L'église dAlluy, dans la Nièvre, conserve de roman quelques travées, son petit porche (deux chapiteaux sur fûts gravés en pas de vis, ill. 1) et sa crypte exiguë et basse de voûte (ill. 2), remarquable par ses fresques (à proprement parler, il sagit de peinture à la détrempe sur badigeon, lartiste ayant préalablement gravé son dessin préparatoire dans le badigeon). Bien quabîmées, ces peintures demeurent lisibles et sapprécient tant dun point de vue artistique quiconographique.
Datées, grâce à une inscription fragmentaire, du début XIVe, colorées dans des dominantes rouge orangé, vert émeraude et terre jaune, elles frappent par la fluidité de leurs lignes. Leur aspect « vite peint » néveille pas lidée dun travail bâclé mais plutôt celle dune aisance et dune joie de sexprimer. Cependant les anges peints sur la voûte (cf. infra) semblent dune autre main, plus raide.
La crypte, minuscule, gagne en perspective grâce à la séparation en trois registres : en bas, décoration de rideaux plissés ; procession humaine médiane ; procession angélique sur la voûte. Ces deux derniers registres sont séparés par un épais bandeau à feuilles rouges sur fond vert, écho du décor des arcs doubleaux, de tonalité plus automnale.
Ce bandeau a un rôle architectural : il donne limpression dune hauteur plus élevée et, en segmentant lespace, il lordonne. Cet ordre provoque une hiérarchisation, accrue et atteignant une dimension spirituelle par le thème même de la procession.
Les anges portent des encensoirs, certains jouent de la musique (lun, en particulier dune espèce de cornumuse - ill. 5). La majorité des hommes porte des cierges (ill. 3) ; il sagit essentiellement de laïcs, mais parmi eux se trouve un bénédictin. En avançant vers lautel, en tête de procession, marchent des moines qui portent des livres ouverts (lun semble chanter ill. 4), un porte-croix, un porte-bannière; le célébrant sapprête à bénir comme lindique son goupillon. Au ras de lautel est peinte une Crucifixion de petites dimensions, avec la Vierge et saint Jean (ill. 7) ; sur la voûte, à laplomb de lautel, trône un grand Christ en majesté entouré du tétramorphe (ill. 6). Le lien entre les deux processions est fait par deux anges qui appartiennent au registre supérieur mais sappuient directement sur lautel.
Ces fresques renvoient à ce qua exprimé un bénédictin au sujet du lien entre procession et liturgie : « Le rite de la procession exprime toujours la marche de lhumanité rachetée vers le sanctuaire du ciel. [ ] Toute procession aboutit au sanctuaire et imite le mouvement ascendant de la vie humaine vers léternité. » (La Sainte Liturgie, éditions Sainte Madeleine, 1982, pp. 36-37) Toute la valeur de lautel apparaît grâce à ce cortège qui se dirige vers le sanctuaire pourtant inexistant sous sa forme architecturale. La coexistence de deux processions, lune humaine, lautre angélique, illustre un autre aspect souligné par lauteur de La Sainte Liturgie : un même mouvement dadoration du monde supérieur et du monde terrestre, au sujet duquel il cite lExsultet : « Quelle exulte larmée des anges que se réjouisse aussi la terre irradiée de telle splendeur. » (p. 33)
Les fresques dAlluy (à qui veut les voir, lunique chemin initiatique sera celui de la recherche des clés de léglise!) sont un bon exemple de la puissance décorative et structurante de la peinture romane, au service dune intention théologique forte.
Jachevais la rédaction de ces remarques quand jai reçu, envoyé par un de nos abonnés, la Lettre aux amis de Solesmes (n°128 du dernier trimestre 2006) qui contient un article de Dom Bernard de la Borderie: «La Vierge en majesté de léglise Saint-Hilaire dAsnières-sur-Vègre: une énigme?» (pp. 3-15), dont lanalyse se trouve recouper celle que nous venons de faire au sujet des peintures dAlluy.
La Vierge de léglise Saint-Hilaire (Sarthe) tient dans sa main droite une pièce dor offerte par les mages, symbole de la royauté de lEnfant, suivant la lecture coutumière (ill. 8) que lauteur appelle interprétation narrative; il mentionne une interprétation moins plausible: «la médaille que tient la Vierge serait le symbole de sa virginité; mais alors quel serait le rapport avec les Mages?»
La thèse principale que défend lauteur est que cette scène est liturgique. Sa réflexion est basée sur les écritures et, ce qui nous paraît le seul moyen de ne pas errer dans le domaine de linterprétation iconographique, sur la méthode comparative. (Nous avons eu loccasion de montrer combien se baser sur une seule uvre, la considérer isolément, provoque des contresens et permet les lectures les plus folles.) «Il semble bien que lon puisse donc proposer lhypothèse suivante: la Vierge tient entre ses doigts une hostie; cela est conforme à linspiration évangélique qui sous-tend toute cette scène, et saccorde avec la tradition iconographique; lEnfant montre lhostie, et en même temps, il la bénit, cest-à-dire quil la consacre pour quelle devienne son Corps. [...] On comprend bien alors laffirmation démile Mâle sur le «caractère profondément dogmatique de lart du Moyen-âge qui est la liturgie elle-même et la théologie devenues visibles.» (p. 8-9) Plus loin, Dom B. de la Borderie fait le lien entre liturgie céleste et liturgie terrestre.
Rappelons cependant que si cela peut être dit de la peinture, la sculpture médiévale échappe selon nous à une lecture uniquement théologique par le rôle souvent plus ornemental qui lui est confié et, semble-t-il, la liberté plus grande qui lui a été laissée; que distinguer les périodes est nécessaire car ce qui sapplique au roman épanoui ne sapplique pas forcément au gothique (et à quel gothique?) ni au pré-roman.
Dans le même numéro, Dom P. Hala analyse deux hymnes dominicaines et Dom Th. Barbeau rappelle que 2007 est le tricentenaire de la mort de Jean Mabillon. Tout cela est de bonne facture.
Samuel
Pour plus de renseignements: Lettres aux Amis de Solesmes, Abbaye Saint-Pierre, 72300 Solesmes. Sites à voir: www.impens.com (La peinture murale du XIIe au XVIIe siècle en France et ailleurs), www.art-roman.net (Le Maine roman, Asnières-sur-Vègre).