• Alphonse Daudet

    Contes et nouvelles de la guerre de 1870

    La guerre de 1870 a eu peu de retombées romanesques (La Débâcle de Zola ; Souvenirs d’un blessé, d’Hector Malot ; Le Désastre, des frères Margueritte, mais ceux-ci n’y étaient pas) et guère plus dans le registre de la nouvelle. Les témoignages et récits directs ont eu plus de succès, les nombreuses rééditions de l’ouvrage de Ludovic Halévy en font foi. <o:p></o:p>

    Par ailleurs le siège de Paris a davantage marqué les esprits que l’invasion et les campagnes, celles-ci peu glorieuses au total étaient plus sujettes à être oubliées que la résistance de Paris, qui, malgré la capitulation finale, restait un acte héroïque auquel les habitants avaient pris part. La Commune et la guerre civile, brève, violente,  qui s’ensuivirent, marquèrent durablement les esprits et contribuèrent à éloigner les faits de guerre. Et les pensées se cristallisèrent sur la perte de l’Alsace et de la Lorraine.

    Le rayonnage des nouvelles et contes inspirés par 1870 est donc mince. Quatre noms demeurent, chronologiquement : Alphonse Daudet, Guy de Maupassant, Auguste Villiers de l’Isle-Adam, Léon Bloy. Leurs œuvres, sous cet angle, ont été peu lues et encore moins rapprochées. Les actes d’un colloque sont à cet égard significatifs, se limitant à l’influence de la guerre et de la défaite sur la pensée de Gobineau, Taine et Barrès, à Malot romancier et, unique nouvelliste, Huysmans. Il n’est pas question des écrivains de la guerre de 1870.

    I. A. Daudet,<o:p></o:p>

    Contes du lundi<o:p></o:p>

    A. Daudet publie les Contes du lundi en 1873,  recueil de texte parus dans Le Soir dès 71-72, désordonné : les provinces perdues, le siège, la guerre, la Commune et bien d’autres choses encore telles que des fantaisies, des caprices et des souvenirs. Le siège tient une grande place, Daudet ayant participé à la défense de Paris en tant que garde national. Mais les deux contes restés célèbres : La dernière classe et Les trois messes basses, sont hors guerre, signe de refoulement. Les récits de guerre sont pourtant exemplaires, car ils fixent les thèmes qui se retrouveront chez Maupassant et Bloy : héroïsme et initiative individuelle (Le porte-drapeau), rapports entre civils français et soldats prussiens (Le Prussien de Bélisaire), incurie du haut commandement avec La partie de billard, que nous donnons ci-après. On sait d’après les carnets de Daudet que le maréchal visé dans ce conte est Bazaine, reconnaissable à sa passion pour le billard. En le choisissant comme « mauvais chef », A. Daudet ne fait que se conformer à l’opinion du temps qui voit en Bazaine le traître qui a perdu la France. (Le Maréchal passa en conseil de guerre fin 1873 et sa condamnation à mort fut commuée en vingt années de réclusion. On verra plus loin comment Léon Bloy lui rendit justice.)<o:p></o:p>

    Le Billard <o:p></o:p>

    Comme on se bat depuis deux jours et qu’ils ont passé la nuit sac au dos sous une pluie torrentielle, les soldats sont exténués. Pourtant voilà trois mortelles heures qu’on les laisse se morfondre, l’arme au pied, dans les flaques des grandes routes, dans la boue des champs détrempés.<o:p></o:p>

    Alourdis par la fatigue, les nuits passées, les uniformes pleins d’eau, ils se serrent les uns contre les autres pour se réchauffer, pour se soutenir. Il y en a qui dorment tout debout, appuyés au sac d’un voisin, et la lassitude, les privations se voient mieux sur ces visages détendus, abandonnés dans le sommeil. La pluie, la boue, pas de feu, pas de soupe, un ciel bas et noir, l’ennemi qu’on sent tout autour. C’est lugubre…<o:p></o:p>

    Qu’est-ce qu’on fait là. Qu’est-ce qui se passe ?<o:p></o:p>

    Les canons, la gueule tournée vers le bois, ont l’air de guetter quelque chose. Les mitrailleuses embusquées regardent fixement l’horizon. Tout semble prêt pour une attaque. Pourquoi n’attaque-t-on pas ? Qu’est-ce qu’on attend ?...<o:p></o:p>

    On attend des ordres, et le quartier général n’en envoie pas.<o:p></o:p>

    Il n’est pas loin cependant le quartier général. C’est ce beau château Louis XIII dont les briques rouges, lavées par la pluie, luisent à mi-côte entre les massifs. Vraie demeure princière, bien digne de porter le fanion d’un maréchal de France. Derrière un grand fossé et une rampe de pierre qui les séparent de la route, les pelouses montent tout droit jusqu’au perron, unies et vertes, bordées de vases fleuris. De l’autre côté, du côté intime de la maison, les charmilles font des trouées lumineuses, la pièce d’eau où nagent des cygnes s’étale comme un miroir, et sous le toit en pagode d’une immense volière, lançant des cris aigus dans le feuillage, des paons, des faisans dorés battent des ailes et font la roue. Quoique les maîtres soient partis, on ne sent pas là l’abandon, le grand lâchez-tout de la guerre. L’oriflamme du chef de l’armée a préservé jusqu’aux moindres fleurettes des pelouses, et c’est quelque chose de saisissant de trouver, si près du champ de bataille, ce calme opulent qui vient de l’ordre des choses, de l’alignement correct des massifs, de la profondeur silencieuse des avenues.<o:p></o:p>

    La pluie, qui tasse là-bas de si vilaine boue sur les chemins et creuse des ornières si profondes, n’est plus ici qu’une ondée élégante, aristocratique, avivant la rougeur des briques, le vert des pelouses, lustrant les feuilles des orangers, les plumes blanches des cygnes. Tout reluit, tout est paisible. Vraiment, sans le drapeau qui flotte à la crête du toit, sans les deux soldats en faction devant la grille, jamais on ne se croirait au quartier général. Les chevaux reposent dans les écuries. çà et là on rencontre des brosseurs, des ordonnances en petite tenue flânant aux abords des cuisines, ou quelque jardinier en pantalon rouge promenant tranquillement son râteau dans le sable des grandes cours.<o:p></o:p>

    La salle à manger, dont les fenêtres donnent sur le perron, laisse voir une table à moitié desservie, des bouteilles débouchées, des verres ternis et vides, blafards sur la nappe froissée, toute une fin de repas, les convives partis. Dans la pièce à côté, on entend des éclats de voix, des rires, des billes qui roulent, des verres qui se choquent. Le maréchal est en train de faire sa partie, et voilà pourquoi l’armée attend des ordres. Quand le maréchal a commencé sa partie, le ciel peut bien crouler, rien au monde ne saurait l’empêcher de la finir.<o:p></o:p>

    Le billard !<o:p></o:p>

    C’est sa faiblesse à ce grand homme de guerre. Il est là, sérieux comme à la bataille, en grande tenue, la poitrine couverte de plaques, l’œil brillant, les pommettes enflammées, dans l’animation du repas, du jeu, des grogs. Ses aides de camp l’entourent, empressés, respectueux, se pâmant d’admiration à chacun de ses coups. Quand le maréchal fait un point, tous se précipitent vers la marque ; quand le maréchal a soif, tous veulent lui préparer son grog. C’est un froissement d’épaulettes et de panaches, un cliquetis de croix et d’aiguillettes, et de voir tous ces jolis sourires, ces fines révérences de courtisans, tant de broderies et d’uniformes neufs, dans cette haute salle à boiseries de chêne, ouverte sur des parcs, sur des cours d’honneur, cela rappelle les automnes de Compiègne et repose un peu des capotes souillées qui se morfondent là-bas, au long des routes, et font des groupes si sombres sous la pluie.<o:p></o:p>

    Le partenaire du maréchal est un petit capitaine d’état-major, sanglé, frisé, ganté de clair, qui est de première force au billard et capable de rouler tous les maréchaux de la terre, mais il sait se tenir à une distance respectueuse de son chef, et s’applique à ne pas gagner, à ne pas perdre non plus trop facilement. C’est ce qu’on appelle un officier d’avenir…<o:p></o:p>

    « Attention, jeune homme, tenons-nous bien. Le maréchal en a quinze et vous dix. Il s’agit de mener la partie jusqu’au bout comme cela, et vous aurez fait plus pour votre avancement que si vous étiez dehors avec les autres, sous ces torrents d’eau qui noient l’horizon, à salir votre bel uniforme, à ternir l’or de vos aiguillettes, attendant des ordres qui ne viennent pas. »<o:p></o:p>

    C’est une partie vraiment intéressante. Les billes courent, se frôlent, croisent leurs couleurs. les bandes rendent bien, le tapis s’échauffe… Soudain la flamme d’un coup de canon passe dans le ciel. Un bruit sourd fait trembler les vitres. Tout le monde tressaille ; on se regarde avec inquiétude.<o:p></o:p>

    Seul le maréchal n’a rien vu, rien entendu : penché sur le billard, il est en train de combiner un magnifique effet de recul ; c’est son fort, à lui, les effets de recul !...<o:p></o:p>

    Mais voilà un nouvel éclair, puis un autre. Les coups de canons se succèdent, se précipitent. Les aides de camp courent aux fenêtres. Est-ce que les Prussiens attaqueraient ?<o:p></o:p>

    « Eh bien, qu’ils attaquent ! dit la maréchal en mettant du blanc… à vous de jouer, capitaine. »<o:p></o:p>

    L’état-major frémit d’admiration. Turenne endormi sur un affût n’est rien auprès de ce maréchal, si calme devant son billard au moment de l’action… Pendant ce temps, le vacarme redouble. Aux secousses du canon se mêlent les déchirements des mitrailleuses, les roulements des feux de peloton. Une buée rouge, noire sur les bords, monte au bout des pelouses. Tout le fond du parc est embrasé. Les paons, les faisans effarés clament dans la volière ; les chevaux arabes, sentant la poudre, se cabrent au fond des écuries. Le quartier général commence à s’émouvoir. Dépêches sur dépêches. Les estafettes arrivent à bride abattue. On demande le maréchal.<o:p></o:p>

    Le maréchal est inabordable. Quand je vous disais que rien ne pourrait l’empêcher d’achever sa partie.<o:p></o:p>

    « à vous de jouer, capitaine. »<o:p></o:p>

    Mais le capitaine a des distractions. Ce que c’est pourtant que d’être jeune ! Le voilà qui perd la tête, oublie son jeu et fait coup sur coup deux séries, qui lui donnent presque partie gagnée. Cette fois le maréchal devient furieux. La surprise, l’indignation éclatent sur son mâle visage. Juste à ce moment, un cheval lancé ventre à terre s’abat dans la cour. Un aide de camp couvert de boue force la consigne, franchit le perron d’un saut : « Maréchal ! maréchal !... » Il faut voir comme il est reçu… Tout bouffant de colère et rouge comme un coq, le maréchal paraît à la fenêtre, sa queue de billard à la main :<o:p></o:p>

    « Qu’est-ce qu’il y a ?... Qu’est-ce que c’est ?... Il n’y a donc pas de factionnaire par ici ?<o:p></o:p>

    — Mais, maréchal…<o:p></o:p>

    — C’est bon… Tout à l’heure… Qu’on attende mes ordres, nom d… D… ! »<o:p></o:p>

    Et la fenêtre se referme avec violence.<o:p></o:p>

    Qu’on attende ses ordres !<o:p></o:p>

    C’est bien ce qu’ils font, les pauvres gens. Le vent leur chasse la pluie et la mitraille en pleine figure. Des bataillons entiers sont écrasés, pendant que d’autres restent, inutiles, l’arme au bras, sans pouvoir se rendre compte de leur inaction. Rien à faire. On attend des ordres… Par exemple, comme on n’a pas besoin d’ordres pour mourir, les hommes tombent par centaines derrière les buissons, dans les fossés, en face du grand château silencieux. Même tombés, la mitraille les déchire encore, et par leurs blessures ouvertes coule sans bruit le sang généreux de la France… Là-haut, dans la salle du billard, cela chauffe terriblement : le maréchal a repris son avance ; mais le petit capitaine se défend comme un lion…<o:p></o:p>

    Dix-sept ! dix-huit ! dix-neuf !...<o:p></o:p>

    à peine a-t-on le temps de marquer les points. Le bruit de la bataille se rapproche. Le maréchal ne joue plus que pour un. Déjà des obus arrivent dans le parc. En voilà un qui éclate au-dessus de la pièce d’eau. Le miroir s’éraille ; un cygne nage, épeuré, dans un tourbillon de plumes sanglantes. C’est le dernier coup…<o:p></o:p>

    Maintenant, un grand silence. Rien que la pluie qui tombe sur les charmilles, un roulement confus au bas du coteau, et, par les chemins détrempés, quelque chose comme le piétinement d’un troupeau qui se hâte… L’armée est en pleine déroute. Le maréchal a gagné sa partie.<o:p></o:p>


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