Présent du 26 juillet 08
Roger Caillois (1913-1978),
un réchappé du surréalisme<?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p></o:p>
« Pour ma part, jai toujours traité ma langue avec un respect religieux », écrivait Roger Caillois à la fin de sa vie. Le volume Quarto Gallimard qui vient de paraître (sans rassembler son uvre intégral) permet de le vérifier. Au XXe siècle, une telle attitude vis-à-vis de la langue est à elle seule un manifeste. Son essai Babel est une interprétation de la confusion des langues : selon Caillois, les ouvriers de la tour ont fini par ne plus sastreindre à utiliser les mots suivant lusage commun, ultime conséquence de leur irrespect envers Dieu. Pourquoi, une fois écartée la piété, continuer à supporter tout ce qui est ressenti comme subjectif, vie en société, art de bâtir, vocabulaire ? « Rejetant toute discipline comme toute convention, ils devaient tôt ou tard songer à traiter le discours comme ils faisaient le reste. » <o:p></o:p>
Rien ne serait plus étranger à Caillois quune telle désinvolture. Son attitude est dexigence. Quand il décrit les pierres, il sinterdit le lyrisme et là peu près : « je cherche à donner à mes phrases même transparence, même dureté, si possible pourquoi pas ? même éclat que les pierres. [ ] En un mot, je me sens approuvé dans la singulière entreprise de chercher dans lexactitude une poésie inédite. » Lattrait pour les minéraux insensibles révèle sa méfiance de la confidence et de la sensibilité, cette dernière, dont il place très bas le degré dexacerbation, étant un laisser-aller qui saccompagne souvent dimprécision langagière.<o:p></o:p>
Le Fleuve Alphée<o:p></o:p>
Le seul document autobiographique, mais la confession ne sécarte pas du domaine intellectuel, auquel il ait condescendu, est écrit et publié en 1978 peu avant sa mort : Le Fleuve Alphée où est posée la question de lappréhension, par lenfant confronté à linstruction, du réel que les livres expliquent et dont les livres coupent. Somme toute, une interrogation semblable à celle quavait posée Jean-Paul Sartre dans Les Mots (1964), aux deux parties explicites : Lire, Ecrire. (Et, plus anciennement, mutatis mutandis, saint Augustin dans le premier livre des Confessions.)<o:p></o:p>
Il est à noter que Caillois comme Sartre a reçu une instruction dabord irrégulière. Sartre, enfant choyé, passa pour un génie aux yeux de son grand-père jusquau jour tardif où, confronté à la réalité du système scolaire, il fit figure dattardé. Caillois, lui, dans les conditions de laprès première guerre, passe ses toutes jeunes années dans un contexte paysan pré-moderne où il fait « son apprentissage de sauvageon », puis entre dans un cours privé à cinq ans où il devient « une sorte danalphabète instruit », apprenant par cur ce que les plus grands récitent sans en comprendre le sens. Il napprend à lire quaprès, dans une phase dinstruction troisième, et se met à dévorer tout ce qui lui tombe sous la main.<o:p></o:p>
Mais quand Sartre reconnaît avoir feint de lire pour imiter les grands, puis feint décrire pour épater la galerie, attitude qui létablit très tôt (et irréversiblement ?) comme acteur dune littérature théâtrale, révélatrice dune peine à sancrer dans la réalité, chez Caillois laccroche au réel est solide. Lenfance urbaine de Sartre soppose-t-elle à lenfance campagnarde de Caillois au point dexpliquer des effets aussi tranchés ? Pas de jeu rousseauiste chez Caillois, la littérature nest pas une manifestation négative de la culture, cest plus une question déquilibre, une méfiance à légard de « linconsciente primauté accordée à lunivers lu sur lunivers éprouvé ». Il na pas écrit un énième livre sur la crise de lécrit je songe à ce dessin de Sempé, une devanture de librairie emplie ras la gueule douvrages sur limpasse de la littérature , mais il a toujours fait la part entre le réel et lécriture, occupation quil nomme la parenthèse, dont la nature et la fonction sont extra-syntaxiques. « La substitution verbale na jamais été chez moi victorieuse que de justesse et pour un temps. Elle na jamais oblitéré tout à fait le monde des choses. »<o:p></o:p>
Plus que les circonstances, les tempéraments diffèrent : R. Caillois a reçu disons : des fées, pour rester dans un domaine qui lui était cher le don de regarder autour de soi et de sémerveiller.<o:p></o:p>
Le Surréalisme et le Collège de sociologie<o:p></o:p>
Don de sémerveiller, attrait particulier pour les mirabilia, les incongruités de la nature quaffectionnaient les collectionneurs de curiosités du XVIe siècle, qui expliquent limplication un temps dans le mouvement surréaliste. Cest lannée de sa khâgne parisienne, en 1932, que Caillois rencontre André Breton et se lie avec son entourage (Eluard, Char, Monnerot ). <o:p></o:p>
Son goût du bizarre et de lirrationnel ne cadre quen partie avec les impératifs surréalistes, car chez Caillois sy ajoute le goût de comprendre. Lirrationnel lattire car il appelle une explication, alors que les surréalistes lapprécient parce quil semble nier la raison, et peu importe que ce ne soit quune apparence une complaisance pour le superficiel et la plus mauvaise littérature veut même que cette apparence soit préservée coûte que coûte. Des pois sauteurs rapportés dAmérique du Sud précipitent la rupture qui couvait : Caillois veut ouvrir les pois, quon voie sil sy loge des insectes qui provoquent ces sauts ; Breton veut en rester à les regarder sauter. Ce motif de rupture est-il si futile quil en a lair ? Lanecdote ne déparerait pas une vie de philosophe par Diogène Laërce. Laventure surréaliste cailloise sarrêtera là, Breton et lui resteront amis et distants.<o:p></o:p>
Plusieurs textes reviennent sur le surréalisme : Intervention surréaliste (Divergences et connivences), Le surréalisme comme univers de signes ; le mouvement nest pas toujours nommé, mais dans Babel et dans dautres textes cest lui qui est visé. <o:p></o:p>
Inséparable du surréalisme, le marxisme satisfait un temps le penchant de Caillois pour lengagement. En 1933 il rejoint lAssociation des Ecrivains et Artistes Révolutionnaires ; en octobre 1935, il lance avec G. Bataille le groupe Contre Attaque, « union de lutte des intellectuels révolutionnaires » mais le quitte aussitôt, reprochant au programme « des allures de parti politique », éveil tardif qui est la preuve dune grande ingénuité, quil garde un temps puisquen avril 1939 il signe un texte où est prôné un communisme élitiste en réponse au fascisme. Parcours typique. Caillois est pris au piège de la mythologie marxiste, cette mythologie que décryptera Jules Monnerot, autre déçu du surréalisme, et pour la même raison : ni lun ni lautre ne se payent de mots. <o:p></o:p>
Sattaquer au mythe marxiste vaudra à Monnerot une mise à lécart radicale. Caillois, qui est un littéraire, a choisi des sujets moins politiques (la pieuvre, Paris moderne ) ; son caractère par ailleurs ne le portait pas à franchir les lignes jaunes ou rouges. Contrairement à Monnerot, notait G. Laffly, Bataille et Caillois, respectivement chartiste et agrégé de grammaire, prirent la précaution « de satisfaire aux règles du mandarinat ». Après guerre Caillois cesse toute prise de position mais se tourne vers des prises de bénéfices auxquelles son « engagement » marxiste puis son soutien au De Gaulle londonien lui donnaient accès : chargé de recherches au CNRS en 1948 (Bataille en sera aussi), en poste à lUnesco à partir de la même année, et pour finir académicien en 1971.<o:p></o:p>
Un groupe détudes pour la phénoménologie humaine qui a regroupé Aragon, Caillois, Monnerot et Tzara, a précédé de peu le Collège de Sociologie fondé en 1937 par les déçus du surréalisme. A la tête du Collège, Caillois, Bataille et Monnerot. Celui-ci ny reste pas longtemps, mais le groupe formé donne des conférences régulières entre 37 et 39, sur des sujets divers. De ses recherches, Caillois tire les essais suivants : Le mythe et lhomme (1938), Lhomme et le sacré (1939), « Sociologie du bourreau » (1939)<o:p></o:p>
Les conférences sont courues : on peut y voir Paulhan, Benda, Rougemont Caillois fait la connaissance de Victoria Ocampo, femme de lettres argentine, amenée là par Drieu La Rochelle, ancien amour. Entre elle et Caillois, la séduction, amoureuse et intellectuelle, est réciproque. Il ne tarde pas à partir en compagnie de V. Ocampo pour lArgentine ; la guerre éclatant il y restera jusquen 1945. Il y est le pivot entre écrivains français (Maritain, Bernanos, Saint-John Perse qui devient un ami) et sud-américains (Borges, avec qui les rapports sont vite conflictuels : chacun sent en lautre un rival). Cette découverte de la culture sud-américaine lui fera fonder après guerre la collection « La Croix du Sud » chez Gallimard. Il prolonge les efforts entrepris par Valery Larbaud dans les années trente pour éditer en France les auteurs de langue espagnole et portugaise. <o:p></o:p>
Pendant son séjour en Amérique, une excursion en Patagonie lui révèle la violence de la nature brute et vierge, nouvelle source de réflexion sur labîme entre nature et culture. Abîme quil va tenter de franchir en établissant des ponts entre lune et lautre.<o:p></o:p>
Ordres et sciences obliques<o:p></o:p>
Luvre morcelée de Roger Caillois donne limpression dun de ces cabinets de curiosités dont nous parlions si on sen tient aux vitrines. Lui-même a eu cette impression, jusquà ce quapparaisse le lien : « Jai pris comme ils venaient les sujets de mes livres. Je me suis aperçu très tard quils reposaient sur un dénominateur commun : les miracles et pouvoirs de limagination. » Caillois entend soumettre limagination à lanalyse pour, sa capacité à tromper étant dépistée, sabandonner à ses délices. Car Caillois ne condamne pas cette activité humaine essentielle et riche : il ne veut quéviter de lui être asservi.<o:p></o:p>
La raison exige dabord de délimiter lobjet avec précision. Or en ce domaine règnerait plutôt la confusion, qui entache demblée dirrégularité tout résultat. Classer est en soi difficile, lhistoire des sciences montre le nombre « presque infini de pièges que les savants ont dû sans cesse éviter pour identifier les distinctions utiles, celles qui délimitent le champ de chaque discipline. » Sintéressant aux textes, Caillois sépare soigneusement féerie, fantastique, science-fiction (Images, images ), ou, dun point de vue iconographique, le fantastique de parti pris, dinstitution, etc. (Au cur du fantastique). Effort de classement préalable à la recherche et décuplant celle-ci, par exemple lorsque génialement il détermine quatre principes auxquels tout jeu est réductible (le vertige, le masque, le hasard, leffort ; G. Dumézil, dont il a suivi les cours pendant cinq ans à lEcole des Hautes Etudes, reconnaissait avoir tenté de prendre ce système en défaut sans y parvenir), ce qui lui permet den tirer des conclusions plus générales sur les cultures et les systèmes politiques. <o:p></o:p>
A lopposé de lordre alphabétique, rangement pratique qui ne renseigne sur rien, existe lordre qui enseigne : les modèles de Caillois sont la table de Mendeleïev et la classification zoologique. Il apparaît que les ordres (catégories) révèlent un ordre (une structure), « jusque dans la matière inerte existe un ordre ». <o:p></o:p>
Cela sajuste à une réflexion sur les formes antérieurement menée : à univers fini, nombre limité de formes. Il nest donc pas surprenant quentre les formes de la nature et celles issues de lactivité humaine existent des ressemblances. Lidée était dans lair du temps, Elie Faure lavait développée dans LEsprit des formes (1927). <o:p></o:p>
Puisque lordre se constate universellement, puisque nature et culture empruntent des formes communes, nature et culture sont vraisemblablement soumises à des lois elles aussi communes. Ses écrits regorgent dessais de formulation de cette idée : « Il est de plus vastes lois qui gouvernent en même temps linerte et lorganique. » Existent entre la pierre, linsecte et lhomme « des signes patents de la connivence indivise ».<o:p></o:p>
Seules des sciences obliques, transversales, diagonales, peuvent tenter de le démontrer. Il sagit « de compenser le découpage parfois dangereusement parcellaire des divers domaines de la recherche par des coupes transversales dans les savoirs acquis. » Ce quon nommerait aujourdhui le transdisciplinaire.<o:p></o:p>
Caillois ouvre en éclaireur diverses pistes afin de donner un « aperçu sur lunité et la continuité du monde physique, intellectuel et imaginaire » (sous-titre à Champ des signes, où sont consignées des « récurrences dérobées »).<o:p></o:p>
Cette force qui pousse le papillon à colorer ses ailes et à les orner de motifs, est la même qui fait lhomme peindre (Méduse et Cie). Des vibrations telluriques ont dessiné dans telle pierre des ondulations ; lhomme exprime à son tour la puissance des vibrations dans un conte, « Les enfants de Hameln » (Le champ des signes). Les murs sexuelles de la mante religieuse, insecte inquiétant ne serait-ce que par sa capacité à tourner la tête, à suivre du regard, fait unique chez les insectes, ses murs ont leur correspondance dans limaginaire humain. (Le Mythe et lHomme) Ou encore : « La géométrie construite par les hommes qui ne connaissaient ni la rigoureuse architecture des cristaux ni les microscopiques polyèdres ajourés des radiolaires, suppose une continuité singulièrement précise entre le monde mental et le monde matériel. »<o:p></o:p>
Cette conception est-elle compatible avec la vision chrétienne de la Création ? Peut-être, mais à « lorgueil » de lhomme tiré de la glaise par le Créateur, Caillois préfère lhumilité ( ?) dune évolution via la phylogenèse. Lessai sur la dissymétrie (Cohérences aventureuses) postule que le vivant se caractérise par la dissymétrie, plus exactement quil progresse par rupture de la symétrie, jusquà lhomme caractérisé par la suprématie dune main sur lautre, et la différenciation de ses hémisphères cérébraux. <o:p></o:p>
Caillois est au fond matérialiste. Le mot napparaît pas mais selon lui (tout au moins à la fin de sa vie) les pensées les plus éthérées sont une ultime ramification de la matière. A aucun moment cependant il ne situe les règnes sur le même plan. Lhomme, au sommet de la pyramide, a pour lui la raison et la liberté, avec le risque déchouer qui est sa grandeur. « Linsecte et lhomme, ignorant tous deux leur secrète docilité, obéissent parallèlement à la même loi organique de lunivers. [ ]Sans en rien savoir, par leffet dune impénétrable métamorphose, le lépidoptère tire des ailes flamboyantes de la pâte indistincte qui emplit la nymphe. Entre lui-même et son uvre, lhomme interpose le risque dune décision délibérée, douteuse. [ ] Mais il y gagne dêtre vraiment lauteur de ses tableaux » <o:p></o:p>
La démarche de Caillois, au carrefour de la sociologie, de la philosophie, de lesthétique et de lhistoire des idées et des mythes, est marquée par le plus haut principe je lui applique sa théorie des jeux , celui qui permet de progresser : lexigence. Elle refuse le travesti, livresse et le hasard. La prolifération végétale qui produit fermentation, miasme et bactérie, na-t-elle pas son pendant dans la cogitation, « prolifération anarchique didées » ? « Je ne vois pas pourquoi lhomme, qui fait partie de la nature, aurait seul le privilège de ne pas se tromper dans lunique domaine où une prodigalité illimitée lui est consentie. » La raison, comme limagination, est sujette au dérèglement : un écueil de plus, aussi Caillois sest-il gardé dédifier un système. Il sen est tenu à sonder ici et là des eaux profondes.<o:p></o:p>
Marqué par la théorie de lEvolution, R. Caillois na pas répondu à la question de la spécificité de lhomme, roseau pensant, dans la Création. Il a fait un autre pari : « Il se peut que lunivers soit inextricable. Mais il est nécessaire de parier quil peut être démêlé. Autrement, penser naurait aucun sens. »<o:p></o:p>
Samuel<o:p></o:p>
Roger Caillois, uvres, Quarto Gallimard. Edition établie et présentée par Dominique Rabourdin, avril 2008, 1204 pages, 32 euros.