• Idées & langages,

    par G. Lindenberger

    beaux-arts<o:p></o:p>

    Béton. - Deux expositions annoncées au Musée d’Art Moderne de Saint-étienne Métropole pour octobre prochain : Jean-Michel Alberola d’une part «interroge l’idée de la fin de la peinture » en peignant à même les murs et en exposant des objets en néon, Antony Gormley d’autre part « explore les différentes relations entre l’enveloppe corporelle, la présence de l’homme, l’espace architectural ou naturel et l’environnement, à travers des installations de sculpture monumentales. » Pour ce faire, rien de mieux que Allotment, une installation de 300 blocs de béton: « Chacun de ces blocs reprend les proportions du corps d’un habitant de Malmö en Suède âgé de 1 an et demi à 80 ans. » Plus exactement, chaque personnage est constitué de deux blocs, « un bloc pour le corps, un bloc plus petit pour le visage » et, détail exquis, « des trous à la place des différents orifices. »<o:p></o:p>

    Plastique. - Un village de Serbie, Banatski Sokolac, a rendu hommage au chanteur reggae jamaïcain Bob Marley en inaugurant une statue à son effigie dont on admirera le caractère hautement artistique. Le plus beau est le message qui accompagne cet acte symbolique : « Deux musiciens, un Croate et un Serbe, ont dévoilé le monument, qui doit promouvoir la tolérance dans une région encore profondément marquée par les divisions ethniques. »<o:p></o:p>

    Sopalin. - Rétrospective Tracey Emin à édimbourg, l’occasion de faire le point sur le parcours de cette artiste inspirée « par son adolescence à la dérive, ses avortements, un viol, ses amants, ses questionnements et sa peur de mourir sans enfants. » Concrètement, cela donne des installations du genre My Bed : « un lit aux draps froissés, entouré d’un fouillis de mégots, de bouteilles de vodka vides, de préservatifs » (dépêche AFP). Tracey Emin est naturellement membre de la Royal Academy.<o:p></o:p>

    Religion<o:p></o:p>

    Kleenex. - Relevé dans les échos du Doyenné de Nemours de juin dernier, rubrique « Secteur de Lorrez -le-Bocage » : « Sur notre secteur rural, ce sont des laïcs volontaires et bénévoles qui assurent l’animation de la célébration des obsèques... Nous voulons montrer le visage d’une église ouverte, attentive, mais par-dessus tout, le regard d’un Dieu infiniment bon, miséricordieux et qui ne juge personne.» Une brave équipe de fossoyeurs.<o:p></o:p>

    Carton. - Le diocèse de Meaux a édité et distribue un volumineux Carnet de route destiné aux acteurs d’église en Actes (« Communion fraternelle et évangélisation »), vaste programme ecclésiastico-bureaucratique lancé en 2006-2007 ayant pour but de « préparer l’avenir de l’église » dans ce département. Au menu, force rencontres d’équipes, avec « collectes des initiatives », « fiches projets » et « fiches expériences ». Le questionnaire qui ouvre le livret invite à cocher quelques cases, entre autres :<o:p></o:p>

    Question 5. De quoi souffre le plus notre société et votre localité ? Anonymat, Chacun pour soi, Indifférence, Instabilité de la famille, Peur de l’autre, Précarité, Racisme, Repli sur soi, Solitude, Violence. <o:p></o:p>

    Vous pouvez vérifier, tout y est.<o:p></o:p>

    Question 19. Seriez-vous prêt(e) à proposer vos compétences pour que le message de Jésus soit mieux connu et vécu en Seine-et-Marne? Oui, Non, éventuellement.<o:p></o:p>

    Mais la question 14 est incontestablement la plus belle :<o:p></o:p>

    Question 14. Selon-vous, le message de Jésus a-t-il un avenir en Seine-et-Marne ? Oui, Non, Cela m’est égal, Ne sait pas.<o:p></o:p>

    En effet, on ne sait pas.<o:p></o:p>


    votre commentaire
  • IV. Léon Bloy, <o:p></o:p>

    Sueur de sang<o:p></o:p>

    Sueur de sang est, avec Les Soirées de Médan, l’autre recueil de nouvelles exclusivement consacré à la guerre de 1870. Il est aussi l’antithèse et l’antidote au naturalisme des Soirées : loin de la triste distanciation, tout feu tout flamme s’affirme la subjectivité de l’écrivain. Ces « contes militaires » ont paru dans le Gil Blas en 1892 et 1893, puis en recueil dans la foulée, un recueil dédié « à la mémoire diffamée de François-Achille Bazaine, maréchal de l’Empire qui porta les péchés de toute la France ». Léon Bloy montrait ainsi qu’il récusait la version officielle républicaine selon laquelle Bazaine était l’unique responsable de la défaite.<o:p></o:p>

    Bloy fut incorporé à Périgueux dans la Garde nationale mobile, son bataillon rejoignit l’armée de la Loire et constitua une partie du Corps Cathelineau. Au moment d’écrire ses contes, vingt ans après les faits, Léon Bloy lut les mémoires du général de Cathelineau pour se remettre dans l’ambiance, raviver ses souvenirs et y puiser des idées. On sait que l’écrivain se donna un alter ego littéraire du nom de Marchenoir : ce nom est celui d’une forêt au nord de Blois, où l’écrivain est certainement passé dans ses pérégrinations guerrières.<o:p></o:p>

    Du riche ensemble qu’est Sueur de sang, nous tirons La boue, où, dans le paysage sordide et grotesque du camp de Conlie, apparaissent en filigrane les questions politiques, et Les vingt-quatre oreilles de Gueule-de-Bois, coup de main et haut fait.<o:p></o:p>

    La boue

    Le médecin Cuche vient de donner sa démission pour cause d’impuissance à soigner les malades dans l’eau. Reçu dépêche qui promet armement et encourage à maintenir l’ordre. L’ordre existe. On meurt silencieusement. Mais la mesure est comble. »<o:p></o:p>

    Telle est la dépêche envoyée le 17 décembre au ministre de la Guerre par le général de Marivault, successeur de M. de Kératry au commandement en chef du camp de Conlie.<o:p></o:p>

    Ce général était en fonction depuis une semaine et n’avait pas encore pu visiter la dixième partie du monstrueux cloaque où pourrissaient cinquante mille hommes.<o:p></o:p>

    Je crois bien ! Il fallait des manœuvres de pontonniers pour franchir le moindre intervalle et on ne réussissait pas toujours à passer d’une tente à une autre. On pouvait mourir en chemin.<o:p></o:p>

    L’Ille-et-Vilaine, les Côtes-du-Nord et le Morbihan grouillaient dans un marécage. La Loire-Inférieure et le Finistère agonisaient dans dix pieds de fange.<o:p></o:p>

    Le silence était trop facile. La vase enlise le bruit aussi bien qu’elle enlise un homme, et la foudre même, quand elle s’y égare, devient presque aphone, a l’air de tousser.<o:p></o:p>

    Si le général en chef épouvanté, navré de douleur, indigné profondément de l’inertie ou de l’obstination du ministère, et lui-même soupçonné par ses propres hommes de cette effroyable conspiration contre la Défense nationale, n’avait, à la fin, pris sur lui l’évacuation de ce lieu de mort, le silence, bientôt, eût été vraiment absolu.<o:p></o:p>

    Cette foule immense, éclaircie déjà d’un sixième, se fût couchée définitivement dans la crotte liquide qui semblait monter toujours, et les historiens de la guerre franco-allemande auraient eu à enregistrer une bataille de plus, la grande victoire de la Boue remportée sur toutes les forces vives de la Bretagne.<o:p></o:p>

    « Le camp de Conlie confine à la politique », écrivait M. de Freycinet, valet de bourreau du Cyclope.1 On n’a jamais su pourquoi. Mais il n’en fallait pas davantage pour décider du sort de ces pauvres diables extirpés de leurs familles, chauffés à blanc sur le devoir de se faire démolir en combattant pour la patrie et qui furent envoyés vivants au pourrissoir.<o:p></o:p>

    Sur une masse de quarante-cinq bataillons, six seulement furent opposés à l’ennemi, dans les plus atroces conditions imaginables. C’étaient les 2e et 3e de la légion de Rennes ; les 1er, 2e et 3e de la légion de Redon-Montfort.<o:p></o:p>

    Ces troupes n’avaient jamais été exercées ni même armées. Le bataillon de Saint-Malo, par exemple, ne reçut des fusils, hors d’usage, d’ailleurs, et non accompagnés de cartouches, que le 7 ou 8 janvier, c’est-à-dire après deux mois de cantonnement dans l’horrible purée mentionnée ci-dessus et trois jours avant l’affaire décisive de la Tuilerie où on les mit en présence des formidables soudards de Mecklembourg.<o:p></o:p>

    Il paraît que ces fiévreux mangés de vermine et incapables de défendre leur peau une demi-minute, étaient redoutés comme chouans probables ou possibles. Rien ne prévalut contre cette imbécile crainte et les malheureux furent sacrifiés odieusement dans les circonstances précises où devait s’accomplir le dernier et suprême effort de la résistance.<o:p></o:p>

     <o:p></o:p>

    Ils le sentaient bien, les infortunés Bretons qui se révoltèrent plusieurs fois et tentèrent de déserter. On les entendaient à Conlie crier : « Partons, retournons chez nous. à la maison ! à la maison ! »<o:p></o:p>

    Ce n’était pas un complot ténébreux, mais une résolution annoncée ouvertement qui désespérait les chefs privés de moyens de répression.<o:p></o:p>

    L’affreux cloaque les retint plus efficacement que n’eussent pu le faire les quarante gendarmes dont chacun aurait eu à lutter contre un millier d’hommes au désespoir.<o:p></o:p>

    L’avenir ne le croira pas. On ne pouvait faire un pas sans s’enfoncer à mi-jambe. On eût dit que des mains flasques et puissantes saisissaient, au fond de chaque ornière, les sabots des misérables que les fournisseurs de l’intendance, persuadés de l’insolvabilité du camp, s’obstinèrent à ne pas chausser.<o:p></o:p>

    Quand les hommes avaient accompli les corvées indispensables à la quotidienne existence, ils étaient à bout de forces, à moitié morts d’épuisement. On voyait des êtres jeunes et robustes, les plus intelligents peut-être, dont on eût pu faire des soldats, s’arrêter privés d’énergie, enfoncés dans la boue jusqu’aux genoux, jusqu’au ventre, et pleurer de désespoir.<o:p></o:p>

    Il faut l’avoir connu ce supplice de ne jamais pouvoir se coucher ! Car cette foule condamnée à mort, — pour quel crime, grand Dieu ? – vit recommencer la chose qui n’a pas de nom, l’horreur sans mesure, et qui n’était encore arrivées qu’une seule fois, du célèbre naufrage de la Méduse. Une masse d’homes forcés d’agoniser pendant des semaines, DEBOUT, les jambes dans l’eau !<o:p></o:p>

    Et encore les naufragés de l’Atlantique n’étaient pas sans espérance de s’étendre, un jour, fût-ce pour mourir. Chaque fois que l’un d’eux, tué par l’inanition ou gobé par un requin, disparaissait, le radeau, allégé d’autant, remontait d’une toute petite ligne. D’homicides bousculades s’ensuivirent. Ces « humains au front sublime », comme disait Ovide, faits pour contempler le ciel, étaient moins rongés par la famine que par l’ambition de revoir enfin leurs pieds…<o:p></o:p>

    à Conlie, cette ambition ou cet espoir était impossible. Plus on crevait, plus la boue montait. Si, du moins, c’eût été de la bonne boue, de la saine argile délayée par des météores implacables ! Mais comment oser dire ce qu’était, en réalité, cette sauce excrémentielle où les varioleux et les typhiques marinaient dans les déjections d’une multitude ?<o:p></o:p>

    Même après vingt ans, ces choses doivent être dites, ne serait-ce que pour détendre quelque peu la lyre glorieuse des vainqueurs du Mans qui eurent, en vérité, la partie beaucoup trop belle.<o:p></o:p>

    Il ne serait pas inutile, non plus, d’en finir, une bonne fois, avec les rengaines infernales dont nous saturent les moutardiers du patriotisme sur l’impartialité magnanime et le désintéressement politique de certains organisateurs de la Défense.<o:p></o:p>

     <o:p></o:p>

    On essaya pourtant de jouir dans ce marécage. En attendant les quelques escadrons de uhlans ou deux ou trois compagnies d’artillerie bavaroise qui pouvaient suffire amplement à l’extermination de cette armée sans fusils, sans tête et surtout sans pieds, le camp était assiégé par une autre armée de marchands de cidre dont les charrettes innombrables chargées de tonneaux eussent dû être réquisitionnées avec violence pour le baraquement ou le chauffage des moribonds.<o:p></o:p>

    Il y avait aussi des femmes, et quelles femmes ! venues, on ne savait d’où, qui compliquaient de leurs ferments la putridité générale.<o:p></o:p>

    C’était une chose à dépasser l’imagination, de voir ces créatures maquillées et vêtues de fange, s’accoupler, dans des coins fétides, avec d’impurs marcassins ruisselants de liquides noirs, jusque sous le nez tolérant des sous-officiers caparaçonnés eux-mêmes d’immondices.<o:p></o:p>

    Il y avait surtout, et l’histoire en est surprenante, une fille protégée par un vieux tringlot gardé, je crois, par pitié, et qui pourrissait à vue d’œil. L’aspect seul de ce chevalier de la couperose et de l’eczéma, muselé de croûtes perpétuelles, eût dû être, pour les amateurs de sa compagne, le plus efficace des prophylactiques.<o:p></o:p>

    La vue même de cette compagne semblait, tout d’abord, ce qu’on peut imaginer de moins excitant. Visiblement consumée de phtisie et la face en tête de mort, on l’appelait l’épitaphe, dénomination singulièrement expressive et presque géniale, après laquelle une tentative de portrait serait ridicule.<o:p></o:p>

    Eh bien ! les ravages de ce couple furent inouïs. Tout le monde voulut de cette fille et tout le monde en redemanda. Les plus favorisés ou les plus riches étaient reçus dans la voiture du tringlot, voiture hors de service et immobilisée comme le reste, au-devant de laquelle se liquéfiait le cheval enterré, lui aussi, dès le commencement, dans quelque chose de bleuâtre qui prétendait à l’honneur d’être de la boue. La place en était marquée, fort heureusement, par les quatre sabots en l’air, dressés au-dessus de l’effroyable magma qu’on pouvait ainsi éviter.<o:p></o:p>

    Les roues de ce char n’ayant pas encore succombé, l’intérieur passait pour un endroit sec, assimilable, par conséquent, aux plus lointains paradis, et les élus étaient fort enviés. On essayait, à la sortie, de les faire tomber dans le cheval.<o:p></o:p>

    Cependant il y avait de bons jours, les jours de vadrouille pour l’épitaphe que ces mobilisés indéracinables appelaient alors : Madame.<o:p></o:p>

    Elle faisait la tournée des tentes sur une manière de traîneau dont on se lançait les cordes, — équipage suggestif de la claie des suicidés, — et consolait jusqu’à douze lamentateurs pour la somme de cinquante centimes.<o:p></o:p>

    Mais, comme disaient les gens de Lannion, c’était trop beau pour durer. Elle fut étouffée un jour par un grand gars de Pont-l’Abbé ou de Concarneau qui besognait avec énergie sans s’apercevoir qu’elle avait complètement disparu dans le « tapioca de macchabées » dont sa tente était à moitié remplie…<o:p></o:p>

    On s’étripa, quelques-uns se tuèrent de désespoir, la désolation fut à son comble et telle serait, d’après une légende popularisée dans les alentours, la vraie cause ignorée de l’évacuation de ce camp maudit.<o:p></o:p>



    Les 24 oreilles de gueule-de-bois

    L’homme et la femme passèrent une demi-douzaine de nuits sur des chaises au coin du feu, le petit garçon de six ans, s’agitant à leurs pieds, roulé dans un vieux manteau.<o:p></o:p>

    à peine séparés de ce groupe d’insomnies par un clayonnage décrépit, trois ou quatre sous-officiers ronflaient dans le pauvre grand lit de leurs noces. Un peu plus loin, d’autres hommes dormaient ou essayaient de dormir dans la paille, dans les copeaux, dans des couvertures ou des haillons, dans tout ce qu’ils supposaient capable de les protéger contre la froidure atroce de ce long décembre aux pattes gelées qui se promenait sur la France.<o:p></o:p>

    On pouvait bien être vingt à crever de misère dans cette baraque de sabotiers où les chefs avaient cru devoir poster une manière de grand-garde, à la lisière d’un bois très suspect. On y subodorait le Prussien, on croyait même, quelquefois, l’entendre vaguement, très loin, derrière la futaie sombre, dans l’énorme silence des heures.<o:p></o:p>

    à intervalles réguliers, un désespérant caporal appelait quatre ou cinq hommes, les aidait même charitablement du pied à se relever. Bâillements de fauves, rapides invocations à quelques démons, cliquetis de sabre-baïonnettes, heurts de crosses de fusils et de pieds pesants sur le sol battu, et disparition dans les ténèbres extérieures.<o:p></o:p>

    Après un demi-quart d’heure de piétinement au-dehors, les hommes de garde rentraient, expirant de froid, exhalant d’épaisses buées, décollant leurs doigts des flingots lancés avec rage, et se laissaient tomber lourdement à la place tiède, abandonnée par les camarades.<o:p></o:p>

    Il fallait toute l’autorité du caporal de semaine, hirsute braconnier du Périgord, devenu pasteur de zéphyrs1 dans les joyeuses compagnies d’Oran, pour que les hôtes misérables ne fussent pas écartés brutalement de leur propre foyer.<o:p></o:p>

    Cette bonne brute qu’on appelait Gueule-de-Bois et qui respirait pour tous les Allemands la haine la plus démoniaque, avait pris l’enfant du sabotier sous sa protection. Il l’installait sur ses genoux et l’enveloppait de ses deux bras pour le réchauffer, quand il sentait le petit être grelotter contre ses jambes.<o:p></o:p>

    Il ne pouvait se faire à l’idée que les sous-officiers, en nombre d’ailleurs anormal, se fussent emparés du lit de ces malheureux. Il avait même risqué, sans succès, quelques rudes observations. « Charognes ! » disait-il entre ses dents, plein de mépris pour les galons improvisés de ces fils de bourgeois qui n’avaient jamais servi et qu’une organisation tout arbitraire avait faits ses chefs.<o:p></o:p>

    Le père et la mère, gens simples et timides, subissaient avec douceur les avanies ou les insolences qu’il ne pouvait leur épargner. On avait bu tout leur cidre et ils avaient vu brûler, en moins de quatre jours, toute leur provision de bois. Les précieuses billes de noyer qui devaient servir à faire des sabots n’avaient pas été plus épargnées que les rondins ou les margotins et ils s’estimaient heureux qu’on ne détruisît pas aussi leurs vieux meubles.<o:p></o:p>

    Il est vrai que les intrus partageaient avec eux le biscuit avarié et les quelques tranches de lard que leur conférait une intendance fanatique d’inexactitude. En plein jour, quand les lutins bleus de la nuit polaire n’excitaient pas l’égoïsme du soldat, il y avait, certes, un peu de pitié pour ces pauvres gens exténués, mangés par leurs défenseurs et que l’ennemi survenant pourrait bien châtier avec cruauté pour avoir hébergé des francs-tireurs. On en avait vu d’épouvantables exemples…<o:p></o:p>

    Un beau matin, on fut rallié soudainement, un peu avant l’aube, et on détala comme des loups.<o:p></o:p>

     <o:p></o:p>

    Quelques jours plus tard, à trois lieues de là, en pleine forêt, un paysan qui servait de guide, et qui, par miracle, ne trahissait pas, vint raconter à Gueule-de-Bois que la maison du sabotier était maintenant occupée par les Prussiens, et qu’ils étaient une douzaine là-dedans qui n’avaient pas l’air de s’embêter.<o:p></o:p>

    On était en force, et il eût été facile de lancer trente ou quarante hommes sur ce point. Mais le caporal garda la chose pour lui, connaissant ses chefs et sachant combien il eût été vain de s’adresser au commandant qui n’eût pas manqué, avec sa profondeur ordinaire, de soupçonner immédiatement un piège. Il résolut simplement d’agir comme il lui plairait.<o:p></o:p>

    Ayant donc formé son plan, il choisit parmi ceux que le service laissait libres ce jour-là, deux hommes dont il était sûr. Le premier était un robuste montagnard du Sarladais, poilu jusqu’au bout des doigts, nommé Pierre Cipierre et, dès son enfance, bizarrement surnommé Le Même, pour exprimer, croyait-on, l’obstination la plus invincible. Le second n’était autre que ce Marchenoir, silencieux rêveur aux muscles accrédités, que devaient un jour éprouver, jusqu’à l’agonie, la fange bouillante et le crapuleux vitriol des inimitiés littéraires.<o:p></o:p>

    S’étant assuré la complicité de ces deux mâles qui lui parurent très suffisants pour l’exécution de son projet, on convint de sortir du camp, aussitôt après l’extinction des derniers feux ; chose facile et même tout à fait normale dans ces corps de volontaires ignorants des lois martiales, divisées parfois en sortes de clans et souvent livrés à la contradictoire fantaisie des chefs.<o:p></o:p>

    On se mit donc en marche à travers les bois par une scintillante et glaciale nuit sans lune, les trois hommes ayant très soigneusement bouchonné de paille leurs chaussures pour étouffer le bruit de leurs pas.<o:p></o:p>

    Il semblait que la nature entière fût morte de froid. Les arbres festonnés de givre avaient le silence et l’immobilité du cristal. Les ondulations de l’air devaient s’étendre sans obstacle, indéfiniment, et porter au loin le plus léger bruit.<o:p></o:p>

    L’ancien braconnier qui se rappelait très bien le chemin parcouru en sens inverse ne s’égara pas une minute et, malgré la prudence méticuleuse de cette marche indienne, on aperçut la maison avant que sonnât le coup de minuit à l’horloge des ducs et des chats-huants.<o:p></o:p>

    Les audacieux s’arrêtèrent à cent mètres environ derrière une haie, et il y eut, à voix très basse, une courte délibération. L’unique fenêtre était vivement éclairée et on entendait, avec une étonnante limpidité, des voix allemandes qui éclataient de minute en minute par-dessus de faibles implorations douloureuses.<o:p></o:p>

    — Les pauvres bougres sont dans les mains de ces salauds, souffla Gueule-de-Bois et je veux bien qu’on me rogne le derrière si nous ne parvenons pas à les démolir à nous trois. Les brigands doivent être à moitié soûls et ne se méfient pas. Mais ils sont quatre pour un, et il s’agit d’être malins. Il faut d’abord que je voie s’ils ont une sentinelle. Je connais les trucs. Attendez-moi, gardez mon fusil, et ne venez me rejoindre que si vous m’entendez gueuler.<o:p></o:p>

    Aussitôt, il se plia en deux et disparut sans bruit, à deux pas de là, comme un énorme crapaud.<o:p></o:p>

     <o:p></o:p>

    Les quelques minutes qui suivirent parurent longues aux deux estafiers qui formaient la réserve de cette singulière colonne d’attaque.<o:p></o:p>

    Marchenoir, qui raconta beaucoup plus tard cette aventure, avouait avoir senti, en cet instant, les plus grandes affres de sa vie.<o:p></o:p>

    — Il y eut précisément, disait-il, une accalmie de joie du côté des bêtes féroces et il me parut que le silence de tout l’espace venait s’appuyer sur mon cœur…<o:p></o:p>

    Une énergique pression de son camarade mit fin brusquement à cette agonie. Gueule-de-Bois se dressait devant eux. Voici ce qu’avait fait cet homme.<o:p></o:p>

    Ayant pu se glisser dans l’obscurité jusqu’à toucher la maison, il avait, en effet, trouvé un soldat allemand immobile et l’arme au pied devant le seuil. Tirant alors de sa poche un de ces larges couteaux à virole, tels qu’on les fabrique à Nontron, et l’ouvrant avec précaution derrière lui, pour qu’aucune errante lueur ne vînt s’égarer sur la lame, il avait si bien pris son temps et calculé son élan que le mouvement giratoire par lequel il trancha du même coup les deux carotides s’opéra dans la même durée d’éclair que le bond de grand félin noir qui le porta comme une ombre sur l’étranger.<o:p></o:p>

    Coup superbe et qui révélait toute une expérience d’égorgeur. La précision effroyable de la blessure n’avait pas permis au Prussien d’exhaler seulement un râle, et le fusil retenu par le même geste qui soutenait le cadavre n’était pas tombé.<o:p></o:p>

    Ce meurtre paraissait avoir aggravé le silence, loin de le troubler, et le vieux disciplinaire ayant couché sa proie tiède le long du mur, aussi loin que possible de la porte, s’était replié rapidement.<o:p></o:p>

    — Bono ! dit-il à Le Même et à Marchenoir. Les Cosaques sont gardés maintenant par un macchabée. Du poil, mes enfants, et ne flasquons pas. Je pense qu’ils sont tout à fait poivrots et nous allons entrer là comme dans de la m…<o:p></o:p>

    Au moment de leur arrivée, les cris de joie et les plaintes recommencèrent. Au risque de se trahir, Gueule-de-Bois s’approchant de la fenêtre, regarda dans la maison à travers les vitres sans rideaux. On ne l’aperçut pas de l’intérieur, mais ce qu’il vit lui mit de la terre sur la face et deux trous de feu sous les sourcils. Ne pouvant plus parler, il donna l’exemple et ce qui suivit fut un cauchemar sans nom.<o:p></o:p>

    Par la porte ouverte avec un fracas d’ouragan, les trois bougres apparurent, crosse en l’air, non pour se rendre, mais pour assommer. L’un des Prussiens en train de violer la femme liée par les quatre membres, — au contentement des autres attendant leur tour et s’abreuvant à leurs bidons pleins d’alcool, — fut équitablement le premier frappé par la main très sûre de Gueule-de-Bois. Il eut les reins cassés net, comme une vipère, et, dans la première seconde de stupeur qui précéda la mêlée, on entendit ce coup formidable qui jeta le bandit par terre et le fit se tordre en poussant des hurlements qu’on dut ouïr à deux lieues.<o:p></o:p>

    Tel fut le signal de la plus diabolique de toutes les danses. Les Allemands, désarmés pour la plupart, se dessoûlèrent à moitié. Un instant, ils furent encore dix contre trois, mais cela ne dura pas même le temps de le remarquer. Les massues montaient et descendaient avec une force irrésistible et désormais une seule voix articulée se faisait entendre à travers les cris de rage et le fracas des meubles brisés — la voix affreusement rauque de Gueule-de-Bois, broyant toujours du Prussien et répétant cet unique mot : « Cochons ! cochons ! » qui avait l’air de sortir de lui comme les bouillons excrémentiels sortent d’un égout.<o:p></o:p>

    En un espace de temps presque inappréciable, la victoire était acquise et le combat devenait une tuerie. Marchenoir seul fut, une minute, sérieusement menacé. Une espèce de géant réussit à s’emparer de son fusil que, malgré toute sa vigueur, le futur pamphlétaire ne parvenait pas à lui arracher. Dans cette situation, l’imminente survenue d’un second ennemi, même blessé, pouvait être un péril de mort. Soudain, il aperçut une bouteille à portée de sa main droite. S’en emparer, briser le fond contre le mur et planter sauvagement le tesson dans le visage de son adversaire, dont les yeux jaillirent, fut exécuté comme un seul geste.<o:p></o:p>

    Le Même, de son côté, besognait à ravir les anges. Marchenoir se souvint de l’avoir entrevu, dans cette nuit d’épouvante, écrasant la tête d’un homme sur la table, à grands coups de meule.<o:p></o:p>

    Particularité singulière et fort sinistre. Il n’y eut pas une cartouche brûlée. Le temps manqua peut-être, tellement tout cela fut rapide. Et puis, la mort est bien meilleure à donner de l’autre manière ! Le terrible Gueule-de-Bois, ivre-fou d’extermination, avait jeté son chasse-pot. Il fouillait maintenant l’Allemagne à coups de couteau, comme s’il avait voulu lui manger le cœur.<o:p></o:p>

     <o:p></o:p>

    Finissons-en. La mère était morte pendant le massacre. Le père fut trouvé dans la pièce voisine, attaché sur son fût de cidre, complètement fou et regardant avec un drôle de sourire le cadavre du pauvre petit pendu à une solive au-dessus de lui…<o:p></o:p>

    à la frissonnante pointe du jour, les aventuriers rentrèrent au camp, littéralement couverts de caillots de sang, comme des bouchers au sortir de l’abattoir. Mais le caporal Gueule-de-Bois portait un bagage étrange qu’il alla déposer tranquillement aux pieds du commandant stupéfait, sans dire un seul mot, sans qu’un muscle bougeât dans sa hure triste et formidable. C’étaient douze casques pointus et une paire d’oreilles dans chacun d’eux.<o:p></o:p>


    votre commentaire
  • III. A. Villiers de l’Isle-Adam<o:p></o:p>

    Villiers était en Allemagne pour un pèlerinage wagnérien lorsque éclata la guerre. Il y écrivit deux articles pour Le Constitutionnel en tant que « correspondant particulier ». Il rentra en France par la Suisse, séjourna en Avignon chez les Mallarmé tout en recommandant vivement à ses connaissances de ne pas ébruiter son retour afin d’écrire d’autres articles « d’Allemagne », supercherie qui n’aboutit point. Puis il remonta à Paris avant le début du siège, pendant lequel il fut « commandant en chef des éclaireurs du 147e bataillon de la Garde nationale ». L’unique conte qu’il a écrit sur la guerre, Le Droit du passé, est une fiction, un songe, sur la continuité de la France monarchique sous la France républicaine, et malgré celle-ci. Légitimiste, Villiers a fréquenté les milieux naundorffistes sans l’être lui-même mais il se laisse séduire, le temps d’un conte, par le mystère d’une transmission. Le Droit du passé parut dans le Figaro en juillet 1884 puis dans deux feuilles survivantistes (85 et 86) avant de figurer dans le recueil L’Amour suprême (1886).<o:p></o:p>

    à part la date du 21 janvier, erronée puisque la première rencontre Favre-Bismarck eut lieu le 23, le reste est basé sur des éléments réels : Jules Favre avait en effet défendu Naundorff ; la fameuse bague déchaîne encore les hypothèses : conservée au Musée des Archives diplomatiques, elle aurait été « perdue » en juin 1940… Villiers semble avoir eu des documents de première main concernant cette entrevue. Si Jules Favre relate les négociations sans mentionner la bague, il en est par contre question dans un rapport adressé au Gouvernement quelques jours après la signature. Quoi qu’il en soit, l’exactitude  des circonstances compte moins que l’idée de permanence et Léon Bloy estimait cette nouvelle le seul texte inspiré sur la question. Il en cita un long extrait dans La Chevalière de la Mort.<o:p></o:p>

    Le droit du passe

    Le 21 janvier 1871, réduit par l’hiver, par la faim, par le refoulement des sorties aveugles, Paris, à l’aspect des positions inexpugnables d’où l’ennemi, presque impunément, le foudroyait, éleva enfin, d’un bras fiévreux et sanglant, le pavillon désespéré qui fait signe aux canons de se taire.<o:p></o:p>

    Sur une hauteur lointaine, le chancelier de la Confédération germanique observait la capitale ; en apercevant tout à coup ce drapeau, dans la brume glaciale et la fumée, il repoussa, brutalement, l’un dans l’autre, les tubes de sa lunette d’approche, en disant au prince de Mecklembourg-Schwerin qui se trouvait à côté de lui :<o:p></o:p>

    « La bête est morte. »<o:p></o:p>

    L’envoyé du Gouvernement de la Défense nationale, Jules Favre, avait franchi les avant-postes prussiens ; escorté, au milieu des clameurs, à travers les lignes d’investissement, il était arrivé au quartier-général de l’armée allemande. — On n’a pas oublié cette entrevue du Château de Ferrières où, dans une salle obstruée de gravats et de débris, il avait tenté jadis les premières négociations.<o:p></o:p>

    Aujourd’hui, c’était dans une salle plus sombre et toute royale, où sifflait le vent de neige, malgré les feux allumés, que les deux mandataires ennemis se réapparaissaient.<o:p></o:p>

    à certain moment de l’entretien, Favre, pensif, assis devant la table, s’était surpris à considérer, en silence, le comte de Bismarck-Schönhausen, qui s’était levé.<o:p></o:p>

    La stature colossale du chevalier de l’Empire d’Allemagne, en tenue de major général, projetait son ombre sur le parquet de la salle dévastée. à de brusques lueurs du foyer étincelaient la pointe de son casque d’acier poli, obombré de l’éparse crinière blanche, — et, à son doigt, le lourd cachet d’or, aux armoiries sept fois séculaires, des vidames de l’évêché de Halberstadt, plus tard barons : le Trèfle des Bisthums-marke, sur leur vieille devise : In trinitate robur.<o:p></o:p>

    Sur une chaise était jeté son manteau de guerre aux larges parements lie de vin, dont les reflets empourpraient sa balafre d’une teinte sanglante. — Derrière ses talons, enscellés de longs éperons d’acier, aux chaînettes bien fourbies, bruissait, par instants, son sabre, largement traîné. Sa tête, au poil roussâtre, de dogue altier, gardant la Maison allemande – dont il venait de réclamer la clef, Strasbourg, hélas ! – se dressait. De toute la personne de cet homme, pareil à l’hiver, sortait son adage : « Jamais assez ! ». Le doigt appuyé sur la table, il regardait au loin, par une croisée, comme si, oublieux de la présence de l’ambassadeur, il ne voyait plus que sa volonté planer dans la lividité de l’espace, pareille à l’aigle noire de ses drapeaux.<o:p></o:p>

    Il avait parlé. — Et des redditions d’armées et de citadelles, des lueurs de rançons effroyables, des abandons de provinces s’étaient laissé entrevoir dans ses paroles… Ce fut alors qu’au nom de l’Humanité le ministre républicain voulut faire appel à la générosité du vainqueur, — lequel ne devait en ce moment se souvenir, certes ! que de Louis xiv passant le Rhin et s’avançant sur le sol allemand, de victoire en victoire — puis de Napoléon prêt à rayer la Prusse de la carte européenne — puis de Lutzen, de Hanau, de Berlin saccagé, d’Iéna !<o:p></o:p>

    Et de lointains roulements d’artillerie, pareils aux échos de la foudre, couvrirent la voix du parlementaire, qui, par un sursaut de l’esprit, alors se rappela… que c’était l’anniversaire d’un jour où, du haut de l’échafaud, le roi de France avait aussi voulu faire appel à la magnanimité de son peuple, lorsque des roulements de tambours couvrirent sa voix !... — Malgré lui, Favre tressaillit de cette coïncidence fatale à laquelle, dans le trouble de la défaite, personne n’avait pensé jusqu’à cet instant. — C’était, en effet, du 21 janvier 1871 que devait dater, dans l’Histoire, l’ouverture de la capitulation de la France laissant tomber son épée.<o:p></o:p>

    Et comme si le Destin eût voulu souligner, avec une sorte d’ironie, le chiffre de cette date régicide, lorsque l’ambassadeur de Paris eut demandé à son interlocuteur combien de jours de suspension d’armes il serait accordé, le chancelier jeta cette officielle réponse :<o:p></o:p>

    — Vingt et un : pas un de plus…<o:p></o:p>

    Alors, le cœur oppressé par la vieille tendresse que l’on a pour sa terre natale, le rude parleur aux joues creuses, au nom d’ouvrier, au masque sévère, baissa le front en gémissant. Deux larmes, pures comme celles que versent les enfants devant leur mère agonisante, bondirent hors de ses yeux dans ses cils et roulèrent, silencieusement, jusqu’aux coins crispés de ses lèvres ! Car, s’il est une illusion que même les plus sceptiques, en France, sentent palpiter avec leur cœur, tout à coup, devant les hauteurs de l’étranger, c’est la patrie.<o:p></o:p>

    *<o:p></o:p>

    *   *<o:p></o:p>

    Le soir tombait, allumant la première étoile.<o:p></o:p>

    Là-bas, de rouges éclairs suivis du grondement des pièces de siège et du crépitement éloigné des feux de bataillons sillonnaient à chaque instant le crépuscule.<o:p></o:p>

    Demeuré seul dans cette mémorable salle, après l’échange du salut glacé, le ministre de nos affaires étrangères songea pendant quelques instants… Et il arriva qu’au fond de sa mémoire surgit bientôt un souvenir que les concordances, déjà confusément remarquées par lui, rendirent extraordinaire en son esprit.<o:p></o:p>

    *<o:p></o:p>

    *   *<o:p></o:p>

    C’était le souvenir d’une histoire trouble, d’une sorte de légende moderne qu’accréditaient des témoignages, des circonstances — et à laquelle lui-même se trouvait étrangement mêlé.<o:p></o:p>

    Autrefois, il y avait de longues années ! un malheureux, d’une origine inconnue, expulsé d’une petite ville de la Prusse saxonne, était apparu, un certain jour, en 1833, dans Paris.<o:p></o:p>

    Là, s’exprimant à peine en notre langue, exténué, délabré, sans asile ni ressources, il avait osé se déclarer n’être autre que le fils de Celui… dont la tête auguste était tombée le 21 janvier 1793, place de la Concorde, sous la hache du peuple français.<o:p></o:p>

    à la faveur, disait-il, d’un acte de décès quelconque, d’une obscure substitution, d’une rançon inconnue, le dauphin de France, grâce au dévouement de deux gentilshommes, s’était positivement échappé des murs du Temple, et l’évadé royal… c’était lui. — Après mille traverses et mille misères, il était revenu justifier de son identité. N’ayant trouvé, dans sa capitale, qu’un grabat de charité, cet homme que nul n’accusa de démence, mais de mensonge, parlait du trône de France en héritier légitime. Accablé sous la presque universelle persuasion d’une imposture, ce personnage inécouté, repoussé de tous les territoires, s’en était allé tristement mourir, l’an 1845, dans la ville de Delft, en Hollande.<o:p></o:p>

    On eût dit, en voyant cette face morte, que le Destin s’était écrié : — Toi, je te frapperai de mes poings au visage, jusqu’à ce que ta mère ne te reconnaisse plus.<o:p></o:p>

    Et voici que, chose plus surprenante encore, les états-Généraux de la Hollande, de l’assentiment des chancelleries et du roi Guillaume ii, avaient accordé, tout à coup, à cet énigmatique passant, les funérailles d’honneur d’un prince, et avaient approuvé, officiellement, que sur sa pierre tombale fût inscrite cette épitaphe :<o:p></o:p>

    « Ci-gît Charles-Louis de Bourbon, duc de Normandie, fils du roi Louis xiv et de Marie-Antoinette d’Autriche, xviie du nom, roi de France. »<o:p></o:p>

    Que signifiait ceci ?... Ce sépulcre – démenti donné au monde entier, à l’Histoire, aux convictions les plus assurées — se dressait là-bas, en Hollande, comme une chose de rêve à laquelle on ne voulait pas trop penser. <o:p></o:p>

    Cette immotivée décision de l’étranger ne pouvait qu’aggraver de légitimes défiances : on en maudissait l’accusation terrible.<o:p></o:p>

    Quoi qu’il en fût, un jour de l’autrefois, cet homme de mystère, de détresse et d’exil était venu rendre visite à l’avocat déjà célèbre qui devait être, aujourd’hui ! le délégué de la France vaincue. En fantastique revenant, il avait sollicité l’orateur républicain, lui confiant la défense de son histoire. Et, par un nouveau phénomène, l’indifférence initiale, sinon l’hostilité même, du futur tribun, s’étaient dissipées au premier examen des documents présentés à son appréciation. Bientôt remué, saisi, convaincu (à tort ou à raison, qu’importe !), Jules Favre avait pris à cœur cette cause — qu’il devait étudier pendant trente années et plaider un jour, avec toute l’énergie et les accents d’une foi vive. Et, d’année en année, ses relations avec l’inquiétant proscrit étaient devenues plus amies, si bien qu’un jour, en Angleterre, où le défenseur était venu visiter son extraordinaire client, celui-ci, se sentant près de la mort lui avait fait présent (en signe d’alliance et de reconnaissance profondes) d’un vieil anneau fleurdelisé dont il tut la provenance originelle. <o:p></o:p>

    C’était une chevalière d’or. Dans une large opale centrale, aux lueurs de rubis, avait été gravé, d’abord, le blason de Bourbon : les trois fleurs de lys d’or sur champ d’azur. Mais, par une sorte de déférence triste, — pour qu’enfin le républicain pût porter, sans trouble, ce gage seulement affectueux, — le donateur en avait fait effacer, autant que possible, les armoiries royales.<o:p></o:p>

    Maintenant, l’image d’une Bellone tendant, sur l’art fatidique, la flèche, aussi, de son droit divin, voilait de son symbole menaçant, l’écusson primordial.<o:p></o:p>

    Or, d’après les biographes, c’était une sorte d’inspiré, d’illuminé, quelquefois, ce prétendant téméraire ! — à l’en croire, Dieu l’avait favorisé de visions révélatrices et sa nature était douée d’une puissante acuité de pressentiments. Souvent, la mysticité solennelle de ses discours communiquait à sa voix des accents de prophète. — Ce fut donc une intonation des plus étranges, et les yeux sur les yeux de son ami, qu’il ajouta, dans cette soirée d’adieu et en lui conférant l’anneau, ces singulières paroles :<o:p></o:p>

    — Monsieur Favre, en cette opale, vous le voyez, est sculptée, comme une statue sur une pierre funéraire, cette figure de la Bellone des vieux âges. Elle traduit ce qu’elle recouvre. — Au nom du roi Louis xvi et de toute une race de rois dont vous avez défendu l’héritage désespéré, portez cet anneau ! Et que leurs mânes outragés pénètrent de leur esprit cette pierre ! Que son talisman vous conduise et qu’il soit un jour, pour vous, en quelque heure sacrée, le Témoin de leur présence !<o:p></o:p>

    Favre a déclaré souvent avoir attribué, alors, à quelque exaltation produite par une trop lourde continuité d’épreuves, cette phrase qui lui parut longtemps inintelligible – mais à l’injonction de laquelle il obéit, toutefois, par respect, en passant à l’annulaire de sa main droite, l’Anneau prescrit.<o:p></o:p>

    Depuis ce soir-là, Jules Favre avait gardé la bague de ce « Louis xvii » à ce doigt de sa main droite. Une sorte d’occulte influence l’avait toujours préservé de la perdre ou de la quitter. Elle était pour lui comme ces emprises de fer que les chevaliers d’autrefois gardaient, rivées à leurs bras, jusqu’à la mort, en témoignage du serment qui les vouait à la défense d’une cause. Pour quel but obscur le Sort lui avait-il comme imposé l’habitude de cette relique à la fois suspecte et royale ?... — Avait-il donc fallu, enfin ! qu’à tout prix ceci dût devenir possible — que ce républicain prédestiné portât ce Signe à la main, dans la vie, sans savoir où ce Signe le conduisait ?<o:p></o:p>

    Il ne s’en inquiétait pas : mais, lorsqu’on essayait de railler, en sa présence, le nom germain de son dauphin d’outre-tombe :<o:p></o:p>

    — Naundorff, Frohsdorff !... murmurait-il pensivement.<o:p></o:p>

    Et voici que, par un enchaînement irrésistible, l’imprévu des événements avait élevé peu à peu l’avocat-citoyen jusqu’à le constituer, tout à coup, le représentant même de la France ! Il avait fallu, pour amener ceci, que l’Allemagne fît prisonniers plus de cent cinquante mille hommes, avec leurs canons, leurs armes et leurs drapeaux flottants, avec leurs maréchaux et leur Empereur — et maintenant, avec leur capitale ! — Et ce n’était pas un rêve.<o:p></o:p>

    C’est pourquoi le souvenir de l’autre rêve, moins incroyable, après tout, que celui-là, vint hanter M. Jules Favre, pendant un instant, ce soir-là, dans la salle déserte où venaient d’être débattues les conditions de salut — ou plutôt de vie sauve – de ses concitoyens.<o:p></o:p>

    à présent, atterré, morne, il jetait malgré lui, sur l’Anneau transmis à son doigt, des coups d’œil de visionnaire. Et sous les transparences de l’opale frappée de lueurs célestes, il lui semblait voir étinceler, autour de l’héraldique Bellone vengeresse, les vestiges de l’antique écusson qui rayonna jadis, au fond des siècles, sur le bouclier de saint Louis.<o:p></o:p>

    *<o:p></o:p>

    *   *<o:p></o:p>

    Huit jours après, les stipulations de l’armistice ayant été acceptées par ses collègues de la Défense nationale, M. Favre, muni de leur pouvoir collectif, s’était rendu à Versailles pour la signature officielle de cette trêve, qui amenait l’épouvantable capitulation.<o:p></o:p>

    Les débats étaient clos. M. de Bismarck et M. Jules Favre, s’étant relu le Traité, y ajoutèrent, pour conclure, l’article 15, dont la teneur suit :<o:p></o:p>

    — « Article 15. En foi de quoi les soussignés ont revêtu de leurs signatures et scellé de leurs sceaux les présentes conventions.<o:p></o:p>

    Fait à Versailles, le 28 janvier 1871.<o:p></o:p>

    Signé : Jules FAVRE. BISMARCK. »<o:p></o:p>

    M. de Bismarck, ayant apposé son cachet, pria M. Favre d’accomplir la même formalité pour régulariser cette minute, aujourd’hui déposée à Berlin aux Archives de l’empire d’Allemagne.<o:p></o:p>

    M. Jules Favre ayant déclaré avoir omis, au milieu des soucis de cette journée, de se munir du sceau de la République française, voulait l’envoyer prendre à Paris.<o:p></o:p>

    — Ce serait un retard inutile ; répondit M. de Bismarck : votre cachet suffira.<o:p></o:p>

    Et, comme s’il eût connu ce qu’il faisait, le Chancelier de Fer indiquait, lentement, au doigt de notre envoyé, l’Anneau légué par l’Inconnu.<o:p></o:p>

    à ces inattendues paroles, à cette subite et glaçante mise en demeure du Destin, Jules Favre, presque hagard, et se rappelant le vœu prophétique dont cette bague souveraine était pénétrée, regarda fixement, comme dans le saisissement d’un vertige, son impénétrable interlocuteur.<o:p></o:p>

    Le silence, en cet instant, se fit si profond qu’on entendit, dans les salles voisines, les heurts secs de l’électricité qui, déjà, télégraphiait la grande nouvelle aux extrémités de l’Allemagne et de la terre ; — l’on entendait aussi les sifflements des locomotives qui déjà transportaient des troupes aux frontières. — Favre reporta les yeux sur l’Anneau !...<o:p></o:p>

    Et il lui sembla que des présences évoquées se dressaient confusément autour de lui dans la vieille salle royale, et qu’elles attendaient, dans l’Invisible, l’instant de Dieu.<o:p></o:p>

    Alors, comme s’il se fut senti le mandataire de quelque expiatoire décret d’en-haut, il n’osa pas, du fond de sa conscience, se refuser à la demande ennemie !<o:p></o:p>

    Il ne résista plus à l’Anneau qui attirait la main vers le Traité sombre.<o:p></o:p>

    — C’est juste, dit-il.<o:p></o:p>

    Et, au bas de cette page qui devait coûter à la patrie tant de nouveaux flots de sang français, deux vastes provinces, sœur parmi les plus belles ! l’incendie de la sublime capitale et une rançon plus lourde que le numéraire métallique du monde — sur la cire pourpre où la flamme palpitait encore éclairant, malgré lui, les fleurs de lys d’or à sa main républicaine — Jules Favre, en pâlissant, imprima le sceau mystérieux où, sous la figure d’une Exterminatrice oubliée et divine, s’attestait, quand même ! l’âme — soudainement apparue à son heure terrible — de la Maison de France.

    votre commentaire
  • II. Les Soirées de Médan ; <o:p></o:p>

    Maupassant<o:p></o:p>

    Manifeste de l’école naturaliste, Les Soirées de Médan paraît en 1880. La guerre de 1870 est l’unique sujet. Des auteurs, trois ont laissé une œuvre (Zola, Maupassant, Huysmans) et trois à peine un nom : Henri Céard, Léon Hennique et Paul Alexis, « élèves obéissants » du naturalisme (dixit Paul Guth). La Saignée (Céard) met en scène le général Trochu et une peu crédible maîtresse devenant patriote ; Après la bataille (Alexis), un prêtre soldat blessé et une jeune veuve qui a lu Sade. L’affaire du grand 7 (Hennique) vient confirmer l’incapacité de la prétendue objectivité à rendre la réalité des faits. Toute situation tourne à la platitude. Nous parcourons les «débilitantes pâtures pessimistes».1  L’attaque du moulin de Zola, morne et laborieuse narration d’une escarmouche, ne tire personne d’affaire. Seuls brillent les deux écrivains qui ne sont pas et ne seront pas naturalistes stricto sensu : Huysmans avec un récit de non-guerre (la colique d’un conscrit, Sac-au-dos) et Maupassant dont Boule-de-Suif fut reconnu immédiatement comme un chef-d’œuvre.<o:p></o:p>

    Les biographes ne sont pas unanimes : Maupassant, de la classe de 1870, a-t-il devancé l’appel en s’engageant ? Versé dans l’Intendance, il a connu la déroute de Rouen, mais ensuite certains lui font vivre le siège de la capitale, d’autres rester au Havre, épargné par l’invasion. Quoi qu’il en soit, outre Boule-de-Suif, il a écrit une petite quinzaine de nouvelles sur la guerre. Nous retenons Saint-Antoine, parue dans le Gil Blas en avril 1883 et reprise la même année dans Les Contes de la bécasse. La grosse rigolade qui tourne au cauchemar sur fond de nuit et d’aboiements est typique de l’écrivain. Comparer l’effet obtenu par Maupassant, saisissant, à celui que tire Daudet d’une situation proche sans s’élever au-dessus de l’anecdote (Le Prussien de Bélisaire) est instructif et sans appel.<o:p></o:p>

    Saint-Antoine

    On l’appelait Saint-Antoine, parce qu’il se nommait Antoine, et aussi peut-être parce qu’il était bon vivant, joyeux, farceur, puissant mangeur et fort buveur, et vigoureux trousseur de servantes, bien qu’il eût plus de soixante ans.<o:p></o:p>

    C’était un grand paysan du pays de Caux, haut en couleur, gros de poitrine et de ventre, et perché sur de longues jambes qui semblaient trop maigres pour l’ampleur du corps.<o:p></o:p>

    Veuf, il vivait seul avec sa bonne et ses deux valets dans sa ferme qu’il dirigeait en madré compère, soigneux de ses intérêts, entendu dans les affaires et dans l’élevage du bétail, et dans la culture de ses terres. Ses deux fils et ses trois filles mariés avec avantage, vivaient aux environs, et venaient, une fois par mois, dîner avec le père. Sa vigueur était célèbre dans tout le pays d’alentour ; on disait, en manière de proverbe : «  Il est fort comme Saint-Antoine. »<o:p></o:p>

    Lorsque arriva l’invasion prussienne, Saint-Antoine, au cabaret, promettait de manger une armée, car il était hâbleur comme un vrai Normand, un peu couard et fanfaron. Il tapait du poing sur la table de bois, qui sautait en faisant danser les tasses et les petits verres, et il criait, la face rouge et l’œil sournois, dans une fausse colère de bon vivant : « Faudra que j’en mange, nom de Dieu ! » Il comptait bien que les Prussiens ne viendraient pas jusqu’à Tanneville ; mais lorsqu’il apprit qu’ils étaient à Rautôt, il ne sortit plus de sa maison, et il guettait sans cesse la route par la petite fenêtre de sa cuisine, s’attendant à tout moment à voir passer des baïonnettes.<o:p></o:p>

    Un matin, comme il mangeait la soupe avec ses serviteurs, la porte s’ouvrit, et le maire de la commune, maître Chicot, parut suivi d’un soldat coiffé d’un casque noir à pointe de cuivre. Saint-Antoine se dressa d’un bond ; et tout son monde le regardait, s’attendant à le voir écharper le Prussien ; mais il se contenta de serrer la main du maire qui lui dit : « En v’là un pour toi, Saint-Antoine. Ils sont venus c’te nuit. Fais pas de bêtises surtout, vu qu’ils parlent de fusiller et de brûler tout si seulement il arrive la moindre chose. Te v’là prévenu. Donne-li à manger, il a l’air d’un bon gars. Bonsoir, je vas chez l’s’ autres. Y en a pour tout le monde. » Et il sortit.<o:p></o:p>

    Le père Antoine, devenu pâle, regarda son Prussien. C’était un gros garçon à la chair grasse et blanche, aux yeux bleus, au poil blond, barbu jusqu’aux pommettes, qui semblait idiot, timide et bon enfant. Le Normand malin le pénétra tout de suite, et, rassuré, lui fit signe de s’asseoir. Puis il lui demanda : « Voulez-vous de la soupe ? » L’étranger ne comprit pas. Antoine alors eut un coup d’audace, et, lui poussant sous le nez une assiette pleine : « Tiens, avale ça, gros cochon. »<o:p></o:p>

    Le soldat répondit : « Ya » et se mit à manger goulûment pendant que le fermier triomphant sentant sa réputation reconquise, clignait de l’œil à ses serviteurs qui grimaçaient étrangement, ayant en même temps grand’peur et envie de rire.<o:p></o:p>

    Quand le Prussien eut englouti son assiettée, Saint-Antoine lui en servit une autre qu’il fit disparaître également ; mais il recula devant la troisième, que le fermier voulait lui faire manger de force, en répétant : « Allons fous-toi ça dans le ventre. T’engraisseras ou tu diras pourquoi, va, mon cochon ! »<o:p></o:p>

    Et le soldat, comprenant seulement qu’on voulait le faire manger tout son saoul, riait d’un air content, en faisant signe qu’il était plein.<o:p></o:p>

    Alors Saint-Antoine, devenu tout à fait familier, lui tapa sur le ventre en criant : « Y en a-t-il dans la bedaine à mon cochon ! » Mais soudain il se tordit, rouge à tomber d’une attaque, ne pouvant plus parler. Une idée lui était venue qui le faisait étouffer de rire : « C’est ça, c’est ça, saint Antoine et son cochon. V’là mon cochon ! » Et les trois serviteurs éclatèrent à leur tour.<o:p></o:p>

    Le vieux était si content qu’il fit apporter l’eau-de-vie, la bonne, le fil en dix, et qu’il en régala tout le monde. On trinqua avec le Prussien, qui claqua de la langue par flatterie, pour indiquer qu’il trouvait ça fameux. Et Saint-Antoine lui criait dans le nez : « Hein ? En v’là d’ la fine ! T’en bois pas comme ça chez toi, mon cochon. »<o:p></o:p>

     <o:p></o:p>

    Dès lors, le père Antoine ne sortit plus sans son Prussien. Il avait trouvé là son affaire, c’était sa vengeance à lui, sa vengeance de gros malin. Et tout le pays, qui crevait de peur, riait à se tordre, derrière le dos des vainqueurs, de la farce de Saint-Antoine. Vraiment, dans la plaisanterie, il n’avait pas son pareil. Il n’y avait que lui pour inventer des choses comme ça. Cré coquin, va !<o:p></o:p>

    Il s’en allait chez les voisins, tous les jours après midi, bras dessus bras dessous avec son Allemand, qu’il présentait d’un air gai en lui tapant sur l’épaule : « Tenez, v’là mon cochon, r’gardez-moi s’il engraisse, c’t’ animal –là. »<o:p></o:p>

    Et les paysans s’épanouissaient. « Est-il donc rigolo, ce bougre d’Antoine ! »<o:p></o:p>

    « J’ te l’ vends, Césaire, trois pistoles.<o:p></o:p>

    — Je l’ prends, Antoine, et j’ t’invite à manger du boudin.<o:p></o:p>

    — Mé, c’ que j’ veux, c’est d’ ses pieds.<o:p></o:p>

    — Tâte-li l’ ventre, tu verras qu’il n’a que d’ la graisse. »<o:p></o:p>

    Et tout le monde clignait de l’œil, sans rire trop haut cependant, de peur que le Prussien devinât à la fin qu’on se moquait de lui. Antoine seul, s’enhardissant tous les jours, lui pinçait les cuisses en criant : « Rien qu’ du gras » ; lui tapait sur le derrière en hurlant : « Tout ça d’ la couenne » ; l’enlevait dans ses bras de vieux colosse capable de porter une enclume en déclarant : « Il pèse six cents, et pas de déchet. »<o:p></o:p>

    Et il avait pris l’habitude de faire offrir à manger à son cochon partout où il entrait avec lui. C’était là le grand plaisir, le grand divertissement de tous les jours : « Donnez-li de c’ que vous voudrez, il avale tout. » Et on offrait à l’homme du pain et du beurre, des pommes de terre, du fricot froid, de l’andouille qui faisait dire : « De la vôtre, et du choix. »<o:p></o:p>

    Le soldat, stupide et doux, mangeait par politesse, enchanté de ces attentions, se rendait malade pour ne pas refuser ; et il engraissait vraiment, serré maintenant dans son uniforme, ce qui ravissait Saint-Antoine et lui faisait répéter : «  Tu sais, mon cochon, faudra te faire faire une autre cage. »<o:p></o:p>

    Ils étaient devenus, d’ailleurs, les meilleurs amis du monde ; et quand le vieux allait à ses affaires dans les environs, le Prussien l’accompagnait de lui-même pour le seul plaisir d’être avec lui.<o:p></o:p>

    Le temps était rigoureux ; il gelait dur ; le terrible hiver de 1870 semblait jeter ensemble tous les fléaux sur la France.<o:p></o:p>

    Le père Antoine, qui préparait les choses de loin et profitait des occasions, prévoyant qu’il manquerait de fumier pour les travaux du printemps, acheta celui d’un voisin qui se trouvait dans la gêne ; et il fut convenu qu’il irait chaque soir avec son tombereau chercher une charge d’engrais.<o:p></o:p>

    Chaque jour donc il se mettait en route à l’approche de la nuit et se rendait à la ferme des Haules, distante d’une demi-lieue, toujours accompagné de son cochon. Et chaque jour c’était une fête de nourrir l’animal. Tout le pays accourait là comme on va, le dimanche, à la grand’messe.<o:p></o:p>

    Le soldat, cependant, commençait à se méfier ; et quand on riait trop fort il roulait des yeux inquiets qui, parfois, s’allumaient d’une flamme de colère.<o:p></o:p>

    Or, un soir, quand il eut mangé à sa contenance, il refusa d’avaler un morceau de plus ; et il essaya de se lever pour s’en aller. Mais Saint-Antoine l’arrêta d’un tour de poignet, et lui posant ses deux mains puissantes sur les épaules il le rassit si durement que la chaise s’écrasa sous l’homme.<o:p></o:p>

    Une gaieté de tempête éclata ; et Antoine, radieux, ramassant son cochon, fit semblant de le panser pour le guérir ; puis il déclara : « Puisque tu n’ veux pas manger, tu vas boire, nom de Dieu ! » Et on alla chercher de l’eau-de-vie au cabaret.<o:p></o:p>

    Le soldat roulait des yeux méchants : mais il but néanmoins ; il but tant qu’on voulut ; et Saint-Antoine lui tenait la tête, à la grande joie des assistants. <o:p></o:p>

    Le Normand, rouge comme une tomate, le regard en feu, emplissait les verres, trinquait en gueulant : « à la tienne ! » Et le Prussien, sans prononcer un mot, entonnait coup sur coup des lampées de cognac.<o:p></o:p>

    C’était une lutte, une bataille, une revanche ! à qui boirait le plus, nom d’un nom ! Ils n’en pouvaient ni l’un ni l’autre quand le litre fut séché. Mais aucun des deux n’était vaincu. Ils s’en allaient manche à manche, voilà tout. Faudrait recommencer le lendemain !<o:p></o:p>

    Ils sortirent en titubant et se mirent en route, à côté du tombereau de fumier que traînaient lentement les deux chevaux.<o:p></o:p>

    La neige commençait à tomber, et la nuit sans lune s’éclairait tristement de cette blancheur morte des plaines. Le froid saisit les deux hommes, augmentant leur ivresse, et Saint-Antoine, mécontent de n’avoir pas triomphé, s’amusait à pousser l’épaule de son cochon pour le faire culbuter dans le fossé. L’autre évitait les attaques par des retraites ; et, chaque fois, il prononçait quelques mots allemands sur un ton irrité qui faisait rire aux éclats le paysan. à la fin, le Prussien se fâcha ; et juste au moment où Antoine lui lançait une nouvelle bourrade, il répondit par un coup de poing terrible qui fit chanceler le colosse.<o:p></o:p>

    Alors, enflammé d’eau-de-vie, le vieux saisit l’homme à bras le corps, le secoua quelques secondes comme il eût fait d’un petit enfant, et il le lança à toute volée de l’autre côté du chemin. Puis, content de cette exécution, il croisa les bras pour rire de nouveau.<o:p></o:p>

    Mais le soldat se releva vivement, nu-tête, son casque ayant roulé, et dégainant son sabre, il se précipita sur le père Antoine.<o:p></o:p>

    Quand il vit cela, le paysan saisit son fouet par le milieu, son grand fouet de houx, droit, fort et souple comme un nerf de bœuf.<o:p></o:p>

    Le Prussien arriva, le front baissé, l’arme en avant, sûr de tuer. Mais le vieux, attrapant à pleine main la lame dont la pointe allait lui crever le ventre, l’écarta, et il frappa d’un coup sec sur la tempe, avec la poignée du fouet, son ennemi qui s’abattit à ses pieds.<o:p></o:p>

    Puis il regarda, effaré, stupide d’étonnement, le corps d’abord secoué de spasmes, puis immobile sur le ventre. Il se pencha, le retourna, le considéra quelque temps. L’homme avait les yeux clos ; et un filet de sang coulait d’une fente au coin du front. Malgré la nuit, le père Antoine distinguait la tache brune de ce sang sur la neige.<o:p></o:p>

    Il restait là, perdant la tête, tandis que son tombereau s’en allait toujours, au pas tranquille des chevaux.<o:p></o:p>

    Qu’allait-il faire ? Il serait fusillé ! On brûlerait sa ferme, on ruinerait le pays ! Que faire ? Comment cacher le corps, cacher la mort, tromper les Prussiens ? Il entendit des voix au loin, dans le grand silence des neiges. Alors, il s’affola, et, ramassant le casque, il recoiffa sa victime ; puis, l’empoignant par les reins, il l’enleva, courut, rattrapa son attelage et lança le corps sur le fumier. Une fois chez lui, il aviserait.<o:p></o:p>

    Il allait à petits pas, se creusant la cervelle, ne trouvant rien. Il se voyait, il se sentait perdu. Il rentra dans sa cour. Une lumière brillait à une lucarne, sa servante ne dormait pas encore ; alors il fit vivement reculer sa voiture jusqu’au bord du trou à l’engrais. Il songeait qu’en renversant la charge, le corps posé dessus tomberait dessous dans la fosse ; et il fit basculer le tombereau.<o:p></o:p>

    Comme il l’avait prévu, l’homme fut enseveli sous le fumier. Antoine aplanit le tas avec sa fourche, puis la planta dans la terre à côté. Il appela son valet, ordonna de mettre les chevaux à l’écurie ; et il rentra dans sa chambre.<o:p></o:p>

    Il se coucha, réfléchissant toujours à ce qu’il allait faire, mais aucune idée ne l’illuminait, son épouvante allait croissant dans l’immobilité du lit. On le fusillerait ! il suait de peur ; ses dents claquaient ; il se releva grelottant, ne pouvant plus tenir dans ses draps.<o:p></o:p>

    Alors il descendit à la cuisine, prit la bouteille de fine dans le buffet, et remonta. Il but deux grands verres de suite jetant une ivresse nouvelle par-dessus l’ancienne, sans calmer l’angoisse de son âme. Il avait fait là un joli coup, nom de Dieu d’imbécile !<o:p></o:p>

    Il marchait maintenant de long en large, cherchant des ruses, des explications et des malices ; et, de temps en temps, il se rinçait la bouche avec une gorgée de fil en dix pour se mettre du cœur au ventre.<o:p></o:p>

    Et il ne trouvait rien. Mais rien.<o:p></o:p>

    Vers minuit, son chien de garde, une sorte de demi-loup qu’il appelait « Dévorant », se mit à hurler à la mort. Le père Antoine frémit jusque dans les moelles ; et, chaque fois que la bête reprenait son gémissement lugubre et long, un frisson de peur courait sur la peau du vieux.<o:p></o:p>

    Il s’était abattu sur une chaise, les jambes cassées, hébété, n’en pouvant plus, attendant avec anxiété que « Dévorant » recommençât sa plainte, et secoué par tous les sursauts dont la terreur fait vibrer nos nerfs.<o:p></o:p>

    L’horloge d’en bas sonna cinq heures. Le chien ne se taisait pas. Le paysan devenait fou. Il se leva pour aller déchaîner la bête, pour ne plus l’entendre. Il descendit, ouvrit la porte, s’avança dans la nuit.<o:p></o:p>

    La neige tombait toujours. Tout était blanc. Les bâtiments de la ferme faisaient de grandes taches noires. L’homme s’approcha de la niche. Le chien tirait sur sa chaîne. Il le lâcha. Alors « Dévorant » fit un bond, puis s’arrêta net, le poil hérissé, les pattes tendues, les crocs au vent, le nez tourné vers le fumier.<o:p></o:p>

    Saint-Antoine, tremblant de la tête au pieds, balbutia : « Qué qu’ t’as donc, sale rosse ? » et il avança de quelques pas, fouillant de l’œil l’ombre indécise, l’ombre terne de la cour.<o:p></o:p>

    Alors il vit une forme, une forme d’homme assis sur son fumier !<o:p></o:p>

    Il regardait cela, perclus d’horreur et haletant. Mais, soudain, il aperçut auprès de lui le manche de sa fourche piquée dans la terre ; il l’arracha du sol ; et, dans un de ces transports de peur qui rendent téméraires les plus lâches, il se rua en avant, pour voir.<o:p></o:p>

    C’était lui, son Prussien, sorti fangeux de sa couche d’ordure qui l’avait réchauffé, ranimé. Il s’était assis machinalement, et il restait là, sous la neige qui le poudrait, souillé de saleté et de sang, encore hébété par l’ivresse, étourdi par le coup, épuisé par sa blessure.<o:p></o:p>

    Il aperçut Antoine, et, trop abruti pour rien comprendre, il fit un mouvement afin de se lever. Mais le vieux, dès qu’il l’eut reconnu, écuma ainsi qu’une bête enragée.<o:p></o:p>

    Il bredouillait : « Ah ! cochon ! cochon ! t’es pas mort ! Tu vas me dénoncer, à c’t’heure… Attends… attends ! »<o:p></o:p>

    Et s’élançant sur l’Allemand, il jeta en avant de toute la vigueur de ses deux bras sa fourche levée comme une lance, et il lui enfonça jusqu’au manche les quatre pointes de fer dans la poitrine.<o:p></o:p>

    Le soldat se renversa sur le dos en poussant un long soupir de mort, tandis que le vieux paysan, retirant son arme des plaies, la replongeait coup sur coup dans le ventre, dans l’estomac, dans la gorge, frappant comme un forcené, trouant de la tête aux pieds le corps palpitant dont le sang fuyait par gros bouillons.<o:p></o:p>

    Puis il s’arrêta, essoufflé de la violence de sa besogne, aspirant l’air à grandes gorgées, apaisé par le meurtre accompli.<o:p></o:p>

    Alors, comme les coqs chantaient dans les poulaillers et comme le jour allait poindre, il se mit à l’œuvre pour ensevelir l’homme.<o:p></o:p>

    Il creusa un trou dans le fumier, trouva la terre, fouilla plus bas encore, travaillant d’une façon désordonnée, dans un emportement de force avec des mouvements furieux des bras et de tout le corps.<o:p></o:p>

    Lorsque la tranchée fut assez creuse, il roula le cadavre dedans, avec la fourche, rejeta la terre dessus, la piétina longtemps, remit en place le fumier, et il sourit en voyant la neige épaisse qui complétait sa besogne, et couvrait les traces de son voile blanc.<o:p></o:p>

    Puis il repiqua sa fourche sur le tas d’ordure et rentra chez lui. Sa bouteille encore à moitié pleine d’eau-de-vie était restée sur la table. Il la vida d’une haleine, se jeta sur son lit, et s’endormit profondément.<o:p></o:p>

    Il se réveilla dégrisé, l’esprit calme et dispos, capable de juger le cas et de prévoir l’événement.<o:p></o:p>

    Au bout d’une heure il courait le pays en demandant partout des nouvelles de son soldat. Il alla trouver les officiers, pour savoir, disait-il, pourquoi on lui avait repris son homme.<o:p></o:p>

    Comme on connaissait leur liaison, on ne le soupçonna pas ; et il dirigea même les recherches en affirmant que le Prussien allait chaque soir courir le cotillon.<o:p></o:p>

    Un vieux gendarme en retraite, qui tenait une auberge dans le village voisin et qui avait une jolie fille, fut arrêté et fusillé.

    votre commentaire
  • Contes et nouvelles de la guerre de 1870

    La guerre de 1870 a eu peu de retombées romanesques (La Débâcle de Zola ; Souvenirs d’un blessé, d’Hector Malot ; Le Désastre, des frères Margueritte, mais ceux-ci n’y étaient pas) et guère plus dans le registre de la nouvelle. Les témoignages et récits directs ont eu plus de succès, les nombreuses rééditions de l’ouvrage de Ludovic Halévy en font foi. <o:p></o:p>

    Par ailleurs le siège de Paris a davantage marqué les esprits que l’invasion et les campagnes, celles-ci peu glorieuses au total étaient plus sujettes à être oubliées que la résistance de Paris, qui, malgré la capitulation finale, restait un acte héroïque auquel les habitants avaient pris part. La Commune et la guerre civile, brève, violente,  qui s’ensuivirent, marquèrent durablement les esprits et contribuèrent à éloigner les faits de guerre. Et les pensées se cristallisèrent sur la perte de l’Alsace et de la Lorraine.

    Le rayonnage des nouvelles et contes inspirés par 1870 est donc mince. Quatre noms demeurent, chronologiquement : Alphonse Daudet, Guy de Maupassant, Auguste Villiers de l’Isle-Adam, Léon Bloy. Leurs œuvres, sous cet angle, ont été peu lues et encore moins rapprochées. Les actes d’un colloque sont à cet égard significatifs, se limitant à l’influence de la guerre et de la défaite sur la pensée de Gobineau, Taine et Barrès, à Malot romancier et, unique nouvelliste, Huysmans. Il n’est pas question des écrivains de la guerre de 1870.

    I. A. Daudet,<o:p></o:p>

    Contes du lundi<o:p></o:p>

    A. Daudet publie les Contes du lundi en 1873,  recueil de texte parus dans Le Soir dès 71-72, désordonné : les provinces perdues, le siège, la guerre, la Commune et bien d’autres choses encore telles que des fantaisies, des caprices et des souvenirs. Le siège tient une grande place, Daudet ayant participé à la défense de Paris en tant que garde national. Mais les deux contes restés célèbres : La dernière classe et Les trois messes basses, sont hors guerre, signe de refoulement. Les récits de guerre sont pourtant exemplaires, car ils fixent les thèmes qui se retrouveront chez Maupassant et Bloy : héroïsme et initiative individuelle (Le porte-drapeau), rapports entre civils français et soldats prussiens (Le Prussien de Bélisaire), incurie du haut commandement avec La partie de billard, que nous donnons ci-après. On sait d’après les carnets de Daudet que le maréchal visé dans ce conte est Bazaine, reconnaissable à sa passion pour le billard. En le choisissant comme « mauvais chef », A. Daudet ne fait que se conformer à l’opinion du temps qui voit en Bazaine le traître qui a perdu la France. (Le Maréchal passa en conseil de guerre fin 1873 et sa condamnation à mort fut commuée en vingt années de réclusion. On verra plus loin comment Léon Bloy lui rendit justice.)<o:p></o:p>

    Le Billard <o:p></o:p>

    Comme on se bat depuis deux jours et qu’ils ont passé la nuit sac au dos sous une pluie torrentielle, les soldats sont exténués. Pourtant voilà trois mortelles heures qu’on les laisse se morfondre, l’arme au pied, dans les flaques des grandes routes, dans la boue des champs détrempés.<o:p></o:p>

    Alourdis par la fatigue, les nuits passées, les uniformes pleins d’eau, ils se serrent les uns contre les autres pour se réchauffer, pour se soutenir. Il y en a qui dorment tout debout, appuyés au sac d’un voisin, et la lassitude, les privations se voient mieux sur ces visages détendus, abandonnés dans le sommeil. La pluie, la boue, pas de feu, pas de soupe, un ciel bas et noir, l’ennemi qu’on sent tout autour. C’est lugubre…<o:p></o:p>

    Qu’est-ce qu’on fait là. Qu’est-ce qui se passe ?<o:p></o:p>

    Les canons, la gueule tournée vers le bois, ont l’air de guetter quelque chose. Les mitrailleuses embusquées regardent fixement l’horizon. Tout semble prêt pour une attaque. Pourquoi n’attaque-t-on pas ? Qu’est-ce qu’on attend ?...<o:p></o:p>

    On attend des ordres, et le quartier général n’en envoie pas.<o:p></o:p>

    Il n’est pas loin cependant le quartier général. C’est ce beau château Louis XIII dont les briques rouges, lavées par la pluie, luisent à mi-côte entre les massifs. Vraie demeure princière, bien digne de porter le fanion d’un maréchal de France. Derrière un grand fossé et une rampe de pierre qui les séparent de la route, les pelouses montent tout droit jusqu’au perron, unies et vertes, bordées de vases fleuris. De l’autre côté, du côté intime de la maison, les charmilles font des trouées lumineuses, la pièce d’eau où nagent des cygnes s’étale comme un miroir, et sous le toit en pagode d’une immense volière, lançant des cris aigus dans le feuillage, des paons, des faisans dorés battent des ailes et font la roue. Quoique les maîtres soient partis, on ne sent pas là l’abandon, le grand lâchez-tout de la guerre. L’oriflamme du chef de l’armée a préservé jusqu’aux moindres fleurettes des pelouses, et c’est quelque chose de saisissant de trouver, si près du champ de bataille, ce calme opulent qui vient de l’ordre des choses, de l’alignement correct des massifs, de la profondeur silencieuse des avenues.<o:p></o:p>

    La pluie, qui tasse là-bas de si vilaine boue sur les chemins et creuse des ornières si profondes, n’est plus ici qu’une ondée élégante, aristocratique, avivant la rougeur des briques, le vert des pelouses, lustrant les feuilles des orangers, les plumes blanches des cygnes. Tout reluit, tout est paisible. Vraiment, sans le drapeau qui flotte à la crête du toit, sans les deux soldats en faction devant la grille, jamais on ne se croirait au quartier général. Les chevaux reposent dans les écuries. çà et là on rencontre des brosseurs, des ordonnances en petite tenue flânant aux abords des cuisines, ou quelque jardinier en pantalon rouge promenant tranquillement son râteau dans le sable des grandes cours.<o:p></o:p>

    La salle à manger, dont les fenêtres donnent sur le perron, laisse voir une table à moitié desservie, des bouteilles débouchées, des verres ternis et vides, blafards sur la nappe froissée, toute une fin de repas, les convives partis. Dans la pièce à côté, on entend des éclats de voix, des rires, des billes qui roulent, des verres qui se choquent. Le maréchal est en train de faire sa partie, et voilà pourquoi l’armée attend des ordres. Quand le maréchal a commencé sa partie, le ciel peut bien crouler, rien au monde ne saurait l’empêcher de la finir.<o:p></o:p>

    Le billard !<o:p></o:p>

    C’est sa faiblesse à ce grand homme de guerre. Il est là, sérieux comme à la bataille, en grande tenue, la poitrine couverte de plaques, l’œil brillant, les pommettes enflammées, dans l’animation du repas, du jeu, des grogs. Ses aides de camp l’entourent, empressés, respectueux, se pâmant d’admiration à chacun de ses coups. Quand le maréchal fait un point, tous se précipitent vers la marque ; quand le maréchal a soif, tous veulent lui préparer son grog. C’est un froissement d’épaulettes et de panaches, un cliquetis de croix et d’aiguillettes, et de voir tous ces jolis sourires, ces fines révérences de courtisans, tant de broderies et d’uniformes neufs, dans cette haute salle à boiseries de chêne, ouverte sur des parcs, sur des cours d’honneur, cela rappelle les automnes de Compiègne et repose un peu des capotes souillées qui se morfondent là-bas, au long des routes, et font des groupes si sombres sous la pluie.<o:p></o:p>

    Le partenaire du maréchal est un petit capitaine d’état-major, sanglé, frisé, ganté de clair, qui est de première force au billard et capable de rouler tous les maréchaux de la terre, mais il sait se tenir à une distance respectueuse de son chef, et s’applique à ne pas gagner, à ne pas perdre non plus trop facilement. C’est ce qu’on appelle un officier d’avenir…<o:p></o:p>

    « Attention, jeune homme, tenons-nous bien. Le maréchal en a quinze et vous dix. Il s’agit de mener la partie jusqu’au bout comme cela, et vous aurez fait plus pour votre avancement que si vous étiez dehors avec les autres, sous ces torrents d’eau qui noient l’horizon, à salir votre bel uniforme, à ternir l’or de vos aiguillettes, attendant des ordres qui ne viennent pas. »<o:p></o:p>

    C’est une partie vraiment intéressante. Les billes courent, se frôlent, croisent leurs couleurs. les bandes rendent bien, le tapis s’échauffe… Soudain la flamme d’un coup de canon passe dans le ciel. Un bruit sourd fait trembler les vitres. Tout le monde tressaille ; on se regarde avec inquiétude.<o:p></o:p>

    Seul le maréchal n’a rien vu, rien entendu : penché sur le billard, il est en train de combiner un magnifique effet de recul ; c’est son fort, à lui, les effets de recul !...<o:p></o:p>

    Mais voilà un nouvel éclair, puis un autre. Les coups de canons se succèdent, se précipitent. Les aides de camp courent aux fenêtres. Est-ce que les Prussiens attaqueraient ?<o:p></o:p>

    « Eh bien, qu’ils attaquent ! dit la maréchal en mettant du blanc… à vous de jouer, capitaine. »<o:p></o:p>

    L’état-major frémit d’admiration. Turenne endormi sur un affût n’est rien auprès de ce maréchal, si calme devant son billard au moment de l’action… Pendant ce temps, le vacarme redouble. Aux secousses du canon se mêlent les déchirements des mitrailleuses, les roulements des feux de peloton. Une buée rouge, noire sur les bords, monte au bout des pelouses. Tout le fond du parc est embrasé. Les paons, les faisans effarés clament dans la volière ; les chevaux arabes, sentant la poudre, se cabrent au fond des écuries. Le quartier général commence à s’émouvoir. Dépêches sur dépêches. Les estafettes arrivent à bride abattue. On demande le maréchal.<o:p></o:p>

    Le maréchal est inabordable. Quand je vous disais que rien ne pourrait l’empêcher d’achever sa partie.<o:p></o:p>

    « à vous de jouer, capitaine. »<o:p></o:p>

    Mais le capitaine a des distractions. Ce que c’est pourtant que d’être jeune ! Le voilà qui perd la tête, oublie son jeu et fait coup sur coup deux séries, qui lui donnent presque partie gagnée. Cette fois le maréchal devient furieux. La surprise, l’indignation éclatent sur son mâle visage. Juste à ce moment, un cheval lancé ventre à terre s’abat dans la cour. Un aide de camp couvert de boue force la consigne, franchit le perron d’un saut : « Maréchal ! maréchal !... » Il faut voir comme il est reçu… Tout bouffant de colère et rouge comme un coq, le maréchal paraît à la fenêtre, sa queue de billard à la main :<o:p></o:p>

    « Qu’est-ce qu’il y a ?... Qu’est-ce que c’est ?... Il n’y a donc pas de factionnaire par ici ?<o:p></o:p>

    — Mais, maréchal…<o:p></o:p>

    — C’est bon… Tout à l’heure… Qu’on attende mes ordres, nom d… D… ! »<o:p></o:p>

    Et la fenêtre se referme avec violence.<o:p></o:p>

    Qu’on attende ses ordres !<o:p></o:p>

    C’est bien ce qu’ils font, les pauvres gens. Le vent leur chasse la pluie et la mitraille en pleine figure. Des bataillons entiers sont écrasés, pendant que d’autres restent, inutiles, l’arme au bras, sans pouvoir se rendre compte de leur inaction. Rien à faire. On attend des ordres… Par exemple, comme on n’a pas besoin d’ordres pour mourir, les hommes tombent par centaines derrière les buissons, dans les fossés, en face du grand château silencieux. Même tombés, la mitraille les déchire encore, et par leurs blessures ouvertes coule sans bruit le sang généreux de la France… Là-haut, dans la salle du billard, cela chauffe terriblement : le maréchal a repris son avance ; mais le petit capitaine se défend comme un lion…<o:p></o:p>

    Dix-sept ! dix-huit ! dix-neuf !...<o:p></o:p>

    à peine a-t-on le temps de marquer les points. Le bruit de la bataille se rapproche. Le maréchal ne joue plus que pour un. Déjà des obus arrivent dans le parc. En voilà un qui éclate au-dessus de la pièce d’eau. Le miroir s’éraille ; un cygne nage, épeuré, dans un tourbillon de plumes sanglantes. C’est le dernier coup…<o:p></o:p>

    Maintenant, un grand silence. Rien que la pluie qui tombe sur les charmilles, un roulement confus au bas du coteau, et, par les chemins détrempés, quelque chose comme le piétinement d’un troupeau qui se hâte… L’armée est en pleine déroute. Le maréchal a gagné sa partie.<o:p></o:p>


    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique