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Par schwa1 le 30 Octobre 2008 à 12:23
Idées & langages,
par G. Lindenberger
beaux-arts<o:p></o:p>
Béton. - Deux expositions annoncées au Musée dArt Moderne de Saint-étienne Métropole pour octobre prochain : Jean-Michel Alberola dune part «interroge lidée de la fin de la peinture » en peignant à même les murs et en exposant des objets en néon, Antony Gormley dautre part « explore les différentes relations entre lenveloppe corporelle, la présence de lhomme, lespace architectural ou naturel et lenvironnement, à travers des installations de sculpture monumentales. » Pour ce faire, rien de mieux que Allotment, une installation de 300 blocs de béton: « Chacun de ces blocs reprend les proportions du corps dun habitant de Malmö en Suède âgé de 1 an et demi à 80 ans. » Plus exactement, chaque personnage est constitué de deux blocs, « un bloc pour le corps, un bloc plus petit pour le visage » et, détail exquis, « des trous à la place des différents orifices. »<o:p></o:p>
Plastique. - Un village de Serbie, Banatski Sokolac, a rendu hommage au chanteur reggae jamaïcain Bob Marley en inaugurant une statue à son effigie dont on admirera le caractère hautement artistique. Le plus beau est le message qui accompagne cet acte symbolique : « Deux musiciens, un Croate et un Serbe, ont dévoilé le monument, qui doit promouvoir la tolérance dans une région encore profondément marquée par les divisions ethniques. »<o:p></o:p>
Sopalin. - Rétrospective Tracey Emin à édimbourg, loccasion de faire le point sur le parcours de cette artiste inspirée « par son adolescence à la dérive, ses avortements, un viol, ses amants, ses questionnements et sa peur de mourir sans enfants. » Concrètement, cela donne des installations du genre My Bed : « un lit aux draps froissés, entouré dun fouillis de mégots, de bouteilles de vodka vides, de préservatifs » (dépêche AFP). Tracey Emin est naturellement membre de la Royal Academy.<o:p></o:p>
Religion<o:p></o:p>
Kleenex. - Relevé dans les échos du Doyenné de Nemours de juin dernier, rubrique « Secteur de Lorrez -le-Bocage » : « Sur notre secteur rural, ce sont des laïcs volontaires et bénévoles qui assurent lanimation de la célébration des obsèques... Nous voulons montrer le visage dune église ouverte, attentive, mais par-dessus tout, le regard dun Dieu infiniment bon, miséricordieux et qui ne juge personne.» Une brave équipe de fossoyeurs.<o:p></o:p>
Carton. - Le diocèse de Meaux a édité et distribue un volumineux Carnet de route destiné aux acteurs déglise en Actes (« Communion fraternelle et évangélisation »), vaste programme ecclésiastico-bureaucratique lancé en 2006-2007 ayant pour but de « préparer lavenir de léglise » dans ce département. Au menu, force rencontres déquipes, avec « collectes des initiatives », « fiches projets » et « fiches expériences ». Le questionnaire qui ouvre le livret invite à cocher quelques cases, entre autres :<o:p></o:p>
Question 5. De quoi souffre le plus notre société et votre localité ? Anonymat, Chacun pour soi, Indifférence, Instabilité de la famille, Peur de lautre, Précarité, Racisme, Repli sur soi, Solitude, Violence. <o:p></o:p>
Vous pouvez vérifier, tout y est.<o:p></o:p>
Question 19. Seriez-vous prêt(e) à proposer vos compétences pour que le message de Jésus soit mieux connu et vécu en Seine-et-Marne? Oui, Non, éventuellement.<o:p></o:p>
Mais la question 14 est incontestablement la plus belle :<o:p></o:p>
Question 14. Selon-vous, le message de Jésus a-t-il un avenir en Seine-et-Marne ? Oui, Non, Cela mest égal, Ne sait pas.<o:p></o:p>
En effet, on ne sait pas.<o:p></o:p>
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Par schwa1 le 30 Octobre 2008 à 12:19
IV. Léon Bloy, <o:p></o:p>
Sueur de sang<o:p></o:p>
Sueur de sang est, avec Les Soirées de Médan, lautre recueil de nouvelles exclusivement consacré à la guerre de 1870. Il est aussi lantithèse et lantidote au naturalisme des Soirées : loin de la triste distanciation, tout feu tout flamme saffirme la subjectivité de lécrivain. Ces « contes militaires » ont paru dans le Gil Blas en 1892 et 1893, puis en recueil dans la foulée, un recueil dédié « à la mémoire diffamée de François-Achille Bazaine, maréchal de lEmpire qui porta les péchés de toute la France ». Léon Bloy montrait ainsi quil récusait la version officielle républicaine selon laquelle Bazaine était lunique responsable de la défaite.<o:p></o:p>
Bloy fut incorporé à Périgueux dans la Garde nationale mobile, son bataillon rejoignit larmée de la Loire et constitua une partie du Corps Cathelineau. Au moment décrire ses contes, vingt ans après les faits, Léon Bloy lut les mémoires du général de Cathelineau pour se remettre dans lambiance, raviver ses souvenirs et y puiser des idées. On sait que lécrivain se donna un alter ego littéraire du nom de Marchenoir : ce nom est celui dune forêt au nord de Blois, où lécrivain est certainement passé dans ses pérégrinations guerrières.<o:p></o:p>
Du riche ensemble quest Sueur de sang, nous tirons La boue, où, dans le paysage sordide et grotesque du camp de Conlie, apparaissent en filigrane les questions politiques, et Les vingt-quatre oreilles de Gueule-de-Bois, coup de main et haut fait.<o:p></o:p>
La boue
Le médecin Cuche vient de donner sa démission pour cause dimpuissance à soigner les malades dans leau. Reçu dépêche qui promet armement et encourage à maintenir lordre. Lordre existe. On meurt silencieusement. Mais la mesure est comble. »<o:p></o:p>
Telle est la dépêche envoyée le 17 décembre au ministre de la Guerre par le général de Marivault, successeur de M. de Kératry au commandement en chef du camp de Conlie.<o:p></o:p>
Ce général était en fonction depuis une semaine et navait pas encore pu visiter la dixième partie du monstrueux cloaque où pourrissaient cinquante mille hommes.<o:p></o:p>
Je crois bien ! Il fallait des manuvres de pontonniers pour franchir le moindre intervalle et on ne réussissait pas toujours à passer dune tente à une autre. On pouvait mourir en chemin.<o:p></o:p>
LIlle-et-Vilaine, les Côtes-du-Nord et le Morbihan grouillaient dans un marécage. La Loire-Inférieure et le Finistère agonisaient dans dix pieds de fange.<o:p></o:p>
Le silence était trop facile. La vase enlise le bruit aussi bien quelle enlise un homme, et la foudre même, quand elle sy égare, devient presque aphone, a lair de tousser.<o:p></o:p>
Si le général en chef épouvanté, navré de douleur, indigné profondément de linertie ou de lobstination du ministère, et lui-même soupçonné par ses propres hommes de cette effroyable conspiration contre la Défense nationale, navait, à la fin, pris sur lui lévacuation de ce lieu de mort, le silence, bientôt, eût été vraiment absolu.<o:p></o:p>
Cette foule immense, éclaircie déjà dun sixième, se fût couchée définitivement dans la crotte liquide qui semblait monter toujours, et les historiens de la guerre franco-allemande auraient eu à enregistrer une bataille de plus, la grande victoire de la Boue remportée sur toutes les forces vives de la Bretagne.<o:p></o:p>
« Le camp de Conlie confine à la politique », écrivait M. de Freycinet, valet de bourreau du Cyclope.1 On na jamais su pourquoi. Mais il nen fallait pas davantage pour décider du sort de ces pauvres diables extirpés de leurs familles, chauffés à blanc sur le devoir de se faire démolir en combattant pour la patrie et qui furent envoyés vivants au pourrissoir.<o:p></o:p>
Sur une masse de quarante-cinq bataillons, six seulement furent opposés à lennemi, dans les plus atroces conditions imaginables. Cétaient les 2e et 3e de la légion de Rennes ; les 1er, 2e et 3e de la légion de Redon-Montfort.<o:p></o:p>
Ces troupes navaient jamais été exercées ni même armées. Le bataillon de Saint-Malo, par exemple, ne reçut des fusils, hors dusage, dailleurs, et non accompagnés de cartouches, que le 7 ou 8 janvier, cest-à-dire après deux mois de cantonnement dans lhorrible purée mentionnée ci-dessus et trois jours avant laffaire décisive de la Tuilerie où on les mit en présence des formidables soudards de Mecklembourg.<o:p></o:p>
Il paraît que ces fiévreux mangés de vermine et incapables de défendre leur peau une demi-minute, étaient redoutés comme chouans probables ou possibles. Rien ne prévalut contre cette imbécile crainte et les malheureux furent sacrifiés odieusement dans les circonstances précises où devait saccomplir le dernier et suprême effort de la résistance.<o:p></o:p>
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Ils le sentaient bien, les infortunés Bretons qui se révoltèrent plusieurs fois et tentèrent de déserter. On les entendaient à Conlie crier : « Partons, retournons chez nous. à la maison ! à la maison ! »<o:p></o:p>
Ce nétait pas un complot ténébreux, mais une résolution annoncée ouvertement qui désespérait les chefs privés de moyens de répression.<o:p></o:p>
Laffreux cloaque les retint plus efficacement que neussent pu le faire les quarante gendarmes dont chacun aurait eu à lutter contre un millier dhommes au désespoir.<o:p></o:p>
Lavenir ne le croira pas. On ne pouvait faire un pas sans senfoncer à mi-jambe. On eût dit que des mains flasques et puissantes saisissaient, au fond de chaque ornière, les sabots des misérables que les fournisseurs de lintendance, persuadés de linsolvabilité du camp, sobstinèrent à ne pas chausser.<o:p></o:p>
Quand les hommes avaient accompli les corvées indispensables à la quotidienne existence, ils étaient à bout de forces, à moitié morts dépuisement. On voyait des êtres jeunes et robustes, les plus intelligents peut-être, dont on eût pu faire des soldats, sarrêter privés dénergie, enfoncés dans la boue jusquaux genoux, jusquau ventre, et pleurer de désespoir.<o:p></o:p>
Il faut lavoir connu ce supplice de ne jamais pouvoir se coucher ! Car cette foule condamnée à mort, pour quel crime, grand Dieu ? vit recommencer la chose qui na pas de nom, lhorreur sans mesure, et qui nétait encore arrivées quune seule fois, du célèbre naufrage de la Méduse. Une masse dhomes forcés dagoniser pendant des semaines, DEBOUT, les jambes dans leau !<o:p></o:p>
Et encore les naufragés de lAtlantique nétaient pas sans espérance de sétendre, un jour, fût-ce pour mourir. Chaque fois que lun deux, tué par linanition ou gobé par un requin, disparaissait, le radeau, allégé dautant, remontait dune toute petite ligne. Dhomicides bousculades sensuivirent. Ces « humains au front sublime », comme disait Ovide, faits pour contempler le ciel, étaient moins rongés par la famine que par lambition de revoir enfin leurs pieds <o:p></o:p>
à Conlie, cette ambition ou cet espoir était impossible. Plus on crevait, plus la boue montait. Si, du moins, ceût été de la bonne boue, de la saine argile délayée par des météores implacables ! Mais comment oser dire ce quétait, en réalité, cette sauce excrémentielle où les varioleux et les typhiques marinaient dans les déjections dune multitude ?<o:p></o:p>
Même après vingt ans, ces choses doivent être dites, ne serait-ce que pour détendre quelque peu la lyre glorieuse des vainqueurs du Mans qui eurent, en vérité, la partie beaucoup trop belle.<o:p></o:p>
Il ne serait pas inutile, non plus, den finir, une bonne fois, avec les rengaines infernales dont nous saturent les moutardiers du patriotisme sur limpartialité magnanime et le désintéressement politique de certains organisateurs de la Défense.<o:p></o:p>
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On essaya pourtant de jouir dans ce marécage. En attendant les quelques escadrons de uhlans ou deux ou trois compagnies dartillerie bavaroise qui pouvaient suffire amplement à lextermination de cette armée sans fusils, sans tête et surtout sans pieds, le camp était assiégé par une autre armée de marchands de cidre dont les charrettes innombrables chargées de tonneaux eussent dû être réquisitionnées avec violence pour le baraquement ou le chauffage des moribonds.<o:p></o:p>
Il y avait aussi des femmes, et quelles femmes ! venues, on ne savait doù, qui compliquaient de leurs ferments la putridité générale.<o:p></o:p>
Cétait une chose à dépasser limagination, de voir ces créatures maquillées et vêtues de fange, saccoupler, dans des coins fétides, avec dimpurs marcassins ruisselants de liquides noirs, jusque sous le nez tolérant des sous-officiers caparaçonnés eux-mêmes dimmondices.<o:p></o:p>
Il y avait surtout, et lhistoire en est surprenante, une fille protégée par un vieux tringlot gardé, je crois, par pitié, et qui pourrissait à vue dil. Laspect seul de ce chevalier de la couperose et de leczéma, muselé de croûtes perpétuelles, eût dû être, pour les amateurs de sa compagne, le plus efficace des prophylactiques.<o:p></o:p>
La vue même de cette compagne semblait, tout dabord, ce quon peut imaginer de moins excitant. Visiblement consumée de phtisie et la face en tête de mort, on lappelait lépitaphe, dénomination singulièrement expressive et presque géniale, après laquelle une tentative de portrait serait ridicule.<o:p></o:p>
Eh bien ! les ravages de ce couple furent inouïs. Tout le monde voulut de cette fille et tout le monde en redemanda. Les plus favorisés ou les plus riches étaient reçus dans la voiture du tringlot, voiture hors de service et immobilisée comme le reste, au-devant de laquelle se liquéfiait le cheval enterré, lui aussi, dès le commencement, dans quelque chose de bleuâtre qui prétendait à lhonneur dêtre de la boue. La place en était marquée, fort heureusement, par les quatre sabots en lair, dressés au-dessus de leffroyable magma quon pouvait ainsi éviter.<o:p></o:p>
Les roues de ce char nayant pas encore succombé, lintérieur passait pour un endroit sec, assimilable, par conséquent, aux plus lointains paradis, et les élus étaient fort enviés. On essayait, à la sortie, de les faire tomber dans le cheval.<o:p></o:p>
Cependant il y avait de bons jours, les jours de vadrouille pour lépitaphe que ces mobilisés indéracinables appelaient alors : Madame.<o:p></o:p>
Elle faisait la tournée des tentes sur une manière de traîneau dont on se lançait les cordes, équipage suggestif de la claie des suicidés, et consolait jusquà douze lamentateurs pour la somme de cinquante centimes.<o:p></o:p>
Mais, comme disaient les gens de Lannion, cétait trop beau pour durer. Elle fut étouffée un jour par un grand gars de Pont-lAbbé ou de Concarneau qui besognait avec énergie sans sapercevoir quelle avait complètement disparu dans le « tapioca de macchabées » dont sa tente était à moitié remplie <o:p></o:p>
On sétripa, quelques-uns se tuèrent de désespoir, la désolation fut à son comble et telle serait, daprès une légende popularisée dans les alentours, la vraie cause ignorée de lévacuation de ce camp maudit.<o:p></o:p>
Les 24 oreilles de gueule-de-boisLhomme et la femme passèrent une demi-douzaine de nuits sur des chaises au coin du feu, le petit garçon de six ans, sagitant à leurs pieds, roulé dans un vieux manteau.<o:p></o:p>à peine séparés de ce groupe dinsomnies par un clayonnage décrépit, trois ou quatre sous-officiers ronflaient dans le pauvre grand lit de leurs noces. Un peu plus loin, dautres hommes dormaient ou essayaient de dormir dans la paille, dans les copeaux, dans des couvertures ou des haillons, dans tout ce quils supposaient capable de les protéger contre la froidure atroce de ce long décembre aux pattes gelées qui se promenait sur la France.<o:p></o:p>
On pouvait bien être vingt à crever de misère dans cette baraque de sabotiers où les chefs avaient cru devoir poster une manière de grand-garde, à la lisière dun bois très suspect. On y subodorait le Prussien, on croyait même, quelquefois, lentendre vaguement, très loin, derrière la futaie sombre, dans lénorme silence des heures.<o:p></o:p>
à intervalles réguliers, un désespérant caporal appelait quatre ou cinq hommes, les aidait même charitablement du pied à se relever. Bâillements de fauves, rapides invocations à quelques démons, cliquetis de sabre-baïonnettes, heurts de crosses de fusils et de pieds pesants sur le sol battu, et disparition dans les ténèbres extérieures.<o:p></o:p>
Après un demi-quart dheure de piétinement au-dehors, les hommes de garde rentraient, expirant de froid, exhalant dépaisses buées, décollant leurs doigts des flingots lancés avec rage, et se laissaient tomber lourdement à la place tiède, abandonnée par les camarades.<o:p></o:p>
Il fallait toute lautorité du caporal de semaine, hirsute braconnier du Périgord, devenu pasteur de zéphyrs1 dans les joyeuses compagnies dOran, pour que les hôtes misérables ne fussent pas écartés brutalement de leur propre foyer.<o:p></o:p>
Cette bonne brute quon appelait Gueule-de-Bois et qui respirait pour tous les Allemands la haine la plus démoniaque, avait pris lenfant du sabotier sous sa protection. Il linstallait sur ses genoux et lenveloppait de ses deux bras pour le réchauffer, quand il sentait le petit être grelotter contre ses jambes.<o:p></o:p>
Il ne pouvait se faire à lidée que les sous-officiers, en nombre dailleurs anormal, se fussent emparés du lit de ces malheureux. Il avait même risqué, sans succès, quelques rudes observations. « Charognes ! » disait-il entre ses dents, plein de mépris pour les galons improvisés de ces fils de bourgeois qui navaient jamais servi et quune organisation tout arbitraire avait faits ses chefs.<o:p></o:p>
Le père et la mère, gens simples et timides, subissaient avec douceur les avanies ou les insolences quil ne pouvait leur épargner. On avait bu tout leur cidre et ils avaient vu brûler, en moins de quatre jours, toute leur provision de bois. Les précieuses billes de noyer qui devaient servir à faire des sabots navaient pas été plus épargnées que les rondins ou les margotins et ils sestimaient heureux quon ne détruisît pas aussi leurs vieux meubles.<o:p></o:p>
Il est vrai que les intrus partageaient avec eux le biscuit avarié et les quelques tranches de lard que leur conférait une intendance fanatique dinexactitude. En plein jour, quand les lutins bleus de la nuit polaire nexcitaient pas légoïsme du soldat, il y avait, certes, un peu de pitié pour ces pauvres gens exténués, mangés par leurs défenseurs et que lennemi survenant pourrait bien châtier avec cruauté pour avoir hébergé des francs-tireurs. On en avait vu dépouvantables exemples <o:p></o:p>
Un beau matin, on fut rallié soudainement, un peu avant laube, et on détala comme des loups.<o:p></o:p>
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Quelques jours plus tard, à trois lieues de là, en pleine forêt, un paysan qui servait de guide, et qui, par miracle, ne trahissait pas, vint raconter à Gueule-de-Bois que la maison du sabotier était maintenant occupée par les Prussiens, et quils étaient une douzaine là-dedans qui navaient pas lair de sembêter.<o:p></o:p>
On était en force, et il eût été facile de lancer trente ou quarante hommes sur ce point. Mais le caporal garda la chose pour lui, connaissant ses chefs et sachant combien il eût été vain de sadresser au commandant qui neût pas manqué, avec sa profondeur ordinaire, de soupçonner immédiatement un piège. Il résolut simplement dagir comme il lui plairait.<o:p></o:p>
Ayant donc formé son plan, il choisit parmi ceux que le service laissait libres ce jour-là, deux hommes dont il était sûr. Le premier était un robuste montagnard du Sarladais, poilu jusquau bout des doigts, nommé Pierre Cipierre et, dès son enfance, bizarrement surnommé Le Même, pour exprimer, croyait-on, lobstination la plus invincible. Le second nétait autre que ce Marchenoir, silencieux rêveur aux muscles accrédités, que devaient un jour éprouver, jusquà lagonie, la fange bouillante et le crapuleux vitriol des inimitiés littéraires.<o:p></o:p>
Sétant assuré la complicité de ces deux mâles qui lui parurent très suffisants pour lexécution de son projet, on convint de sortir du camp, aussitôt après lextinction des derniers feux ; chose facile et même tout à fait normale dans ces corps de volontaires ignorants des lois martiales, divisées parfois en sortes de clans et souvent livrés à la contradictoire fantaisie des chefs.<o:p></o:p>
On se mit donc en marche à travers les bois par une scintillante et glaciale nuit sans lune, les trois hommes ayant très soigneusement bouchonné de paille leurs chaussures pour étouffer le bruit de leurs pas.<o:p></o:p>
Il semblait que la nature entière fût morte de froid. Les arbres festonnés de givre avaient le silence et limmobilité du cristal. Les ondulations de lair devaient sétendre sans obstacle, indéfiniment, et porter au loin le plus léger bruit.<o:p></o:p>
Lancien braconnier qui se rappelait très bien le chemin parcouru en sens inverse ne ségara pas une minute et, malgré la prudence méticuleuse de cette marche indienne, on aperçut la maison avant que sonnât le coup de minuit à lhorloge des ducs et des chats-huants.<o:p></o:p>
Les audacieux sarrêtèrent à cent mètres environ derrière une haie, et il y eut, à voix très basse, une courte délibération. Lunique fenêtre était vivement éclairée et on entendait, avec une étonnante limpidité, des voix allemandes qui éclataient de minute en minute par-dessus de faibles implorations douloureuses.<o:p></o:p>
Les pauvres bougres sont dans les mains de ces salauds, souffla Gueule-de-Bois et je veux bien quon me rogne le derrière si nous ne parvenons pas à les démolir à nous trois. Les brigands doivent être à moitié soûls et ne se méfient pas. Mais ils sont quatre pour un, et il sagit dêtre malins. Il faut dabord que je voie sils ont une sentinelle. Je connais les trucs. Attendez-moi, gardez mon fusil, et ne venez me rejoindre que si vous mentendez gueuler.<o:p></o:p>
Aussitôt, il se plia en deux et disparut sans bruit, à deux pas de là, comme un énorme crapaud.<o:p></o:p>
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Les quelques minutes qui suivirent parurent longues aux deux estafiers qui formaient la réserve de cette singulière colonne dattaque.<o:p></o:p>
Marchenoir, qui raconta beaucoup plus tard cette aventure, avouait avoir senti, en cet instant, les plus grandes affres de sa vie.<o:p></o:p>
Il y eut précisément, disait-il, une accalmie de joie du côté des bêtes féroces et il me parut que le silence de tout lespace venait sappuyer sur mon cur <o:p></o:p>
Une énergique pression de son camarade mit fin brusquement à cette agonie. Gueule-de-Bois se dressait devant eux. Voici ce quavait fait cet homme.<o:p></o:p>
Ayant pu se glisser dans lobscurité jusquà toucher la maison, il avait, en effet, trouvé un soldat allemand immobile et larme au pied devant le seuil. Tirant alors de sa poche un de ces larges couteaux à virole, tels quon les fabrique à Nontron, et louvrant avec précaution derrière lui, pour quaucune errante lueur ne vînt ségarer sur la lame, il avait si bien pris son temps et calculé son élan que le mouvement giratoire par lequel il trancha du même coup les deux carotides sopéra dans la même durée déclair que le bond de grand félin noir qui le porta comme une ombre sur létranger.<o:p></o:p>
Coup superbe et qui révélait toute une expérience dégorgeur. La précision effroyable de la blessure navait pas permis au Prussien dexhaler seulement un râle, et le fusil retenu par le même geste qui soutenait le cadavre nétait pas tombé.<o:p></o:p>
Ce meurtre paraissait avoir aggravé le silence, loin de le troubler, et le vieux disciplinaire ayant couché sa proie tiède le long du mur, aussi loin que possible de la porte, sétait replié rapidement.<o:p></o:p>
Bono ! dit-il à Le Même et à Marchenoir. Les Cosaques sont gardés maintenant par un macchabée. Du poil, mes enfants, et ne flasquons pas. Je pense quils sont tout à fait poivrots et nous allons entrer là comme dans de la m <o:p></o:p>
Au moment de leur arrivée, les cris de joie et les plaintes recommencèrent. Au risque de se trahir, Gueule-de-Bois sapprochant de la fenêtre, regarda dans la maison à travers les vitres sans rideaux. On ne laperçut pas de lintérieur, mais ce quil vit lui mit de la terre sur la face et deux trous de feu sous les sourcils. Ne pouvant plus parler, il donna lexemple et ce qui suivit fut un cauchemar sans nom.<o:p></o:p>
Par la porte ouverte avec un fracas douragan, les trois bougres apparurent, crosse en lair, non pour se rendre, mais pour assommer. Lun des Prussiens en train de violer la femme liée par les quatre membres, au contentement des autres attendant leur tour et sabreuvant à leurs bidons pleins dalcool, fut équitablement le premier frappé par la main très sûre de Gueule-de-Bois. Il eut les reins cassés net, comme une vipère, et, dans la première seconde de stupeur qui précéda la mêlée, on entendit ce coup formidable qui jeta le bandit par terre et le fit se tordre en poussant des hurlements quon dut ouïr à deux lieues.<o:p></o:p>
Tel fut le signal de la plus diabolique de toutes les danses. Les Allemands, désarmés pour la plupart, se dessoûlèrent à moitié. Un instant, ils furent encore dix contre trois, mais cela ne dura pas même le temps de le remarquer. Les massues montaient et descendaient avec une force irrésistible et désormais une seule voix articulée se faisait entendre à travers les cris de rage et le fracas des meubles brisés la voix affreusement rauque de Gueule-de-Bois, broyant toujours du Prussien et répétant cet unique mot : « Cochons ! cochons ! » qui avait lair de sortir de lui comme les bouillons excrémentiels sortent dun égout.<o:p></o:p>
En un espace de temps presque inappréciable, la victoire était acquise et le combat devenait une tuerie. Marchenoir seul fut, une minute, sérieusement menacé. Une espèce de géant réussit à semparer de son fusil que, malgré toute sa vigueur, le futur pamphlétaire ne parvenait pas à lui arracher. Dans cette situation, limminente survenue dun second ennemi, même blessé, pouvait être un péril de mort. Soudain, il aperçut une bouteille à portée de sa main droite. Sen emparer, briser le fond contre le mur et planter sauvagement le tesson dans le visage de son adversaire, dont les yeux jaillirent, fut exécuté comme un seul geste.<o:p></o:p>
Le Même, de son côté, besognait à ravir les anges. Marchenoir se souvint de lavoir entrevu, dans cette nuit dépouvante, écrasant la tête dun homme sur la table, à grands coups de meule.<o:p></o:p>
Particularité singulière et fort sinistre. Il ny eut pas une cartouche brûlée. Le temps manqua peut-être, tellement tout cela fut rapide. Et puis, la mort est bien meilleure à donner de lautre manière ! Le terrible Gueule-de-Bois, ivre-fou dextermination, avait jeté son chasse-pot. Il fouillait maintenant lAllemagne à coups de couteau, comme sil avait voulu lui manger le cur.<o:p></o:p>
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Finissons-en. La mère était morte pendant le massacre. Le père fut trouvé dans la pièce voisine, attaché sur son fût de cidre, complètement fou et regardant avec un drôle de sourire le cadavre du pauvre petit pendu à une solive au-dessus de lui <o:p></o:p>
à la frissonnante pointe du jour, les aventuriers rentrèrent au camp, littéralement couverts de caillots de sang, comme des bouchers au sortir de labattoir. Mais le caporal Gueule-de-Bois portait un bagage étrange quil alla déposer tranquillement aux pieds du commandant stupéfait, sans dire un seul mot, sans quun muscle bougeât dans sa hure triste et formidable. Cétaient douze casques pointus et une paire doreilles dans chacun deux.<o:p></o:p>
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Par schwa1 le 30 Octobre 2008 à 12:14
III. A. Villiers de lIsle-Adam<o:p></o:p>
Villiers était en Allemagne pour un pèlerinage wagnérien lorsque éclata la guerre. Il y écrivit deux articles pour Le Constitutionnel en tant que « correspondant particulier ». Il rentra en France par la Suisse, séjourna en Avignon chez les Mallarmé tout en recommandant vivement à ses connaissances de ne pas ébruiter son retour afin décrire dautres articles « dAllemagne », supercherie qui naboutit point. Puis il remonta à Paris avant le début du siège, pendant lequel il fut « commandant en chef des éclaireurs du 147e bataillon de la Garde nationale ». Lunique conte quil a écrit sur la guerre, Le Droit du passé, est une fiction, un songe, sur la continuité de la France monarchique sous la France républicaine, et malgré celle-ci. Légitimiste, Villiers a fréquenté les milieux naundorffistes sans lêtre lui-même mais il se laisse séduire, le temps dun conte, par le mystère dune transmission. Le Droit du passé parut dans le Figaro en juillet 1884 puis dans deux feuilles survivantistes (85 et 86) avant de figurer dans le recueil LAmour suprême (1886).<o:p></o:p>
à part la date du 21 janvier, erronée puisque la première rencontre Favre-Bismarck eut lieu le 23, le reste est basé sur des éléments réels : Jules Favre avait en effet défendu Naundorff ; la fameuse bague déchaîne encore les hypothèses : conservée au Musée des Archives diplomatiques, elle aurait été « perdue » en juin 1940 Villiers semble avoir eu des documents de première main concernant cette entrevue. Si Jules Favre relate les négociations sans mentionner la bague, il en est par contre question dans un rapport adressé au Gouvernement quelques jours après la signature. Quoi quil en soit, lexactitude des circonstances compte moins que lidée de permanence et Léon Bloy estimait cette nouvelle le seul texte inspiré sur la question. Il en cita un long extrait dans La Chevalière de la Mort.<o:p></o:p>
Le droit du passe
Le 21 janvier 1871, réduit par lhiver, par la faim, par le refoulement des sorties aveugles, Paris, à laspect des positions inexpugnables doù lennemi, presque impunément, le foudroyait, éleva enfin, dun bras fiévreux et sanglant, le pavillon désespéré qui fait signe aux canons de se taire.<o:p></o:p>
Sur une hauteur lointaine, le chancelier de la Confédération germanique observait la capitale ; en apercevant tout à coup ce drapeau, dans la brume glaciale et la fumée, il repoussa, brutalement, lun dans lautre, les tubes de sa lunette dapproche, en disant au prince de Mecklembourg-Schwerin qui se trouvait à côté de lui :<o:p></o:p>
« La bête est morte. »<o:p></o:p>
Lenvoyé du Gouvernement de la Défense nationale, Jules Favre, avait franchi les avant-postes prussiens ; escorté, au milieu des clameurs, à travers les lignes dinvestissement, il était arrivé au quartier-général de larmée allemande. On na pas oublié cette entrevue du Château de Ferrières où, dans une salle obstruée de gravats et de débris, il avait tenté jadis les premières négociations.<o:p></o:p>
Aujourdhui, cétait dans une salle plus sombre et toute royale, où sifflait le vent de neige, malgré les feux allumés, que les deux mandataires ennemis se réapparaissaient.<o:p></o:p>
à certain moment de lentretien, Favre, pensif, assis devant la table, sétait surpris à considérer, en silence, le comte de Bismarck-Schönhausen, qui sétait levé.<o:p></o:p>
La stature colossale du chevalier de lEmpire dAllemagne, en tenue de major général, projetait son ombre sur le parquet de la salle dévastée. à de brusques lueurs du foyer étincelaient la pointe de son casque dacier poli, obombré de léparse crinière blanche, et, à son doigt, le lourd cachet dor, aux armoiries sept fois séculaires, des vidames de lévêché de Halberstadt, plus tard barons : le Trèfle des Bisthums-marke, sur leur vieille devise : In trinitate robur.<o:p></o:p>
Sur une chaise était jeté son manteau de guerre aux larges parements lie de vin, dont les reflets empourpraient sa balafre dune teinte sanglante. Derrière ses talons, enscellés de longs éperons dacier, aux chaînettes bien fourbies, bruissait, par instants, son sabre, largement traîné. Sa tête, au poil roussâtre, de dogue altier, gardant la Maison allemande dont il venait de réclamer la clef, Strasbourg, hélas ! se dressait. De toute la personne de cet homme, pareil à lhiver, sortait son adage : « Jamais assez ! ». Le doigt appuyé sur la table, il regardait au loin, par une croisée, comme si, oublieux de la présence de lambassadeur, il ne voyait plus que sa volonté planer dans la lividité de lespace, pareille à laigle noire de ses drapeaux.<o:p></o:p>
Il avait parlé. Et des redditions darmées et de citadelles, des lueurs de rançons effroyables, des abandons de provinces sétaient laissé entrevoir dans ses paroles Ce fut alors quau nom de lHumanité le ministre républicain voulut faire appel à la générosité du vainqueur, lequel ne devait en ce moment se souvenir, certes ! que de Louis xiv passant le Rhin et savançant sur le sol allemand, de victoire en victoire puis de Napoléon prêt à rayer la Prusse de la carte européenne puis de Lutzen, de Hanau, de Berlin saccagé, dIéna !<o:p></o:p>
Et de lointains roulements dartillerie, pareils aux échos de la foudre, couvrirent la voix du parlementaire, qui, par un sursaut de lesprit, alors se rappela que cétait lanniversaire dun jour où, du haut de léchafaud, le roi de France avait aussi voulu faire appel à la magnanimité de son peuple, lorsque des roulements de tambours couvrirent sa voix !... Malgré lui, Favre tressaillit de cette coïncidence fatale à laquelle, dans le trouble de la défaite, personne navait pensé jusquà cet instant. Cétait, en effet, du 21 janvier 1871 que devait dater, dans lHistoire, louverture de la capitulation de la France laissant tomber son épée.<o:p></o:p>
Et comme si le Destin eût voulu souligner, avec une sorte dironie, le chiffre de cette date régicide, lorsque lambassadeur de Paris eut demandé à son interlocuteur combien de jours de suspension darmes il serait accordé, le chancelier jeta cette officielle réponse :<o:p></o:p>
Vingt et un : pas un de plus <o:p></o:p>
Alors, le cur oppressé par la vieille tendresse que lon a pour sa terre natale, le rude parleur aux joues creuses, au nom douvrier, au masque sévère, baissa le front en gémissant. Deux larmes, pures comme celles que versent les enfants devant leur mère agonisante, bondirent hors de ses yeux dans ses cils et roulèrent, silencieusement, jusquaux coins crispés de ses lèvres ! Car, sil est une illusion que même les plus sceptiques, en France, sentent palpiter avec leur cur, tout à coup, devant les hauteurs de létranger, cest la patrie.<o:p></o:p>
*<o:p></o:p>
* *<o:p></o:p>
Le soir tombait, allumant la première étoile.<o:p></o:p>
Là-bas, de rouges éclairs suivis du grondement des pièces de siège et du crépitement éloigné des feux de bataillons sillonnaient à chaque instant le crépuscule.<o:p></o:p>
Demeuré seul dans cette mémorable salle, après léchange du salut glacé, le ministre de nos affaires étrangères songea pendant quelques instants Et il arriva quau fond de sa mémoire surgit bientôt un souvenir que les concordances, déjà confusément remarquées par lui, rendirent extraordinaire en son esprit.<o:p></o:p>
*<o:p></o:p>
* *<o:p></o:p>
Cétait le souvenir dune histoire trouble, dune sorte de légende moderne quaccréditaient des témoignages, des circonstances et à laquelle lui-même se trouvait étrangement mêlé.<o:p></o:p>
Autrefois, il y avait de longues années ! un malheureux, dune origine inconnue, expulsé dune petite ville de la Prusse saxonne, était apparu, un certain jour, en 1833, dans Paris.<o:p></o:p>
Là, sexprimant à peine en notre langue, exténué, délabré, sans asile ni ressources, il avait osé se déclarer nêtre autre que le fils de Celui dont la tête auguste était tombée le 21 janvier 1793, place de la Concorde, sous la hache du peuple français.<o:p></o:p>
à la faveur, disait-il, dun acte de décès quelconque, dune obscure substitution, dune rançon inconnue, le dauphin de France, grâce au dévouement de deux gentilshommes, sétait positivement échappé des murs du Temple, et lévadé royal cétait lui. Après mille traverses et mille misères, il était revenu justifier de son identité. Nayant trouvé, dans sa capitale, quun grabat de charité, cet homme que nul naccusa de démence, mais de mensonge, parlait du trône de France en héritier légitime. Accablé sous la presque universelle persuasion dune imposture, ce personnage inécouté, repoussé de tous les territoires, sen était allé tristement mourir, lan 1845, dans la ville de Delft, en Hollande.<o:p></o:p>
On eût dit, en voyant cette face morte, que le Destin sétait écrié : Toi, je te frapperai de mes poings au visage, jusquà ce que ta mère ne te reconnaisse plus.<o:p></o:p>
Et voici que, chose plus surprenante encore, les états-Généraux de la Hollande, de lassentiment des chancelleries et du roi Guillaume ii, avaient accordé, tout à coup, à cet énigmatique passant, les funérailles dhonneur dun prince, et avaient approuvé, officiellement, que sur sa pierre tombale fût inscrite cette épitaphe :<o:p></o:p>
« Ci-gît Charles-Louis de Bourbon, duc de Normandie, fils du roi Louis xiv et de Marie-Antoinette dAutriche, xviie du nom, roi de France. »<o:p></o:p>
Que signifiait ceci ?... Ce sépulcre démenti donné au monde entier, à lHistoire, aux convictions les plus assurées se dressait là-bas, en Hollande, comme une chose de rêve à laquelle on ne voulait pas trop penser. <o:p></o:p>
Cette immotivée décision de létranger ne pouvait quaggraver de légitimes défiances : on en maudissait laccusation terrible.<o:p></o:p>
Quoi quil en fût, un jour de lautrefois, cet homme de mystère, de détresse et dexil était venu rendre visite à lavocat déjà célèbre qui devait être, aujourdhui ! le délégué de la France vaincue. En fantastique revenant, il avait sollicité lorateur républicain, lui confiant la défense de son histoire. Et, par un nouveau phénomène, lindifférence initiale, sinon lhostilité même, du futur tribun, sétaient dissipées au premier examen des documents présentés à son appréciation. Bientôt remué, saisi, convaincu (à tort ou à raison, quimporte !), Jules Favre avait pris à cur cette cause quil devait étudier pendant trente années et plaider un jour, avec toute lénergie et les accents dune foi vive. Et, dannée en année, ses relations avec linquiétant proscrit étaient devenues plus amies, si bien quun jour, en Angleterre, où le défenseur était venu visiter son extraordinaire client, celui-ci, se sentant près de la mort lui avait fait présent (en signe dalliance et de reconnaissance profondes) dun vieil anneau fleurdelisé dont il tut la provenance originelle. <o:p></o:p>
Cétait une chevalière dor. Dans une large opale centrale, aux lueurs de rubis, avait été gravé, dabord, le blason de Bourbon : les trois fleurs de lys dor sur champ dazur. Mais, par une sorte de déférence triste, pour quenfin le républicain pût porter, sans trouble, ce gage seulement affectueux, le donateur en avait fait effacer, autant que possible, les armoiries royales.<o:p></o:p>
Maintenant, limage dune Bellone tendant, sur lart fatidique, la flèche, aussi, de son droit divin, voilait de son symbole menaçant, lécusson primordial.<o:p></o:p>
Or, daprès les biographes, cétait une sorte dinspiré, dilluminé, quelquefois, ce prétendant téméraire ! à len croire, Dieu lavait favorisé de visions révélatrices et sa nature était douée dune puissante acuité de pressentiments. Souvent, la mysticité solennelle de ses discours communiquait à sa voix des accents de prophète. Ce fut donc une intonation des plus étranges, et les yeux sur les yeux de son ami, quil ajouta, dans cette soirée dadieu et en lui conférant lanneau, ces singulières paroles :<o:p></o:p>
Monsieur Favre, en cette opale, vous le voyez, est sculptée, comme une statue sur une pierre funéraire, cette figure de la Bellone des vieux âges. Elle traduit ce quelle recouvre. Au nom du roi Louis xvi et de toute une race de rois dont vous avez défendu lhéritage désespéré, portez cet anneau ! Et que leurs mânes outragés pénètrent de leur esprit cette pierre ! Que son talisman vous conduise et quil soit un jour, pour vous, en quelque heure sacrée, le Témoin de leur présence !<o:p></o:p>
Favre a déclaré souvent avoir attribué, alors, à quelque exaltation produite par une trop lourde continuité dépreuves, cette phrase qui lui parut longtemps inintelligible mais à linjonction de laquelle il obéit, toutefois, par respect, en passant à lannulaire de sa main droite, lAnneau prescrit.<o:p></o:p>
Depuis ce soir-là, Jules Favre avait gardé la bague de ce « Louis xvii » à ce doigt de sa main droite. Une sorte docculte influence lavait toujours préservé de la perdre ou de la quitter. Elle était pour lui comme ces emprises de fer que les chevaliers dautrefois gardaient, rivées à leurs bras, jusquà la mort, en témoignage du serment qui les vouait à la défense dune cause. Pour quel but obscur le Sort lui avait-il comme imposé lhabitude de cette relique à la fois suspecte et royale ?... Avait-il donc fallu, enfin ! quà tout prix ceci dût devenir possible que ce républicain prédestiné portât ce Signe à la main, dans la vie, sans savoir où ce Signe le conduisait ?<o:p></o:p>
Il ne sen inquiétait pas : mais, lorsquon essayait de railler, en sa présence, le nom germain de son dauphin doutre-tombe :<o:p></o:p>
Naundorff, Frohsdorff !... murmurait-il pensivement.<o:p></o:p>
Et voici que, par un enchaînement irrésistible, limprévu des événements avait élevé peu à peu lavocat-citoyen jusquà le constituer, tout à coup, le représentant même de la France ! Il avait fallu, pour amener ceci, que lAllemagne fît prisonniers plus de cent cinquante mille hommes, avec leurs canons, leurs armes et leurs drapeaux flottants, avec leurs maréchaux et leur Empereur et maintenant, avec leur capitale ! Et ce nétait pas un rêve.<o:p></o:p>
Cest pourquoi le souvenir de lautre rêve, moins incroyable, après tout, que celui-là, vint hanter M. Jules Favre, pendant un instant, ce soir-là, dans la salle déserte où venaient dêtre débattues les conditions de salut ou plutôt de vie sauve de ses concitoyens.<o:p></o:p>
à présent, atterré, morne, il jetait malgré lui, sur lAnneau transmis à son doigt, des coups dil de visionnaire. Et sous les transparences de lopale frappée de lueurs célestes, il lui semblait voir étinceler, autour de lhéraldique Bellone vengeresse, les vestiges de lantique écusson qui rayonna jadis, au fond des siècles, sur le bouclier de saint Louis.<o:p></o:p>
*<o:p></o:p>
* *<o:p></o:p>
Huit jours après, les stipulations de larmistice ayant été acceptées par ses collègues de la Défense nationale, M. Favre, muni de leur pouvoir collectif, sétait rendu à Versailles pour la signature officielle de cette trêve, qui amenait lépouvantable capitulation.<o:p></o:p>
Les débats étaient clos. M. de Bismarck et M. Jules Favre, sétant relu le Traité, y ajoutèrent, pour conclure, larticle 15, dont la teneur suit :<o:p></o:p>
« Article 15. En foi de quoi les soussignés ont revêtu de leurs signatures et scellé de leurs sceaux les présentes conventions.<o:p></o:p>
Fait à Versailles, le 28 janvier 1871.<o:p></o:p>
Signé : Jules FAVRE. BISMARCK. »<o:p></o:p>
M. de Bismarck, ayant apposé son cachet, pria M. Favre daccomplir la même formalité pour régulariser cette minute, aujourdhui déposée à Berlin aux Archives de lempire dAllemagne.<o:p></o:p>
M. Jules Favre ayant déclaré avoir omis, au milieu des soucis de cette journée, de se munir du sceau de la République française, voulait lenvoyer prendre à Paris.<o:p></o:p>
Ce serait un retard inutile ; répondit M. de Bismarck : votre cachet suffira.<o:p></o:p>
Et, comme sil eût connu ce quil faisait, le Chancelier de Fer indiquait, lentement, au doigt de notre envoyé, lAnneau légué par lInconnu.<o:p></o:p>
à ces inattendues paroles, à cette subite et glaçante mise en demeure du Destin, Jules Favre, presque hagard, et se rappelant le vu prophétique dont cette bague souveraine était pénétrée, regarda fixement, comme dans le saisissement dun vertige, son impénétrable interlocuteur.<o:p></o:p>
Le silence, en cet instant, se fit si profond quon entendit, dans les salles voisines, les heurts secs de lélectricité qui, déjà, télégraphiait la grande nouvelle aux extrémités de lAllemagne et de la terre ; lon entendait aussi les sifflements des locomotives qui déjà transportaient des troupes aux frontières. Favre reporta les yeux sur lAnneau !...<o:p></o:p>
Et il lui sembla que des présences évoquées se dressaient confusément autour de lui dans la vieille salle royale, et quelles attendaient, dans lInvisible, linstant de Dieu.<o:p></o:p>
Alors, comme sil se fut senti le mandataire de quelque expiatoire décret den-haut, il nosa pas, du fond de sa conscience, se refuser à la demande ennemie !<o:p></o:p>
Il ne résista plus à lAnneau qui attirait la main vers le Traité sombre.<o:p></o:p>
Cest juste, dit-il.<o:p></o:p>
Et, au bas de cette page qui devait coûter à la patrie tant de nouveaux flots de sang français, deux vastes provinces, sur parmi les plus belles ! lincendie de la sublime capitale et une rançon plus lourde que le numéraire métallique du monde sur la cire pourpre où la flamme palpitait encore éclairant, malgré lui, les fleurs de lys dor à sa main républicaine Jules Favre, en pâlissant, imprima le sceau mystérieux où, sous la figure dune Exterminatrice oubliée et divine, sattestait, quand même ! lâme soudainement apparue à son heure terrible de la Maison de France.
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Par schwa1 le 30 Octobre 2008 à 12:10
II. Les Soirées de Médan ; <o:p></o:p>
Maupassant<o:p></o:p>
Manifeste de lécole naturaliste, Les Soirées de Médan paraît en 1880. La guerre de 1870 est lunique sujet. Des auteurs, trois ont laissé une uvre (Zola, Maupassant, Huysmans) et trois à peine un nom : Henri Céard, Léon Hennique et Paul Alexis, « élèves obéissants » du naturalisme (dixit Paul Guth). La Saignée (Céard) met en scène le général Trochu et une peu crédible maîtresse devenant patriote ; Après la bataille (Alexis), un prêtre soldat blessé et une jeune veuve qui a lu Sade. Laffaire du grand 7 (Hennique) vient confirmer lincapacité de la prétendue objectivité à rendre la réalité des faits. Toute situation tourne à la platitude. Nous parcourons les «débilitantes pâtures pessimistes».1 Lattaque du moulin de Zola, morne et laborieuse narration dune escarmouche, ne tire personne daffaire. Seuls brillent les deux écrivains qui ne sont pas et ne seront pas naturalistes stricto sensu : Huysmans avec un récit de non-guerre (la colique dun conscrit, Sac-au-dos) et Maupassant dont Boule-de-Suif fut reconnu immédiatement comme un chef-duvre.<o:p></o:p>
Les biographes ne sont pas unanimes : Maupassant, de la classe de 1870, a-t-il devancé lappel en sengageant ? Versé dans lIntendance, il a connu la déroute de Rouen, mais ensuite certains lui font vivre le siège de la capitale, dautres rester au Havre, épargné par linvasion. Quoi quil en soit, outre Boule-de-Suif, il a écrit une petite quinzaine de nouvelles sur la guerre.2 Nous retenons Saint-Antoine, parue dans le Gil Blas en avril 1883 et reprise la même année dans Les Contes de la bécasse. La grosse rigolade qui tourne au cauchemar sur fond de nuit et daboiements est typique de lécrivain. Comparer leffet obtenu par Maupassant, saisissant, à celui que tire Daudet dune situation proche sans sélever au-dessus de lanecdote (Le Prussien de Bélisaire) est instructif et sans appel.<o:p></o:p>
Saint-Antoine
On lappelait Saint-Antoine, parce quil se nommait Antoine, et aussi peut-être parce quil était bon vivant, joyeux, farceur, puissant mangeur et fort buveur, et vigoureux trousseur de servantes, bien quil eût plus de soixante ans.<o:p></o:p>
Cétait un grand paysan du pays de Caux, haut en couleur, gros de poitrine et de ventre, et perché sur de longues jambes qui semblaient trop maigres pour lampleur du corps.<o:p></o:p>
Veuf, il vivait seul avec sa bonne et ses deux valets dans sa ferme quil dirigeait en madré compère, soigneux de ses intérêts, entendu dans les affaires et dans lélevage du bétail, et dans la culture de ses terres. Ses deux fils et ses trois filles mariés avec avantage, vivaient aux environs, et venaient, une fois par mois, dîner avec le père. Sa vigueur était célèbre dans tout le pays dalentour ; on disait, en manière de proverbe : « Il est fort comme Saint-Antoine. »<o:p></o:p>
Lorsque arriva linvasion prussienne, Saint-Antoine, au cabaret, promettait de manger une armée, car il était hâbleur comme un vrai Normand, un peu couard et fanfaron. Il tapait du poing sur la table de bois, qui sautait en faisant danser les tasses et les petits verres, et il criait, la face rouge et lil sournois, dans une fausse colère de bon vivant : « Faudra que jen mange, nom de Dieu ! » Il comptait bien que les Prussiens ne viendraient pas jusquà Tanneville ; mais lorsquil apprit quils étaient à Rautôt, il ne sortit plus de sa maison, et il guettait sans cesse la route par la petite fenêtre de sa cuisine, sattendant à tout moment à voir passer des baïonnettes.<o:p></o:p>
Un matin, comme il mangeait la soupe avec ses serviteurs, la porte souvrit, et le maire de la commune, maître Chicot, parut suivi dun soldat coiffé dun casque noir à pointe de cuivre. Saint-Antoine se dressa dun bond ; et tout son monde le regardait, sattendant à le voir écharper le Prussien ; mais il se contenta de serrer la main du maire qui lui dit : « En vlà un pour toi, Saint-Antoine. Ils sont venus cte nuit. Fais pas de bêtises surtout, vu quils parlent de fusiller et de brûler tout si seulement il arrive la moindre chose. Te vlà prévenu. Donne-li à manger, il a lair dun bon gars. Bonsoir, je vas chez ls autres. Y en a pour tout le monde. » Et il sortit.<o:p></o:p>
Le père Antoine, devenu pâle, regarda son Prussien. Cétait un gros garçon à la chair grasse et blanche, aux yeux bleus, au poil blond, barbu jusquaux pommettes, qui semblait idiot, timide et bon enfant. Le Normand malin le pénétra tout de suite, et, rassuré, lui fit signe de sasseoir. Puis il lui demanda : « Voulez-vous de la soupe ? » Létranger ne comprit pas. Antoine alors eut un coup daudace, et, lui poussant sous le nez une assiette pleine : « Tiens, avale ça, gros cochon. »<o:p></o:p>
Le soldat répondit : « Ya » et se mit à manger goulûment pendant que le fermier triomphant sentant sa réputation reconquise, clignait de lil à ses serviteurs qui grimaçaient étrangement, ayant en même temps grandpeur et envie de rire.<o:p></o:p>
Quand le Prussien eut englouti son assiettée, Saint-Antoine lui en servit une autre quil fit disparaître également ; mais il recula devant la troisième, que le fermier voulait lui faire manger de force, en répétant : « Allons fous-toi ça dans le ventre. Tengraisseras ou tu diras pourquoi, va, mon cochon ! »<o:p></o:p>
Et le soldat, comprenant seulement quon voulait le faire manger tout son saoul, riait dun air content, en faisant signe quil était plein.<o:p></o:p>
Alors Saint-Antoine, devenu tout à fait familier, lui tapa sur le ventre en criant : « Y en a-t-il dans la bedaine à mon cochon ! » Mais soudain il se tordit, rouge à tomber dune attaque, ne pouvant plus parler. Une idée lui était venue qui le faisait étouffer de rire : « Cest ça, cest ça, saint Antoine et son cochon. Vlà mon cochon ! » Et les trois serviteurs éclatèrent à leur tour.<o:p></o:p>
Le vieux était si content quil fit apporter leau-de-vie, la bonne, le fil en dix, et quil en régala tout le monde. On trinqua avec le Prussien, qui claqua de la langue par flatterie, pour indiquer quil trouvait ça fameux. Et Saint-Antoine lui criait dans le nez : « Hein ? En vlà d la fine ! Ten bois pas comme ça chez toi, mon cochon. »<o:p></o:p>
<o:p></o:p>
Dès lors, le père Antoine ne sortit plus sans son Prussien. Il avait trouvé là son affaire, cétait sa vengeance à lui, sa vengeance de gros malin. Et tout le pays, qui crevait de peur, riait à se tordre, derrière le dos des vainqueurs, de la farce de Saint-Antoine. Vraiment, dans la plaisanterie, il navait pas son pareil. Il ny avait que lui pour inventer des choses comme ça. Cré coquin, va !<o:p></o:p>
Il sen allait chez les voisins, tous les jours après midi, bras dessus bras dessous avec son Allemand, quil présentait dun air gai en lui tapant sur lépaule : « Tenez, vlà mon cochon, rgardez-moi sil engraisse, ct animal là. »<o:p></o:p>
Et les paysans sépanouissaient. « Est-il donc rigolo, ce bougre dAntoine ! »<o:p></o:p>
« J te l vends, Césaire, trois pistoles.<o:p></o:p>
Je l prends, Antoine, et j tinvite à manger du boudin.<o:p></o:p>
Mé, c que j veux, cest d ses pieds.<o:p></o:p>
Tâte-li l ventre, tu verras quil na que d la graisse. »<o:p></o:p>
Et tout le monde clignait de lil, sans rire trop haut cependant, de peur que le Prussien devinât à la fin quon se moquait de lui. Antoine seul, senhardissant tous les jours, lui pinçait les cuisses en criant : « Rien qu du gras » ; lui tapait sur le derrière en hurlant : « Tout ça d la couenne » ; lenlevait dans ses bras de vieux colosse capable de porter une enclume en déclarant : « Il pèse six cents, et pas de déchet. »<o:p></o:p>
Et il avait pris lhabitude de faire offrir à manger à son cochon partout où il entrait avec lui. Cétait là le grand plaisir, le grand divertissement de tous les jours : « Donnez-li de c que vous voudrez, il avale tout. » Et on offrait à lhomme du pain et du beurre, des pommes de terre, du fricot froid, de landouille qui faisait dire : « De la vôtre, et du choix. »<o:p></o:p>
Le soldat, stupide et doux, mangeait par politesse, enchanté de ces attentions, se rendait malade pour ne pas refuser ; et il engraissait vraiment, serré maintenant dans son uniforme, ce qui ravissait Saint-Antoine et lui faisait répéter : « Tu sais, mon cochon, faudra te faire faire une autre cage. »<o:p></o:p>
Ils étaient devenus, dailleurs, les meilleurs amis du monde ; et quand le vieux allait à ses affaires dans les environs, le Prussien laccompagnait de lui-même pour le seul plaisir dêtre avec lui.<o:p></o:p>
Le temps était rigoureux ; il gelait dur ; le terrible hiver de 1870 semblait jeter ensemble tous les fléaux sur la France.<o:p></o:p>
Le père Antoine, qui préparait les choses de loin et profitait des occasions, prévoyant quil manquerait de fumier pour les travaux du printemps, acheta celui dun voisin qui se trouvait dans la gêne ; et il fut convenu quil irait chaque soir avec son tombereau chercher une charge dengrais.<o:p></o:p>
Chaque jour donc il se mettait en route à lapproche de la nuit et se rendait à la ferme des Haules, distante dune demi-lieue, toujours accompagné de son cochon. Et chaque jour cétait une fête de nourrir lanimal. Tout le pays accourait là comme on va, le dimanche, à la grandmesse.<o:p></o:p>
Le soldat, cependant, commençait à se méfier ; et quand on riait trop fort il roulait des yeux inquiets qui, parfois, sallumaient dune flamme de colère.<o:p></o:p>
Or, un soir, quand il eut mangé à sa contenance, il refusa davaler un morceau de plus ; et il essaya de se lever pour sen aller. Mais Saint-Antoine larrêta dun tour de poignet, et lui posant ses deux mains puissantes sur les épaules il le rassit si durement que la chaise sécrasa sous lhomme.<o:p></o:p>
Une gaieté de tempête éclata ; et Antoine, radieux, ramassant son cochon, fit semblant de le panser pour le guérir ; puis il déclara : « Puisque tu n veux pas manger, tu vas boire, nom de Dieu ! » Et on alla chercher de leau-de-vie au cabaret.<o:p></o:p>
Le soldat roulait des yeux méchants : mais il but néanmoins ; il but tant quon voulut ; et Saint-Antoine lui tenait la tête, à la grande joie des assistants. <o:p></o:p>
Le Normand, rouge comme une tomate, le regard en feu, emplissait les verres, trinquait en gueulant : « à la tienne ! » Et le Prussien, sans prononcer un mot, entonnait coup sur coup des lampées de cognac.<o:p></o:p>
Cétait une lutte, une bataille, une revanche ! à qui boirait le plus, nom dun nom ! Ils nen pouvaient ni lun ni lautre quand le litre fut séché. Mais aucun des deux nétait vaincu. Ils sen allaient manche à manche, voilà tout. Faudrait recommencer le lendemain !<o:p></o:p>
Ils sortirent en titubant et se mirent en route, à côté du tombereau de fumier que traînaient lentement les deux chevaux.<o:p></o:p>
La neige commençait à tomber, et la nuit sans lune séclairait tristement de cette blancheur morte des plaines. Le froid saisit les deux hommes, augmentant leur ivresse, et Saint-Antoine, mécontent de navoir pas triomphé, samusait à pousser lépaule de son cochon pour le faire culbuter dans le fossé. Lautre évitait les attaques par des retraites ; et, chaque fois, il prononçait quelques mots allemands sur un ton irrité qui faisait rire aux éclats le paysan. à la fin, le Prussien se fâcha ; et juste au moment où Antoine lui lançait une nouvelle bourrade, il répondit par un coup de poing terrible qui fit chanceler le colosse.<o:p></o:p>
Alors, enflammé deau-de-vie, le vieux saisit lhomme à bras le corps, le secoua quelques secondes comme il eût fait dun petit enfant, et il le lança à toute volée de lautre côté du chemin. Puis, content de cette exécution, il croisa les bras pour rire de nouveau.<o:p></o:p>
Mais le soldat se releva vivement, nu-tête, son casque ayant roulé, et dégainant son sabre, il se précipita sur le père Antoine.<o:p></o:p>
Quand il vit cela, le paysan saisit son fouet par le milieu, son grand fouet de houx, droit, fort et souple comme un nerf de buf.<o:p></o:p>
Le Prussien arriva, le front baissé, larme en avant, sûr de tuer. Mais le vieux, attrapant à pleine main la lame dont la pointe allait lui crever le ventre, lécarta, et il frappa dun coup sec sur la tempe, avec la poignée du fouet, son ennemi qui sabattit à ses pieds.<o:p></o:p>
Puis il regarda, effaré, stupide détonnement, le corps dabord secoué de spasmes, puis immobile sur le ventre. Il se pencha, le retourna, le considéra quelque temps. Lhomme avait les yeux clos ; et un filet de sang coulait dune fente au coin du front. Malgré la nuit, le père Antoine distinguait la tache brune de ce sang sur la neige.<o:p></o:p>
Il restait là, perdant la tête, tandis que son tombereau sen allait toujours, au pas tranquille des chevaux.<o:p></o:p>
Quallait-il faire ? Il serait fusillé ! On brûlerait sa ferme, on ruinerait le pays ! Que faire ? Comment cacher le corps, cacher la mort, tromper les Prussiens ? Il entendit des voix au loin, dans le grand silence des neiges. Alors, il saffola, et, ramassant le casque, il recoiffa sa victime ; puis, lempoignant par les reins, il lenleva, courut, rattrapa son attelage et lança le corps sur le fumier. Une fois chez lui, il aviserait.<o:p></o:p>
Il allait à petits pas, se creusant la cervelle, ne trouvant rien. Il se voyait, il se sentait perdu. Il rentra dans sa cour. Une lumière brillait à une lucarne, sa servante ne dormait pas encore ; alors il fit vivement reculer sa voiture jusquau bord du trou à lengrais. Il songeait quen renversant la charge, le corps posé dessus tomberait dessous dans la fosse ; et il fit basculer le tombereau.<o:p></o:p>
Comme il lavait prévu, lhomme fut enseveli sous le fumier. Antoine aplanit le tas avec sa fourche, puis la planta dans la terre à côté. Il appela son valet, ordonna de mettre les chevaux à lécurie ; et il rentra dans sa chambre.<o:p></o:p>
Il se coucha, réfléchissant toujours à ce quil allait faire, mais aucune idée ne lilluminait, son épouvante allait croissant dans limmobilité du lit. On le fusillerait ! il suait de peur ; ses dents claquaient ; il se releva grelottant, ne pouvant plus tenir dans ses draps.<o:p></o:p>
Alors il descendit à la cuisine, prit la bouteille de fine dans le buffet, et remonta. Il but deux grands verres de suite jetant une ivresse nouvelle par-dessus lancienne, sans calmer langoisse de son âme. Il avait fait là un joli coup, nom de Dieu dimbécile !<o:p></o:p>
Il marchait maintenant de long en large, cherchant des ruses, des explications et des malices ; et, de temps en temps, il se rinçait la bouche avec une gorgée de fil en dix pour se mettre du cur au ventre.<o:p></o:p>
Et il ne trouvait rien. Mais rien.<o:p></o:p>
Vers minuit, son chien de garde, une sorte de demi-loup quil appelait « Dévorant », se mit à hurler à la mort. Le père Antoine frémit jusque dans les moelles ; et, chaque fois que la bête reprenait son gémissement lugubre et long, un frisson de peur courait sur la peau du vieux.<o:p></o:p>
Il sétait abattu sur une chaise, les jambes cassées, hébété, nen pouvant plus, attendant avec anxiété que « Dévorant » recommençât sa plainte, et secoué par tous les sursauts dont la terreur fait vibrer nos nerfs.<o:p></o:p>
Lhorloge den bas sonna cinq heures. Le chien ne se taisait pas. Le paysan devenait fou. Il se leva pour aller déchaîner la bête, pour ne plus lentendre. Il descendit, ouvrit la porte, savança dans la nuit.<o:p></o:p>
La neige tombait toujours. Tout était blanc. Les bâtiments de la ferme faisaient de grandes taches noires. Lhomme sapprocha de la niche. Le chien tirait sur sa chaîne. Il le lâcha. Alors « Dévorant » fit un bond, puis sarrêta net, le poil hérissé, les pattes tendues, les crocs au vent, le nez tourné vers le fumier.<o:p></o:p>
Saint-Antoine, tremblant de la tête au pieds, balbutia : « Qué qu tas donc, sale rosse ? » et il avança de quelques pas, fouillant de lil lombre indécise, lombre terne de la cour.<o:p></o:p>
Alors il vit une forme, une forme dhomme assis sur son fumier !<o:p></o:p>
Il regardait cela, perclus dhorreur et haletant. Mais, soudain, il aperçut auprès de lui le manche de sa fourche piquée dans la terre ; il larracha du sol ; et, dans un de ces transports de peur qui rendent téméraires les plus lâches, il se rua en avant, pour voir.<o:p></o:p>
Cétait lui, son Prussien, sorti fangeux de sa couche dordure qui lavait réchauffé, ranimé. Il sétait assis machinalement, et il restait là, sous la neige qui le poudrait, souillé de saleté et de sang, encore hébété par livresse, étourdi par le coup, épuisé par sa blessure.<o:p></o:p>
Il aperçut Antoine, et, trop abruti pour rien comprendre, il fit un mouvement afin de se lever. Mais le vieux, dès quil leut reconnu, écuma ainsi quune bête enragée.<o:p></o:p>
Il bredouillait : « Ah ! cochon ! cochon ! tes pas mort ! Tu vas me dénoncer, à ctheure Attends attends ! »<o:p></o:p>
Et sélançant sur lAllemand, il jeta en avant de toute la vigueur de ses deux bras sa fourche levée comme une lance, et il lui enfonça jusquau manche les quatre pointes de fer dans la poitrine.<o:p></o:p>
Le soldat se renversa sur le dos en poussant un long soupir de mort, tandis que le vieux paysan, retirant son arme des plaies, la replongeait coup sur coup dans le ventre, dans lestomac, dans la gorge, frappant comme un forcené, trouant de la tête aux pieds le corps palpitant dont le sang fuyait par gros bouillons.<o:p></o:p>
Puis il sarrêta, essoufflé de la violence de sa besogne, aspirant lair à grandes gorgées, apaisé par le meurtre accompli.<o:p></o:p>
Alors, comme les coqs chantaient dans les poulaillers et comme le jour allait poindre, il se mit à luvre pour ensevelir lhomme.<o:p></o:p>
Il creusa un trou dans le fumier, trouva la terre, fouilla plus bas encore, travaillant dune façon désordonnée, dans un emportement de force avec des mouvements furieux des bras et de tout le corps.<o:p></o:p>
Lorsque la tranchée fut assez creuse, il roula le cadavre dedans, avec la fourche, rejeta la terre dessus, la piétina longtemps, remit en place le fumier, et il sourit en voyant la neige épaisse qui complétait sa besogne, et couvrait les traces de son voile blanc.<o:p></o:p>
Puis il repiqua sa fourche sur le tas dordure et rentra chez lui. Sa bouteille encore à moitié pleine deau-de-vie était restée sur la table. Il la vida dune haleine, se jeta sur son lit, et sendormit profondément.<o:p></o:p>
Il se réveilla dégrisé, lesprit calme et dispos, capable de juger le cas et de prévoir lévénement.<o:p></o:p>
Au bout dune heure il courait le pays en demandant partout des nouvelles de son soldat. Il alla trouver les officiers, pour savoir, disait-il, pourquoi on lui avait repris son homme.<o:p></o:p>
Comme on connaissait leur liaison, on ne le soupçonna pas ; et il dirigea même les recherches en affirmant que le Prussien allait chaque soir courir le cotillon.<o:p></o:p>
Un vieux gendarme en retraite, qui tenait une auberge dans le village voisin et qui avait une jolie fille, fut arrêté et fusillé.
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Par schwa1 le 30 Octobre 2008 à 12:07
Contes et nouvelles de la guerre de 1870
La guerre de 1870 a eu peu de retombées romanesques (La Débâcle de Zola ; Souvenirs dun blessé, dHector Malot ; Le Désastre, des frères Margueritte, mais ceux-ci ny étaient pas) et guère plus dans le registre de la nouvelle. Les témoignages et récits directs ont eu plus de succès, les nombreuses rééditions de louvrage de Ludovic Halévy en font foi. <o:p></o:p>
Par ailleurs le siège de Paris a davantage marqué les esprits que linvasion et les campagnes, celles-ci peu glorieuses au total étaient plus sujettes à être oubliées que la résistance de Paris, qui, malgré la capitulation finale, restait un acte héroïque auquel les habitants avaient pris part. La Commune et la guerre civile, brève, violente, qui sensuivirent, marquèrent durablement les esprits et contribuèrent à éloigner les faits de guerre. Et les pensées se cristallisèrent sur la perte de lAlsace et de la Lorraine.
Le rayonnage des nouvelles et contes inspirés par 1870 est donc mince. Quatre noms demeurent, chronologiquement : Alphonse Daudet, Guy de Maupassant, Auguste Villiers de lIsle-Adam, Léon Bloy. Leurs uvres, sous cet angle, ont été peu lues et encore moins rapprochées. Les actes dun colloque sont à cet égard significatifs, se limitant à linfluence de la guerre et de la défaite sur la pensée de Gobineau, Taine et Barrès, à Malot romancier et, unique nouvelliste, Huysmans. Il nest pas question des écrivains de la guerre de 1870.
I. A. Daudet,<o:p></o:p>
Contes du lundi<o:p></o:p>
A. Daudet publie les Contes du lundi en 1873, recueil de texte parus dans Le Soir dès 71-72, désordonné : les provinces perdues, le siège, la guerre, la Commune et bien dautres choses encore telles que des fantaisies, des caprices et des souvenirs. Le siège tient une grande place, Daudet ayant participé à la défense de Paris en tant que garde national. Mais les deux contes restés célèbres : La dernière classe et Les trois messes basses, sont hors guerre, signe de refoulement. Les récits de guerre sont pourtant exemplaires, car ils fixent les thèmes qui se retrouveront chez Maupassant et Bloy : héroïsme et initiative individuelle (Le porte-drapeau), rapports entre civils français et soldats prussiens (Le Prussien de Bélisaire), incurie du haut commandement avec La partie de billard, que nous donnons ci-après. On sait daprès les carnets de Daudet que le maréchal visé dans ce conte est Bazaine, reconnaissable à sa passion pour le billard. En le choisissant comme « mauvais chef », A. Daudet ne fait que se conformer à lopinion du temps qui voit en Bazaine le traître qui a perdu la France. (Le Maréchal passa en conseil de guerre fin 1873 et sa condamnation à mort fut commuée en vingt années de réclusion. On verra plus loin comment Léon Bloy lui rendit justice.)<o:p></o:p>
Le Billard <o:p></o:p>
Comme on se bat depuis deux jours et quils ont passé la nuit sac au dos sous une pluie torrentielle, les soldats sont exténués. Pourtant voilà trois mortelles heures quon les laisse se morfondre, larme au pied, dans les flaques des grandes routes, dans la boue des champs détrempés.<o:p></o:p>
Alourdis par la fatigue, les nuits passées, les uniformes pleins deau, ils se serrent les uns contre les autres pour se réchauffer, pour se soutenir. Il y en a qui dorment tout debout, appuyés au sac dun voisin, et la lassitude, les privations se voient mieux sur ces visages détendus, abandonnés dans le sommeil. La pluie, la boue, pas de feu, pas de soupe, un ciel bas et noir, lennemi quon sent tout autour. Cest lugubre <o:p></o:p>
Quest-ce quon fait là. Quest-ce qui se passe ?<o:p></o:p>
Les canons, la gueule tournée vers le bois, ont lair de guetter quelque chose. Les mitrailleuses embusquées regardent fixement lhorizon. Tout semble prêt pour une attaque. Pourquoi nattaque-t-on pas ? Quest-ce quon attend ?...<o:p></o:p>
On attend des ordres, et le quartier général nen envoie pas.<o:p></o:p>
Il nest pas loin cependant le quartier général. Cest ce beau château Louis XIII dont les briques rouges, lavées par la pluie, luisent à mi-côte entre les massifs. Vraie demeure princière, bien digne de porter le fanion dun maréchal de France. Derrière un grand fossé et une rampe de pierre qui les séparent de la route, les pelouses montent tout droit jusquau perron, unies et vertes, bordées de vases fleuris. De lautre côté, du côté intime de la maison, les charmilles font des trouées lumineuses, la pièce deau où nagent des cygnes sétale comme un miroir, et sous le toit en pagode dune immense volière, lançant des cris aigus dans le feuillage, des paons, des faisans dorés battent des ailes et font la roue. Quoique les maîtres soient partis, on ne sent pas là labandon, le grand lâchez-tout de la guerre. Loriflamme du chef de larmée a préservé jusquaux moindres fleurettes des pelouses, et cest quelque chose de saisissant de trouver, si près du champ de bataille, ce calme opulent qui vient de lordre des choses, de lalignement correct des massifs, de la profondeur silencieuse des avenues.<o:p></o:p>
La pluie, qui tasse là-bas de si vilaine boue sur les chemins et creuse des ornières si profondes, nest plus ici quune ondée élégante, aristocratique, avivant la rougeur des briques, le vert des pelouses, lustrant les feuilles des orangers, les plumes blanches des cygnes. Tout reluit, tout est paisible. Vraiment, sans le drapeau qui flotte à la crête du toit, sans les deux soldats en faction devant la grille, jamais on ne se croirait au quartier général. Les chevaux reposent dans les écuries. çà et là on rencontre des brosseurs, des ordonnances en petite tenue flânant aux abords des cuisines, ou quelque jardinier en pantalon rouge promenant tranquillement son râteau dans le sable des grandes cours.<o:p></o:p>
La salle à manger, dont les fenêtres donnent sur le perron, laisse voir une table à moitié desservie, des bouteilles débouchées, des verres ternis et vides, blafards sur la nappe froissée, toute une fin de repas, les convives partis. Dans la pièce à côté, on entend des éclats de voix, des rires, des billes qui roulent, des verres qui se choquent. Le maréchal est en train de faire sa partie, et voilà pourquoi larmée attend des ordres. Quand le maréchal a commencé sa partie, le ciel peut bien crouler, rien au monde ne saurait lempêcher de la finir.<o:p></o:p>
Le billard !<o:p></o:p>
Cest sa faiblesse à ce grand homme de guerre. Il est là, sérieux comme à la bataille, en grande tenue, la poitrine couverte de plaques, lil brillant, les pommettes enflammées, dans lanimation du repas, du jeu, des grogs. Ses aides de camp lentourent, empressés, respectueux, se pâmant dadmiration à chacun de ses coups. Quand le maréchal fait un point, tous se précipitent vers la marque ; quand le maréchal a soif, tous veulent lui préparer son grog. Cest un froissement dépaulettes et de panaches, un cliquetis de croix et daiguillettes, et de voir tous ces jolis sourires, ces fines révérences de courtisans, tant de broderies et duniformes neufs, dans cette haute salle à boiseries de chêne, ouverte sur des parcs, sur des cours dhonneur, cela rappelle les automnes de Compiègne et repose un peu des capotes souillées qui se morfondent là-bas, au long des routes, et font des groupes si sombres sous la pluie.<o:p></o:p>
Le partenaire du maréchal est un petit capitaine détat-major, sanglé, frisé, ganté de clair, qui est de première force au billard et capable de rouler tous les maréchaux de la terre, mais il sait se tenir à une distance respectueuse de son chef, et sapplique à ne pas gagner, à ne pas perdre non plus trop facilement. Cest ce quon appelle un officier davenir <o:p></o:p>
« Attention, jeune homme, tenons-nous bien. Le maréchal en a quinze et vous dix. Il sagit de mener la partie jusquau bout comme cela, et vous aurez fait plus pour votre avancement que si vous étiez dehors avec les autres, sous ces torrents deau qui noient lhorizon, à salir votre bel uniforme, à ternir lor de vos aiguillettes, attendant des ordres qui ne viennent pas. »<o:p></o:p>
Cest une partie vraiment intéressante. Les billes courent, se frôlent, croisent leurs couleurs. les bandes rendent bien, le tapis séchauffe Soudain la flamme dun coup de canon passe dans le ciel. Un bruit sourd fait trembler les vitres. Tout le monde tressaille ; on se regarde avec inquiétude.<o:p></o:p>
Seul le maréchal na rien vu, rien entendu : penché sur le billard, il est en train de combiner un magnifique effet de recul ; cest son fort, à lui, les effets de recul !...<o:p></o:p>
Mais voilà un nouvel éclair, puis un autre. Les coups de canons se succèdent, se précipitent. Les aides de camp courent aux fenêtres. Est-ce que les Prussiens attaqueraient ?<o:p></o:p>
« Eh bien, quils attaquent ! dit la maréchal en mettant du blanc à vous de jouer, capitaine. »<o:p></o:p>
Létat-major frémit dadmiration. Turenne endormi sur un affût nest rien auprès de ce maréchal, si calme devant son billard au moment de laction Pendant ce temps, le vacarme redouble. Aux secousses du canon se mêlent les déchirements des mitrailleuses, les roulements des feux de peloton. Une buée rouge, noire sur les bords, monte au bout des pelouses. Tout le fond du parc est embrasé. Les paons, les faisans effarés clament dans la volière ; les chevaux arabes, sentant la poudre, se cabrent au fond des écuries. Le quartier général commence à sémouvoir. Dépêches sur dépêches. Les estafettes arrivent à bride abattue. On demande le maréchal.<o:p></o:p>
Le maréchal est inabordable. Quand je vous disais que rien ne pourrait lempêcher dachever sa partie.<o:p></o:p>
« à vous de jouer, capitaine. »<o:p></o:p>
Mais le capitaine a des distractions. Ce que cest pourtant que dêtre jeune ! Le voilà qui perd la tête, oublie son jeu et fait coup sur coup deux séries, qui lui donnent presque partie gagnée. Cette fois le maréchal devient furieux. La surprise, lindignation éclatent sur son mâle visage. Juste à ce moment, un cheval lancé ventre à terre sabat dans la cour. Un aide de camp couvert de boue force la consigne, franchit le perron dun saut : « Maréchal ! maréchal !... » Il faut voir comme il est reçu Tout bouffant de colère et rouge comme un coq, le maréchal paraît à la fenêtre, sa queue de billard à la main :<o:p></o:p>
« Quest-ce quil y a ?... Quest-ce que cest ?... Il ny a donc pas de factionnaire par ici ?<o:p></o:p>
Mais, maréchal <o:p></o:p>
Cest bon Tout à lheure Quon attende mes ordres, nom d D ! »<o:p></o:p>
Et la fenêtre se referme avec violence.<o:p></o:p>
Quon attende ses ordres !<o:p></o:p>
Cest bien ce quils font, les pauvres gens. Le vent leur chasse la pluie et la mitraille en pleine figure. Des bataillons entiers sont écrasés, pendant que dautres restent, inutiles, larme au bras, sans pouvoir se rendre compte de leur inaction. Rien à faire. On attend des ordres Par exemple, comme on na pas besoin dordres pour mourir, les hommes tombent par centaines derrière les buissons, dans les fossés, en face du grand château silencieux. Même tombés, la mitraille les déchire encore, et par leurs blessures ouvertes coule sans bruit le sang généreux de la France Là-haut, dans la salle du billard, cela chauffe terriblement : le maréchal a repris son avance ; mais le petit capitaine se défend comme un lion <o:p></o:p>
Dix-sept ! dix-huit ! dix-neuf !...<o:p></o:p>
à peine a-t-on le temps de marquer les points. Le bruit de la bataille se rapproche. Le maréchal ne joue plus que pour un. Déjà des obus arrivent dans le parc. En voilà un qui éclate au-dessus de la pièce deau. Le miroir séraille ; un cygne nage, épeuré, dans un tourbillon de plumes sanglantes. Cest le dernier coup <o:p></o:p>
Maintenant, un grand silence. Rien que la pluie qui tombe sur les charmilles, un roulement confus au bas du coteau, et, par les chemins détrempés, quelque chose comme le piétinement dun troupeau qui se hâte Larmée est en pleine déroute. Le maréchal a gagné sa partie.<o:p></o:p>
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