Le nouveau livre de Jean de Viguerie est paru!
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Après sa biographie de Louis XVI, dont le crescendo dramatique saisissait le lecteur et lentraînait vers la fin inéluctable, crescendo sans artifice, émanant tout naturellement de la narration objective des faits et gestes elle-même basée sur la connaissance intime de leur déroulement et des acteurs, le Pr. Jean de Viguerie plante un décor différent, une atmosphère autre : celui de ce quon a pris lhabitude dappeler les salons littéraires mais qui se nommaient, au dix-huitième siècle, sociétés desprit, bureaux desprit.
Le livre est avant tout un hommage aux femmes, car cest delles que dépendaient ces réunions. Lhistoire a retenu les noms de plusieurs dentre elles : la marquise de Lambert, Mme de Tencin, Mlle de Lespinasse, Mme du Bocage, la comtesse de Boufflers, la marquise du Deffand, etc. Impossible de les citer toutes : ce sont près de soixante femmes hôtesses que répertorie lhistorien, contre huit hommes seulement qui recevaient. Le portrait des principales dentre elles est détaillé : elles sont étudiées par âge, par aspect physique, par origine sociale et fortune, par situation conjugale. Ce dernier point laisse apparaître combien peu de couples survivaient à lépreuve des mariages arrangés et aux murs relâchées de la haute société. A part Mme du Bocage, heureuse en ménage avec son mari goutteux, et Mme Necker aimée de son mari fidèle et grognon, et le payant daffection en retour, de nombreuses femmes se retrouvaient délaissées, et abandonnaient leur époux, ou prenaient un amant. De létude des cas particuliers, lhistorien tire le portrait social type de la femme qui reçoit une société desprit : elle est issue de la noblesse ancienne ou de haut rang ; liée aux milieux financiers ; en général séparée de son mari.
Ces femmes écrivent. La médiocrité de leurs traités ou contes explique quils nont pas résisté au temps. Mais elles subsistent comme de remarquables épistolières. « Leurs bons écrits, ce sont leurs lettres. Elles y sont plus elles-mêmes que partout ailleurs. Elles ny déguisent pas. Elles y mentent peu. Elles ny sont plus prisonnières des conventions littéraires. Elles vont sans règle et nennuient jamais. Mmes du Deffand et dEpinay, et Mlle de Lespinasse tiennent le premier rang de ces épistolières, et Mme du Deffand passe avant les deux autres. Elle est par ses seules lettres un grand écrivain, lun des plus grands du siècle. » Le XVIIe avait eu des femmes savantes. Les grandes dames du XVIIIe nont pas ce défaut. Elles ont un vernis de nouvelle philosophie mais gardent un jugement assez libre. La fréquentation des philosophes si souvent sectaires les garde de le devenir. Corollaire, une certaine piété survit chez ces femmes. Seule Sophie de Condorcet est une exaltée des idées nouvelles, attitude qui va de pair avec une irréligion marquée.
Malgré le rôle déterminant de la maîtresse de maison, une société ne pouvait exister sans un grand homme, ou plusieurs. « Le rôle est tenu par des écrivains célèbres. Ceux-ci dailleurs ne fréquentent pas une seule société. Ils se répandent dans plusieurs, et sont reçus partout avec empressement. Nul besoin pour eux dêtre priés. Leur couvert est toujours mis. » Ils font lobjet de portraits individuels nuancés, malicieux : Voltaire, Fontenelle, Hénault, Duclos, DAlembert, mais aussi Marmontel, La Harpe, Suard. Comme les femmes qui les reçoivent, ils sont souvent sans famille ; en outre, ils se montrent profiteurs, égoïstes. Cest un trait mâle de lépoque chez les philosophes et les écrivains, que cet égoïsme. Intéressés par les repas (lauteur parle de mécénat alimentaire ; il est indispensable davoir un bon cuisinier pour sassurer la fidélité des convives), par lentrée à lAcadémie que facilite lappartenance à telle ou telle société (lAcadémie fut acquise ainsi rapidement à la cause de la philosophie), par le succès que pouvait donner la lecture publique de leur livre en société, les beaux esprits quon appellerait de nos jours des intellectuels peuvent appeler amitié lunique intérêt quils trouvent à ces liaisons puisque lintérêt est, dans lesprit des Lumières, la base de tout rapport humain. Un atroce mot de Fontenelle révèle létendue de légoïsme. « Fontenelle avait fini par saccoutumer à la table de Mme de Tencin ; il y dînait presque tous les jours. On lui dit quelle était morte. « Eh bien, répondit-il avec sa douceur ordinaire, jirai dîner chez la Geoffrin. » La relation entre hôtesses et gens de lettres apparaît donc déséquilibrée. Les femmes montrent un intérêt réel pour les uvres nouvelles et cherchent une affection vraie quelles ne trouvent guère. Leur délicatesse nest pas payée de retour : les hommes les méprisent et leur parasitisme est avéré. Elles nétaient pas totalement dupes : lune delles les appelle ses singes, sa ménagerie ; lautre les juge médisants, barbants, donneurs de leçons La haute société, jugeant les beaux esprits a priori et par expérience ennuyeux et vaniteux, les fuyait plutôt. Les sociétés desprit ne sont pas celles des gens du monde, dans lesquelles on se réunit pour jouer et samuser, parfois sans décence. Il existe des sociétés mixtes où hommes de lettres et grands se rencontrent : elles sont tenues par des actrices, délassement peu recommandable mais admis. Dordinaire les séparations sont bien établies.
A partir des années 1770 se répandit la manie de la lecture, par lauteur, de sa dernière uvre. Sans vouloir faire un parallèle trop marqué, ce système où les auteurs allaient lisant de dîner en dîner pour lancer leur ouvrage, où lon sencensait, où lon sutilisait, où lon proclamait des gloires et des génies, où lon remettait en cause des institutions dont on profitait, ce système rappelle assez lunivers médiatique actuel avec ses éphémères célébrités, ses talents déclarés, ses promotions (un même acteur se distribuant entre dix émissions pour parler du dernier film où il a joué).
Mais aux lectures souvent longues et soporifiques, les membres des sociétés préféraient la conversation. Lidée que la conversation est supérieure à lécrit parcourt tout le dix-huitième siècle. Barbey dAurevilly restera pénétré de cette idée que les conversations du temps étaient ce que lesprit français avait produit de plus parfait. Il se fiait aux témoignages que nous en avons ; faut-il les prendre au pied de la lettre ? « Il y a à cette époque une illusion de la conversation. Beaucoup décrivains en sont victimes. Ils donnent trop de temps à la parole, et nen gardent pas assez pour lécriture. Certaines conversations sont sans doute très riches, très brillantes, mais quen reste-t-il ? [ ] Les jugements des contemporains sont parfois moins enthousiastes. « Cest une nation, écrit des Français le Napolitain Galiani, qui parle plus quelle ne pense, et qui ne pense que pour parler. » (pp. 144-145) Faisant le bilan littéraire des sociétés desprit, Jean de Viguerie conclut à leur effet nuisible sur la littérature. Les écrivains, plus occupés de parader dans la conversation, nont pas pratiqué la solitude et la réflexion à laquelle elle prédispose. Vivant dans ce petit monde artificiel, ils nont guère produit quune littérature artificielle elle aussi, contes moraux médiocres, tragédies ennuyeuses et vers de circonstances. Au moment où les sociétés desprits disparaissent, à lapproche de la Révolution, remplacées par des sociétés scientifiques ou artistiques indépendantes, par les fêtes organisées par les loges maçonniques, et ouvertes au public, la littérature renaît avec Sébastien Mercier, Laclos, Beaumarchais, Rivarol, Bernardin de Saint Pierre, André Chénier
Pendant la Révolution, les hôtesses et les gens desprit sen tirèrent plus ou moins mal. Là encore, les femmes font meilleures impressions que les hommes. Face aux épreuves, elles montrèrent plus de paix intérieure et de dignité queux, souvent effondrés et perdus devant les calamités « que par leurs utopies, leur inconscience et leur égoïsme, ils avaient eux-mêmes préparées. ».
Somme toute, ces personnes, femmes hôtesses et hommes écrivains, paraissent singulièrement malheureuses. Ce sont des femmes seules, mal mariées, mais généreuses, qui reçoivent de vieux garçons seuls et profiteurs. Tous ces gens trouvent dans les sociétés la fuite dune solitude insupportable et dans les discussions lillusion de penser. Avec ce livre, le Pr. De Viguerie enlève une couche de vernis supplémentaire au dix-huitième siècle et contribue une fois de plus à lui rendre son aspect véritable.
Samuel (Présent du 19 mai 07)
Jean de Viguerie, Filles des Lumières, Femmes et sociétés desprit à Paris au XVIIIe siècle, Dominique Martin Morin, 304 pages, 23 euros.