Au musée Rodin<o:p></o:p>
Les pierres parlent<o:p></o:p>
Présent du 15 novembre 08<o:p></o:p>
Le lien qui unit un homme à sa collection peut être de qualité variable, au pire tenir du snobisme, de la spéculation, de la manie. Les collections d’antiquités de Rodin et de Freud, commencées simultanément à Paris et à Vienne dans les années 1880, au-delà de leur taille, explicable par l’abondance de l’offre et la circulation sans contrôle des pièces, au-delà de l’intérêt esthétique, ont une importance en rapport avec les œuvres de l’un et l’autre. Chez Rodin, elle est reflet de l’œuvre et inspiratrice ; chez Freud, point d’appui et illustration des théories.<o:p></o:p>
Rodin a accumulé plus de six mille pièces, égyptiennes, grecques et romaines, médiévales et extrême-orientales. La beauté compte plus que l’authenticité. Rodin n’accepte qu’un objet qui rejoigne ses préoccupations, qui lui donne une réponse ou lui indique une nouvelle voie. Il a évidemment cette chance qu’a le sculpteur, la capacité, au vu et au toucher du morceau de pierre, de saisir le geste même de l’artiste et de reconstituer l’intention qui a dicté ce geste, au moins partiellement. <o:p></o:p>
S’apercevant qu’un fragment de statue peut être aussi beau que l’ensemble en raison de la qualité de la forme, Rodin collectionna ce qui pour d’autres eût été du rebut et se mit à modeler en omettant certaines parties du corps, avec le succès qu’on sait.<o:p></o:p>
Son goût pour l’association de deux sculptures trouve à se développer à partir de l’antique. Il existe une série, présentée ici presque intégralement, d’assemblages : vase ancien et nu en plâtre. Femme accoudée au bord d’un vase mérovingien, faunesse installée dans une coupe romaine, femme se hissant hors d’un vase hellénistique… Cela ne va pas sans hiatus : la beauté de la terre cuite et la beauté du plâtre, celle de l’objet et celle du corps, s’entrenuisent.<o:p></o:p>
La collection de Freud compte moins d’items, deux mille environ. Les arts représentés sont en gros les mêmes. Mais Freud a une autre attitude. L’authenticité importe. Le sens qui s’y attache également. Freud note que « les pierres parlent » (saxa loquuntur). Elles parlent métier au sculpteur, on l’a dit ; au psychanalyste elles disent, comme les mythes mis à contribution, ce qu’il est disposé à entendre. Elles ont aussi valeur de symboles : mises au jour par l’archéologue, elles sont l’image des choses enfouies qu’il s’agit d’exhumer de l’inconscient. Freud admirait Schliemann le découvreur de Troie et se rêvait époussetant l’homme strate après strate pour en comprendre les structures, les affaissements, les affouillements. Dans le cabinet, le patient avait lors de l’analyse les statuettes préférées du docteur devant les yeux.<o:p></o:p>
L’œuvre qui a compté plus que toute autre pour Freud est le relief des Aglaurides, dit de la Gradiva (illustration). Il l’a connu littérairement d’abord. A partir de cette admirable femme en marche, fille d’Aglauros et de Cécrops dont elle semble avoir hérité quelques gènes reptiliens, Wilhelm Jensen écrivit une nouvelle, La Gradiva, Fantaisie pompéienne (1903), qui servit à Freud pour étayer ses théories sur le désir et le refoulement, exprimées dans Débris et rêves dans la Gradiva de Jensen, paru en 1907. La même année, il vit enfin le magnifique marbre au musée Chiaramonti (Vatican) et en acheta un moulage. Cet achat en dit long sur Freud : c’est un inadmissible moulage, un savon de Marseille, un encombrant bibelot de chez Pier Import. Freud manquait-il à ce point de sens artistique ? Un sculpteur n’en aurait pas voulu en raison même de son amour pour l’original. <o:p></o:p>
Freud séjourna quelques mois à Paris en 1885-1886, il assista aux cours de J.-M. Charcot à la Salpetrière. Rodin n’était pas encore la célébrité à qui tout écrivain de passage à Paris se devait de rendre visite. Entre eux, il y eut plus tard des intermédiaires, des « passeurs ». Stefan Zweig et Rainer Maria Rilke furent au début du vingtième siècle des pivots essentiels entre culture française et culture de langue allemande. Rilke, devenu le secrétaire de Rodin (1905-1906), attira à Meudon et à l’hôtel Brion des Viennois freudiens ou en passe de le devenir. Il fit connaître l’art de Rodin à l’éditeur autrichien Hugo Heller, qui accueillait Freud comme conférencier. Il fut lié à Lou-Andreas Salomé (égérie de Nietzsche dans les années 1880), qui rencontra Rodin puis se forma à la psychanalyse auprès de Freud. Parmi les Français, citons Romain Rolland et la princesse Marie Bonaparte, introductrice de la psychanalyse en France, qu’on surnomma pour sa fidélité « Freud-m’a-dit » et dont l’analyse des écrits d’Edgar Poe fait sourire. Grâce à son entregent auprès des nazis elle fit passer en Angleterre Freud puis sa collection, la sauvant de la dispersion. <o:p></o:p>
Samuel<o:p></o:p>
La passion à l’œuvre, Rodin et Freud collectionneurs,
jusqu’au 22 février 2009. Musée Rodin
Illustration : Relief des Aglaurides dit La Gradiva (IIe siècle apr. J.-C.), Rome, musée Chiaramonti
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