Linquiétude des artistes nest pas réductible au Romantisme: elle perdure... Le sentiment de linutilité de leur travail, et, celui-ci comptant plus que tout, de leur personne même, en a mené certains au geste irrémédiable. Amédée Schwa évoque ici le romancier John K. Toole, en écho à Théophile Bra, à la façon dune
vie imaginaire de Marcel Schwob. - La Rédaction.Luvre en vain
On fait des affaires ou on fait des sales vies.
Shapiron fils
«Parce quil se croyait un écrivain raté, John K. Toole se suicida.» Je pense quant à moi quil se suicida parce quil savait nêtre pas un raté. Le manuscrit de la Conjuration, dans son tiroir, le lui prouvait suffisamment. Auguste Tiroir, lobscur ébéniste du Fbg-St-Antoine qui inventa lélément rétractable auquel on donna son nom, sil perfectionna le meuble, porta un coup en douce à la littérature. Mais on ne peut juger dune chose daprès le mésusage quen font certains.
Si Toole nétait pas un raté, les éditeurs quil contacta en étaient, eux, et des pires, avec pignon sur la rue. Ne pas les accabler : ils agissaient selon leur conscience quand ils répondaient à Mr Toole : «Votre roman ne rentre pas dans notre ligne éditoriale» ou «Nous nacceptons les manuscrits que dauteurs déjà publiés». Y a-t-il un objet plus beau quun éditeur accomplissant son devoir détat ? John K. Toole navait pas fait le sien en écrivant un roman sans médiocrité. Tout cela est déjà dans un Conte cruel dont lépigraphe est cette «devise moderne» : Surtout, pas de génie ! voyez lépigraphe de la Conjuration.
Déditeur en éditeur, de réponse négative en réponse méprisante, Toole ressentit du découragement. Ses proches eurent la réaction la plus attendue : comme il se décourageait vite, pour un petit refus supplémentaire ! Il est si difficile dêtre édité, de nos jours ! Et Toole se disait quen effet de nos jours il est si difficile lorsque passant devant la devanture dun libraire surchargée de livres il comprit que le problème était ailleurs : non dans la trame de son roman, mais dans les fibres dont elle était tissue. Il ny avait pas de solution. Cela rendait encore plus cuisants les commentaires aveugles quon pouvait faire au sujet de son «découragement».
Des gens lui dirent quil sy prenait mal ce serait donc toujours de sa faute et lengagèrent à se faire recommander par un tiers auprès dun éditeur ; moyen infaillible, était-il précisé. Cela ne donna pas plus de résultat. Ses amis lincitèrent à écrire un second roman pour que le premier ne lobnubilât point et lui prônèrent la résignation.
Admirable attitude que la résignation et plus admirable encore laisance avec laquelle elle est recommandée aux artistes. Ils sont priés de se reporter à la vie terrible dUntel, ou à la misère de Machin-Chose, qui, nonobstant, ont laissé une uvre si extraordinaire. Ainsi se trouvent données en exemple des vies entachées de tentatives de suicides ou abrégées par ce moyen. Situation analogue à celle dun baigneur en train de se noyer dans un fleuve de Cilicie, à qui quelquun crierait depuis la rive : «Je ne peux rien faire pour vous, mais sachez quà cet endroit, en 1190, se noya le grand Frédéric Barberousse.» Ou bien, sans boire si loin la tasse : «Dans cet estuaire large et majestueux, dont, je crois, vous ne mesurez pas toute la beauté, sest noyée Léopoldine Hugo ! Ne gigotez pas tant, vous allez faire fuir le poisson.»
Non seulement Toole ne se résigna pas, mais il refusa dentreprendre la rédaction dun autre livre. Ses proches persistèrent à le croire enfoncé dans le découragement, sans énergie, alors quil sentait ses forces intactes mais avait le sentiment de la complète inutilité de tout effort. Cette énergie créatrice qui, si elle restait inemployée, risquait de le dévorer, il la convertit en énergie sexuelle et sen donna à cur joie avec les gentes dames du Mississipi. Elles seules lui reconnurent du talent et, par les consolations quelles lui procurèrent, retardèrent sa mort. Cependant, entre deux femmes, La Conjuration des Imbéciles lui pesait sur la conscience comme si elle avait été une faute, et plus que tous ses péchés réunis.
Quand il eut constaté que la Roue de Fortune, concept pour lequel son héros Ignatius, connaisseur de la pensée médiévale, montre tant dintérêt et de respect, ne tournerait pas et le laisserait au plus bas, il relia le pot déchappement de sa voiture à lintérieur de lhabitacle par un tuyau darrosage, senferma dans le véhicule et mit le contact. Lodieux et le sordide de ces préparatifs ne méchappent pas ; mais songeons que le degré quils atteignent en cette évocation nest rien comparé à ce que dut vivre Toole les dernières années.
Comme pour donner raison aux Philistins prêchant patience et résignation, la mort de Toole ne fut pas vaine : son roman obtint en 1981 le Prix Pulitzer à titre postume et un vif succès. De là-haut, lauteur neut pas à en sourire, fût-ce amèrement, étant là où «les pourquoi et les comment ne signifient plus rien du tout.» Surtout, les éditeurs méditèrent sur son destin et leurs pratiques. Le drame de John K. Toole, saccorde-t-on à penser, ne saurait se reproduire.
Amédée Schwa