Du bon usage des sciences humaines,
-Caillois, Dumézil, Monnerot-
par Amédée Schwa
La réédition duvres de Roger Caillois1 est loccasion de rapprocher trois têtes : la sienne, celles de Jules Monnerot et de Georges Dumézil. Rencontres biographiques et intellectuelles : dune part Caillois et Monnerot appartinrent au mouvement surréaliste et le quittèrent par même appétence à comprendre ; dautre part à la même époque Caillois suit les cours de Dumézil à lécole Pratique des Hautes études (entre 1934 et 1939), Monnerot lui rend visite régulièrement et suit ses publications. Dumézil, animé de la même appétence. Tous trois ont en commun de sintéresser aux mythes. Dumézil confronte les mythes indo-européens. Monnerot, marqué par G. Sorel,2 ose lanalyse sociologique du marxisme, le décrit comme mythe fondé sur un autre mythe, caractéristique du XIXe : la science,3 et comme phénomène religieux apocalyptique. Caillois sans sastreindre à un domaine précis se penche sur différents mythes, moins anciens et moins politiques, dont la sociologie nest pas absente.
A Caillois on doit lintitulé de sciences obliques, transversales : pratique intellectuelle permettant de dépasser les cases individuelles et de soutenir les sciences humaines, « qui nont de sciences que le nom », rappelle-t-il.4 Les soutenir entre elles ou à laide de sciences plus sûres. Elles ne peuvent que gagner à se frotter aux sciences réelles, lesquelles à leur tour peuvent en recevoir des éclairages inattendus. Monnerot et Dumézil relèvent, peu ou prou, de cette obliquité, ne serait-ce que par leur formation, celle quils ont reçue et celle quils se sont donnée.
Dumézil est linguiste, historien des religions, comparatiste, mythologue, il connaît une trentaine de langues anciennes et modernes. Monnerot est historien, psychologue, ethnologue, philosophe ; Caillois est grammairien, historien des religions, mythologue Quon ne se méprenne pas : ils nont pas une teinture de telle ou telle discipline mais sont si je puis dire colorés dans la masse. Généralistes, ils sont aussi spécialistes. Il y a chez eux une puissance de feu incomparable : ce ne sont pas des intellectuels, dont Monnerot disait que ce sont des gens qui font exercice de leur intellect sans condition de rendement. Lintellectuel, dit-il ailleurs (et le prototype en est Sartre) est « un affectif cérébral qui poursuit les idées et les associations didées qui « lexcitent ». Si une telle définition vaut, on peut mesurer dun coup dil toute la distance qui sépare ce phénomène historique situé et daté, lintellectuel du XIXe et du XXe européen, du type humain qui subit lattraction de la vérité, qui est attiré par la sagesse. La preuve en est à la portée du lecteur. Le mot « Intellectuel » ne peut se traduire en grec ancien. »5
Tous trois rejettent les explications qui se prétendent globales. Le marxisme et son sens de lHistoire. La psychanalyse omnisciente. Cette intention systématique, cest ce que lui reprochent Monnerot et Caillois. Celui-ci écrit : « la prétention de tout expliquer peut rapidement amener le système à létat de délire dinterprétation, comme il est arrivé aux théories solaires (Max Müller et ses disciples) et astrales (Stucken et lécole panbabyloniste) et plus récemment aux lamentables tentatives psychanalytiques (C. G. Jung, etc.) » 6 Par ailleurs ils en acceptent certaines propositions comme acquises et donc utilisables. Pour Monnerot, le refoulement tel que le décrit la psychanalyse éclaire singulièrement la censure sociale, laquelle se manifeste plus souvent par une multitude dauto-censures individuelles que par une censure étatique moins efficace. Dumézil est le plus cruel. Ayant disséqué un mythe indo-iranien particulièrement compliqué, voire « tordu », il ose « une question irrévérencieuse » : « Si, au lieu dune fameuse fable grecque, le docteur Sigmund Freud avait entendu parler des embarrassantes situations qui menacent de mettre fin à la carrière de Kâvya Usanas comme à celle de Kay Us, et des procédures qui dénouent laporie le salut réciproque du maître qui a bu le disciple et du disciple qui gémit dans les entrailles du maître, devenu ainsi son père et sa mère ; le salut réciproque du grand-père et du petit-fils, lâme future du second obtenant la grâce du premier qui le porte, virtuel, à travers un père à naître, dans son sac à semence , que serait aujourdhui limagerie centrale de la psychanalyse ? »7 Voilà dipe et Freud au vide-ordures où finissent les systèmes bâtis sur les hasards dune culture générale.
Monnerot est critique vis-à-vis dune certaine ethnographie, uniquement tournée vers les terres lointaines. Non quil la juge inutile ; nul doute quil sy serait montré génial, mais lethnographie exotique lui semble plus une diversion quun sujet détudes objectivement accepté. Ce quil dénonce est le refus dappliquer aux sociétés de lEurope moderne les méthodes de recherches auxquelles on soumet les sociétés primitives. Selon lui, é. Durkheim, en établissant que la sociologie devait étudier les sociétés les plus simples (« primitives ») avant détudier les plus complexes (« civilisées »), a délibérément sous couvert de méthode écarté toute étude des institutions de la IIIe République ; toute étude, et toute personne qui tenterait de les étudier.8 « Lautosociologie était ainsi rendue impossible par le mécanisme suivant : monopole des grands moyens de connaissance par un organe spécialisé, lécole de sociologie, qui nen use pas pour analyser le régime et interdit aux autres den user, se servant contre eux du silence, et si le mur du silence est crevé, du discrédit. »
Le mur du silence a efficacement limité la diffusion des livres de Jules Monnerot, le discrédit a frappé Georges Dumézil (par laccusation quon sait). Luvre de Roger Caillois trente ans après sa mort peine à refaire surface. Ces trois chercheurs ont eu le tort de refuser les dogmes marxistes et psychanalytiques ; ils ont eu le tort de ne pas être structuralistes. Si on passe en revue le domaine couvert par le structuralisme, on constate quà eux trois ils le dominaient ou en avaient invalidé certains quartiers : anthropologie, histoire des religions, sémiologie, philosophie marxiste, psychanalyse ; et on constate que ce sont dautres noms qui sont encensés, Cl. Lévi-Strauss, J.-P. Vernant, R. Barthes, L. Althusser, J. Lacan, M. Foucault
Lidée de système tirée de la linguistique de Ferdinand de Saussure, devenue structuralisme linguistique chez émile Benveniste (1902-1976 ; professeur à lEPHE dans les mêmes années que Dumézil) était tout à fait viable : Saussure, Benveniste et Dumézil ont à eux trois permis à la discipline des sciences indo-européennes de naître et dexister, sans la notion de structure les vues seraient restées vaseuses. Lorsque Dumézil sintéresse aux articulations dun mythe et non aux détails, il met en évidence une structure. Lorsque Caillois tâtonne à formuler son idée dune loi universelle gouvernant la matière inerte comme la matière grise, il tend à considérer une structure. Lerreur du structuralisme ne réside pas dans la notion de structure mais dans le suffixe qui révèle combien la méthode est devenue doctrine, que la structure nest pas lobjet de la recherche mais que la recherche est prisonnière dune structure : au lieu den repérer une (éventuellement), elle est posée préalablement comme existante. Le déterminisme joint ne pouvait que satisfaire des marxistes ; les structuralistes le furent systématiquement ou, si on préfère, structurellement, cest cela qui les sauve un temps de loubli alors que le structuralisme est dépassé. Comparées à eux, nos trois têtes font preuve dinfiniment plus de souplesse.
Le domaine officiel des sciences humaines en France, pour être louangé, nen est pas moins fort en retard. Les études sérieuses sont anglo-saxonnes. La phase post-structuraliste vécue aujourdhui dans un enseignement supérieur délabré, quen attendre ? Les propositions davenir, écrivait G. Dumézil, « attendent seulement, dans limmensité, dans léternité des bibliothèques, la flânerie ou linquiétude dun esprit libre. »9