"Léloquence continue ennuie", disait Pascal. On en dirait autant de la philosophie, de la danse, du jeu de bridge, de la physique atomique. La ressource la meilleure est de cesser de discourir, de danser, de jouer au bridge et de bombarder les atomes. Mais on ne peut pas sarrêter de vivre, et il faut reconnaître que vivre est souvent très ennuyeux. Si on considère les visages de beaucoup de nos contemporains, quand ils vont à leur bureau ou quand ils sortent du cinéma, on est obligé de conclure quils doivent sennuyer beaucoup, et on se sent plein pour eux dune immense commisération. Au fond on vit dhabitudes, et on répète machinalement des gestes ennuyeux - comme lire des romans ou aller au cinéma - parce quon ne sait rien faire dautre. La raison profonde des guerres et des révolutions est peut-être simplement quon sennuie de la paix ou de lordre. On se lasse de ce qui est régulier comme dun rythme monotone. Les déclinaisons latines et grecques sont fort ennuyeuses, - mais quand le professeur sait révéler à ses élèves les bouffonneries ahurissantes de létymologie, ces langues mortes deviennent tout à coup du plus vif intérêt. On na rien compris à la vie de lesprit et à la vie tout court si on ne voit quordre et règle, parce que la fantaisie y règne, la fantaisie qui est simplement le signe de la liberté - mais on ne sait pas ce que cest que la fantaisie si on naperçoit pas lordre profond qui seul lui permet dexister. «Lordre est le plaisir de la raison, dit Claudel, mais le désordre est le délice de limagination.» Seulement le désordre nest acceptable que sil est lui-même raisonnable, cest à dire sil laisse subsister lordre profond des choses, sans lequel elles ne pourraient exister. La République française nest si ennuyeuse que parce quelle est une république de professeurs, selon le mot dAlbert Thibaudet.
Ainsi il y a un ordre dans le monde, les cubistes et les surréalistes auront beau faire, cet ordre existe: et la nature cependant nous donne lexemple dun humour débridé, dune fantaisie débordante. Voilà pourquoi ceux qui ne savent pas mettre de la fantaisie dans leur vie demeurent strictement étranger à la vie. On comprend par là le sens péjoratif quun Baudelaire donne au mot bourgeois. Le bourgeois est lhomme enfoncé dans ses habitudes, qui ne conçoit rien de possible en dehors dun ordre mesquin, et qui demeure insensible à la poésie du monde. On comprend ainsi que les plus grands des fantaisistes, un Rabelais dans son énormité, un Voltaire dans sa finesse, un Shakespeare dans son humour tantôt aérien et tantôt trivial, un Molière dans le comique étonnant de ses farces et de certains intermèdes qui ravissaient Baudelaire, entrent beaucoup plus avant dans la vie que des gens très sérieux comme Jean-Jacques Rousseau, Chateaubriand (à qui pourtant ne manquait pas le sens du comique), ou tous ces romanciers qui constituaient les fiches médicales de leurs personnages. Il ny a que la fantaisie qui permette dêtre vraiment sérieux: elle ne signifie pas quil faut être léger. Cest justement le danger qui guette les Français. Les Allemands avec leur ordre et leur méthode, et les énormes moyens quils mettent en branle nont réussi quà se précipiter dans deux épouvantables catastrophes. Les Français, qui sont assez doués sous le rapport de la fantaisie, nont pas su parer à temps au danger qui les menaçait.
La fantaisie permet de ne pas se prendre trop au sérieux. Cela met en garde contre la présomption, le contentement de soi, la vanité: à ce titre elle est une haute vertu morale. Pour être sérieux, il ne faut pas se prendre soi-même trop au sérieux. Si on na pas de fantaisie, on ne peut avoir le sens du réel, car le réel est illogique, déconcertant. La vraie logique, celle de la vie, se moque de la logique, celle des professeurs.
Il n y a de prose valable que si elle est baignée de poésie. - Ainsi il ny a pas dordre qui mérite dêtre sauvé sil ne se laisse animer par la fantaisie.
(Texte communiqué par Albert Gérard.)