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    es îles Marquises furent pour Gauguin comme une île où il échoua après plusieurs naufrages aux yeux du monde. Sous cette apparence de naufrage se cachait en réalité l’extraordinaire découverte d’un nouveau monde : il fut un Christophe Colomb. Il fut aussi un Robinson Crusoë qui réalisa sur son île le monde idéal qu’il pressentait, celui de sa vision, mais que personne ne vint rechercher.<o:p></o:p>

    D’autres peintres avant lui avaient pris la route. Delacroix avait rapporté du Maroc de beaux croquis. Les Orientalistes avaient étudié les couleurs locales, les plus doués avec beaucoup d’authenticité, Fromentin par exemple. Mais cette couleur locale mêlée de pittoresque donnait à leurs œuvres un cachet exotique plus ou moins prononcé, appelé à devenir nuisible à la longue. On chercherait en vain cet exotisme chez Gauguin : force est de constater que sa peinture dans les îles est dans la lignée de sa peinture en Bretagne. Il progresse en Océanie, mais c’est toujours le même chemin qu’il suit. Ce n’est pas là le moindre prodige de sa vie, que cette poursuite incessante vers l’absolu de sa vision de peintre sans se laisser distraire par le paysage changeant.<o:p></o:p>

    Les îles où se réfugient les héros naufragés sont toujours des îles désertes. Gauguin mourut abandonné de tous, lui qui n’avait abandonné personne. Il s’agit maintenant de corriger le mythe détestable qui veut à toute force que Gauguin ait délaissé sa famille pour la peinture. Approbation des uns, qui en font un révolutionnaire en rupture avec son milieu ; blâme des autres, qui en font un salaud et prétendent ainsi réduire sa peinture à néant. Si la légende disait vrai, ce ne serait pas à l’honneur de Gauguin mais n’ôterait rien à son génie ; or on constate en lisant les lettres de Gauguin à sa femme que c’est la belle-famille danoise qui a séparé les deux époux, n’appréciant pas que Gauguin ait quitté une fructueuse position de financier pour le métier de peintre. La famille Gauguin partit au Danemark parce que la vie en France était devenue trop difficile ; sur place on proposa aux époux une séparation provisoire qu’on rendit définitive par la suite. <o:p></o:p>

    Un artiste français pauvre, marié à une Danoise, une belle-famille qui essaye de les séparer, c’est aussi un épisode de la vie de Léon Bloy ; la similitude des situations est assez curieuse pour être signalée. Bloy note dans son journal, en juin 92[1] : « Jeanne a reçu 10 fr. et une lettre affectueuse. Seulement, je parais être éliminé complètement et ce conseil fantastique est donné à ma femme de se séparer de moi pour aller vivre au Jutland avec Véronique. Notre chère enfant est évidemment la cause de cet accès de tendresse maternelle. On voudrait la ressaisir. » Quelques jours plus tard : « [Jeanne] reçoit une lettre odieuse de l’amie Danoise à qui elle écrivait le 17 et dont elle se croyait si sûre. […] Pas un mot pour moi. Je suis éliminé, je ne compte pas. Évidemment Jeanne est très coupable d’avoir épousé un homme pauvre. L’hospitalité lui est offerte en Danemark. Elle irait vivre là-bas avec Véronique et je me débrouillerais ici comme je pourrais, etc. Ma belle-mère avait déjà donné ce conseil. » <o:p></o:p>

    Sept ans auparavant, Gauguin avait été victime du même procédé (« Maintenant que ta sœur a réussi à me faire partir… » écrit-il à sa femme[2] en août 85, et un mois plus tard : « je m’attends à tout de ton pays et de ta famille ») ; mais l’issue en avait été dramatique pour lui. Jeanne Molbech connaissait la pauvreté de Bloy avant de se marier, alors que Mette Gad avait épousé un jeune homme à  l’avenir professionnel prometteur qui s’était « dévoyé » : là réside sûrement l’explication. Le « Jeanne est très coupable d’avoir épousé un homme pauvre » trouve son écho chez Gauguin : « naturellement pour ta famille, je suis un monstre de ne pas gagner d’argent » (août 85). Il n’oublie pas les protestants : « j’ai été sapé par en dessous par quelques bigotes protestantes, on sait que je suis un impie » (août 85). Léon Bloy, à l’occasion d’un voyage au Danemark (fait, comme Gauguin, pour raisons financières en 1899-1900), signalera ces défauts : « Traits caractéristiques des protestants, à quelque secte qu’ils appartiennent. Haine de la pénitence, amour de tout ce qui est facile, indifférence monstrueuse pour tout ce qui est beau. » Gauguin prenait justement la voie difficile du Beau. Quant à son devoir de père de famille, il estimera l’avoir fait : « Le devoir ! Et bien qu’on y vienne à ma place, je l’ai mené jusqu’au bout, et c’est devant l’impossibilité matérielle que j’aurai cédé. » (août 85)<o:p></o:p>

    Tout cela suffirait à blanchir Gauguin de l’accusation d’abandon, mais le mythe a la vie dure. Le roman de Somerset Maugham, The Moon and six pence, vie romancée de Gauguin, n’est peut-être pas étranger à la vulgarisation de ce mythe. L’auteur avait peu de documents quand il écrivit ce livre ; la première fois qu’il entendit parler du peintre, c’était à Paris en 1903, dans les milieux bohèmes de Montparnasse, l’année de la mort de Gauguin aux antipodes : la légende devait être déjà forgée en ce sens. Le titre anglais, « La lune et trois francs six sous », exprime la confrontation de l’idéal et de la réalité [3] ; si le roman a contribué à créer le mythe Gauguin, il n’en reste pas moins que le personnage campé, Charles Strickland, est un Gauguin très vraisemblable. Ainsi, dans l’entourage de Strickland, tout le monde est convaincu qu’il a abandonné sa famille pour vivre à Paris avec une maîtresse ; le narrateur est stupéfait de retrouver l’artiste seul et livré à la peinture, situation inexplicable pour la société.<o:p></o:p>

    La réalité est que non seulement Gauguin n’a pas voulu se séparer de sa famille, mais qu’en plus il s’est toujours intéressé à ses enfants et a longtemps envisagé de reprendre la vie commune. Il reproche de nombreuses fois à sa femme d’élever les enfants dans l’ignorance de leur père et de leur langue maternelle : « Maintenant pas un des enfants ne doit parler le français. Ta famille doit être contente de triompher sur toute la ligne. » (avril 86) « Que j’écrive ou que je n’écrive pas, est-ce que ta conscience ne te dit pas qu’il me faut donner tous les mois des nouvelles des enfants que je n’ai pas vus depuis 5 ans – Et cependant à l’occasion tu sais me rappeler que j’en suis le père. » (juin 89) La perspective de la vie commune n’est pas définitivement écartée, au fil des années : « De ton côté tâche de me faire connaître au Danemark. […] c’est encore le moyen le plus sûr de nous remettre ensemble » (août 85) ; « espérons qu’alors je retrouverai en compensation de mes chagrins domestiques le plaisir de mes enfants. Vieux tous les deux nous saurons peut-être mieux nous comprendre. » (mars 1888) Se sentant toujours plus seul, Gauguin se réfugie dans l’espoir d’une vieillesse idéale de patriarche : « A défaut de passion, nous pouvons – avec des cheveux blancs entrer dans une ère de paix et de bonheur spirituel entourés de nos enfants, chair de notre chair. » (mars 1891)<o:p></o:p>

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    ’ayant plus d’attaches, livré à lui-même, Gauguin veut partir. Il n’a pas de destination précise : il s’agit avant tout de quitter la France. Il va à Panama et à la Martinique en 1887. Les années suivantes, ce ne sont que des projets : il parle d’aller au Tonkin en 89 ; en Océanie, ou à Madagascar, ou au Tonkin, en 90. Le port d’arrivée n’a pas d’importance : l’important, c’est de se soustraire aux plaies d’argent et à une société dans laquelle il ne trouve plus sa place. Il pourrait donc aller aussi bien au Tonkin « attendre des jours meilleurs » (juin 89) qu’à Panama « pour vivre en sauvage – Je connais à une lieue en mer de Panama une petite île (Taboga) dans le Pacifique,  elle est presque inhabitée, libre et fertile. » (avril 87) Somme toute, il cherche un lieu à sa ressemblance, qu’il ne trouvera pas. Tous ses voyages seront la quête d’un lieu plus sauvage : la Martinique en 87, c’est encore la civilisation ; Papeete en 91, c’est encore trop civilisé, il part s’installer dans la campagne ; Tahiti, c’est décidément trop civilisé, aussi part-il en 1901 aux Îles Marquises, qu’il qualifie avec délices d’ « îles anthropophages » : le comble de la sauvagerie ! Ce caractère sauvage, il l’avait d’abord trouvé en Bretagne où il avait passé un an à Pont-Aven, et où il s’était lié avec Émile Bernard et Charles Laval. « J’aime la Bretagne. J’y trouve le sauvage, le primitif. » Rassurons les Bretons, c’était un compliment. Gauguin explique son désir de partir par la recherche d’une vie matérielle plus aisée parce qu’il ne perçoit pas encore une motivation plus profonde : celle de retrouver un art originel, primitif, qui s’opposerait au réalisme et au naturalisme alors de mise. Ces deux dernières tendances, et tout l’art occidental des derniers siècles, sont considérées par lui comme dégénérées, s’étant tournées vers la reproduction stricte de la nature ou la sensualité. Gauguin veut retrouver ce qui a été l’art des grandes civilisations, un art exprimant une spiritualité. Sa recherche du primitif est fondamentalement une recherche des principes de l’art. Même étymologie. On ne saurait être plus réactionnaire.<o:p></o:p>

    Paul Gauguin part avec Laval à Panama d’avril à novembre 1887. Quand ils débarquent à Panama, ils s’aperçoivent que le percement du canal en cours à fait monter les prix : leurs prévisions économiques sont fausses. Laval attrape la fièvre jaune ; Gauguin doit s’engager comme terrassier pour le percement du canal. Les conditions de travail sont déplorables, les ouvriers meurent en grand nombre. « Il faut qu’ici je remue la terre depuis 5H 1/2 du matin jusqu’à 6 heures du soir, au soleil des Tropiques, et la pluie tous les jours. La nuit dévoré par les moustiques. » Gauguin, gravement malade à son tour, et Laval réussissent à gagner la Martinique en juin. Il écrit à sa femme : « Des nègres et négresses circulent toute la journée avec leurs chansons créoles et un bavardage éternel. […] Je ne pourrai te dire mon enthousiasme de la vie dans les colonies françaises. » Il va jusqu’à écrire, non sans malice peut-être : « J’espère bien te voir ici un jour avec les enfants ; ne jette pas les hauts cris, il y a des collèges à la Martinique et les blancs sont choyés comme des merles blancs. » (juin 87) Son enthousiasme pour « la vie dans les colonies françaises » n’aura qu’un temps, à Tahiti les colons lui deviendront vite insupportables ; mais ce premier contact avec les populations des îles est réussi. Le séjour ne se prolonge pas longtemps : l’argent manquant, les peintres essaient de se faire rapatrier et quémandent de l’argent à leurs amis en France.<o:p></o:p>

    Pour ce qui est de l’art, Gauguin revient avec des dessins et quelques toiles marquées par la luxuriance de la nature. Ce sont plutôt les toiles qui seront peintes ensuite en Bretagne (Nature morte aux trois petits chiens, Nature morte « Fête Gloannec », 1888) qui révèlent le plus une évolution, le temps que se décantent les choses vues, ainsi que quelques zincographies à thème mar-tiniquais de 89/90 où l’on constate une nouvelle utilisation de l’espace et de la composition, plus décorative et monumentale. [...]

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    Lisez l'intégralité de cet article de Samuel dans lovendrin n°2.


    [1] Léon Bloy, Journal inédit, L’Âge d’Homme, Paris, 1996.<o:p></o:p>

    [2] Paul Gauguin, Lettres à sa femme et à ses amis, Grasset, Paris, 1946.<o:p></o:p>

    [3] Le titre français, L’Envoûte, est devenu dans les récentes rééditions, L’Envoûté, par myopie des éditeurs vraisemblablement : la traductrice justifie en tête de sa traduction le choix du mot « envoûte ».<o:p></o:p>


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