménie ; laquelle prit ce nom-là environ lan 1230 que deux Princes appelés Rubin & Léon frères de lInfante Arménie, lui donnèrent son nom, layant retirée des mains des Turcs, lesquels sen étaient emparés. Car quand ils sortirent de la Tartarie, les Arméniens furent les premiers assaillis & troussés par eux, si quils perdirent leur Royaume ; néanmoins ils continuèrent toujours du depuis en la foi Chrétienne, où ils se sont si constamment maintenus, que même nommant un Arménien par tous les pays du Turc, on entend soudain par là un Chrétien ; mais quand ils se Mahométisent, ils perdent ce nom dArménien. Quant à leur créance & religion daujourdhui, nonobstant quils diffèrent en certaines choses de lEglise Latine, si sont-ils bien plus éloignés de la Grecque : car pour toujours sen plus diviser, et des Syriens aussi qui sont leurs partialistes & émulateurs, ils mangent de la chair certains Vendredis ; & y boivent du vin, ensemble tels autres enivrants breuvages. Autrefois pendant quils étaient encore gouvernés sous une royauté particulière, leur Melich cest-à-dire Roi, était souverain aussi bien en la spiritualité comme au temporel ; à propos de ce que dit Virgile, Rex Anius, Rex idem hominum, Phaebique sacerdos ; mais maintenant ils ont un Primat quils appellent le Catholique. Leurs prêtres sont mariés ; mais avant que de dire messe, ils sabstiennent trois jours de suite de coucher avec leurs femmes ; les Grecs un seulement ; & ont une large & ample couronne au sommet de la tête ; le surplus de leur chevelure épandue tout à lentour tant quelle peut croître ; & la barbe pareillement, à guise des Nazaréens ; car ils nen rognent jamais rien fors la dessus dite tonsure, que les séculiers portent aussi au même endroit, mais tracée en forme de croix, depuis lan 744 que se trouvant fort molestés de guerre par les Syriens, ils furent admonestés en révélation de saccoutrer de cette sorte, dont tout incontinent après ils vainquirent leurs ennemis. Les prêtres sont fort vénérables & réformés autant que nuls autres : & encore que leur service approche plus des cérémonies Latines que non pas des Grecques, même quant à la façon de leurs calices & platines, néanmoins ils le célèbrent en leur vulgaire, & lassistance y répond de même : & quand on chante lEvangile ils se lèvent tous, & sentrebaisent à la joue en signe de réconciliation, paix & amour fraternelle. Leur Eucharistie est azyme comme la nôtre, cest-à-dire de pâte sans point de levain, en forme dune hostie ronde ; laquelle étant consacrée ils mettent sur la platine, & ainsi la lèvent & montrent au peuple ; Puis le calice conséquemment, qui est ou de cristallin, ou de bois ; & najoutent point deau dans le vin. Ils font confirmer les jeunes enfants par un simple Prêtre : Ne reçoivent point les ordres de Diacre ni de sous-diacre, ains de Prêtrise tant seulement. Ne fêtent pas la nativité de notre Seigneur ainsi que nous, ains jeûnent austèrement ce jour-là ; & en récompense solemnisent dune bien grande dévotion le jour de lEpiphanie, quils prennent pour sa naissance spirituelle ; estimant quen ce propre jour il fut baptisé par S. Jean au fleuve Jourdain. Ils font leurs prières & oraisons presquà la mode des Turcs ou Arabes, bas accroupis sur les talons, & baisent la terre par trois fois ; là où les Turcs deux seulement ; les Grecs prient tout debout. De tous les saints ils ont en plus grand révérence lApôtre S. Jacques le Majeur, quils tiennent pour leur protecteur & patron ; duquel ils ont une fort belle Eglise en Jérusalem, bâtie près du lieu où il fut décollé ; & dautres encore, où ils sassemblent en grand nombre. Quant au carême, ils le font en même temps que nous, mais bien plus austèrement sans comparaison, car ils ny boivent point de vin, & ne mangent chose quelconque qui ait eu vie, non pas même du beurre & de lhuile, ni autre maintenement & liqueur savoureuse, ains vivent seulement dherbes, & quelques maigres potages de légumes assaisonnés seulement dun peu de sel ; dolives sèches non confites, & semblables choses de peu de goût, & moins dappétit. Ils ont finablement leurs cimetières à part, ainsi que toutes les autres sectes & religions. Leur commun parler & vulgaire est le Turquesque ; & leur écriture, lArabique, parce quils conversent & trafiquent parmi eux ; mais en leur service divin ; & en leur devis & négoces privés, ils usent de leur langue particulière, & de leurs caractères ; dont il sen trouve de deux sortes, lune plus ancienne que lautre, comme le marque Josaphat Barbaro en son voyage de la Perse, chap. 17 : Le château (dit-il) de Curcho, au frontispice de la grand porte a certaines inscriptions gravées en marbre, qui montrent être de lettres bien formées, Arméniennes comme on tenait là, mais dautre façon que celles dont usent les Arméniens dà présent, attendu que ceux qui étaient en ma compagnie ne les purent lire. En voici deux alphabets aucunement différents lun de lautre, mais non pas tant que semble inférer la relation dessus dite.[Lisez les gloses d'Amédée Schwa sur ce texte dans lovendrin n°13.]