•  Idées & Langages

    par G. Lindenberger

    RELIGIEUX

    Créatif.

    - Les équipes liturgiques du diocèse de Nevers sont pleines d’inventivité. Leur dernière création s’intitule Remise des Actes en la fête du Christ-Roi, sorte de mystère dont la première a eu lieu le dimanche 25 novembre. Cette saynète demande la fabrication d’un tombeau (photo ci-dessous, toute ressemblance avec autre chose serait pure maladresse) et du matériel tel qu’un narrateur, des enfants et des corbeilles (sic). Après différentes péripéties narratives, voici «un groupe d’enfants, debout tête baissée, regroupés en cercle devant l’autel. Ils redressent la tête et les bras lentement vers le ciel [adaptation de la salutation au soeil des yogis?] en tenant dans leurs mains une flamme très colorée sur laquelle est écrit: «Vous serez mes témoins.» à l’offertoire défile «une procession des offrandes avec des paniers contenant les Actes des Apôtres.» On peut, au moment du Notre Père, «faire venir les personnes d’origine étrangère autour de l’autel, pour réciter ensemble, chacun dans sa langue, cette prière, sans oublier la langue des signes.» Certains gestes d’honneur à l’attention des liturgistes sont-ils possibles?

    Vital. -

    Le synode du diocèse d’Angers s’est achevé. La charte rédigée par Mgr Bruguès reprend les huit principes dégagés lors des concertations, avec les décisions afférentes. Entre autres bêtises, les chrétiens sont appelés à relever «les défis propres à notre époque, clairement identifiés: la mondialisation et la protection de l’environnement.» La mondialisation «devrait favoriser l’émergence d’une conscience universelle où l’emporteraient la solidarité internationale et le respect de l’étranger.» En ce qui concerne les jeunes, «deux valeurs éducatives ont été privilégiées: l’éducation affective et sexuelle, et l’apprentissage de la vie en équipe». L’évêque prend sur lui d’y ajouter «la formation à l’intériorité et à la vie spirituelle». On voudrait ne pas rire...

    Symbolique. -

    Une installation au pied de l’autel de Savennières (49): sparterie ethnique, cierges, poteries, cailloux, ces derniers sont-ils des supports de méditation façon bouddhisme tibétain?

    Utile. -

    Une prière «Pour transmettre ta Parole, Seigneur», éditée par les œuvres Pontificales Missionnaires (dont le logo en rappelle un autre) : «Ouvre mes yeux, qu’ils ne voient plus des enfants noirs, jaunes ou blancs, mais des enfants du monde. Ouvre mes oreilles, qu’elles n’entendent plus l’anglais, le chinois ou le français, mais la langue de l’amitié...» Dernier verset: «Ouvre mon intelligence...», une sorte de miracle.


    SOCIAL

    Banal.

    - Le bulletin municipal du 4e arr. (Centre Ville n°50) est consacré à «l’étranger, le voisin, l’autre». Dominique Bertinotti, notre maire, «se félicite d’appartenirà un arrondissement qui est la confluence d’origines, d’inspirations et de choix de vie différents...» La maire PS parle comme un curé.

    Mineur

    . - Pour une fois, le terme jeune n’est pas usurpé: "Arrêté à 8 ans pour cambriolage" (dans 20 minutes du 12 novembre). "Les policiers ont interpelé jeudi deux très jeunes frères, âgés de 8 et 13 ans, soupçonnés d’avoir cambriolé une école primaire de Versailles." Le plus drôle est qu’ils n’ont pas été appréhendés après enquête, mais après avoir caillassé des policiers...

    Métissé. -

    Lu dans Matinplus du 3 décembre l’histoire de Jacques S., dont la fille a été kidnappée par sa grand-mère algérienne. "Bien que l’enfant soit de nationalité exlusivement française, sa grand-mère estime qu’elle "appartient" à l’Algérie, pays musulman." Une brave femme, certainement, victime de préjugés, car la France, après tout... Son gendre en reste tout songeur, lui qui "s’était converti à l’islam en 2001 pour épouser Farah B."


    INTELLECTUEL

    Littéraire. -

    Un titre : Le Bestiaire des Animaux. Et la faune zoologique, dans tout ça?

    Philosophique

    - Dans le gratuit Paru Vendu du 8 nov., un article sur le Feng Shui, sagesse chinoise qui «enseigne une méthode ancestrale afin d’atteindre la plénitude physique, morale et intellectuelle en agissant sur l’aménagement de notre lieu de vie.» Mazette. Un exemple? «Selon les principes du Feng Shui, la cuisine est associée à la nourriture.» Moment de sapience.

    Artistique.

    - Un programme d’Art Thérapie. Le stage Intuition, Inspiration permet de "rétablir par résonance le lien intime entre le corps & l’esprit, la capacité originelle d’être à chaque instant dans l’ici-maintenant d’une conscience unifiée"... Le stage Traces & empreintes a pour objectif de "déposer le Lourd, l’Ancien pour les apaiser, transformer notre réalité en signes qui font Sens, accueillir le Silence, le Vide pour faire le Plein." Un Plein à 900 euros par stage, voilà qui a du Sens.

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  • Hiérarchie d'un sanctuaire roman,

    Saint-Rémy-la-Varenne,

    par Samuel

    De nombreux abonnés se sont inquiétés qu’il soit moins question d’art roman dans notre bulletin, depuis quelque temps. Que la présente étude les rassure et qu’ils sachent qu’il en viendra d’autres.

    L’église de Saint-Rémy-la-Varenne sur les bords de Loire faisait partie à l’origine d’un prieuré dépendant de l’abbaye Saint-Aubin d’Angers, prieuré qui a été récemment profondément rénové. Elle est de nos jours église communale, appartenant au nombre des « églises accueillantes en Anjou » (heureuse initiative diocésaine) et comme telle fermée en hiver. Je voulais y passer encore une fois au cours de la rédaction de cette étude, début décembre. L’église était fermée. Un lambeau d’information, affiche délavée, remontait à 2004. Dans le premier bar, ma demande des clefs éveilla l’angoisse des consommateurs, qui buvaient leur retraite et nos cotisations sociales. Le patron du second, fort sympathique, à qui je demandais où était la mairie dans l’espoir que les clefs y fussent à disposition, commença à m’expliquer la séparation de l’église et de l’état. La porte de la mairie à laquelle je frappai après vérification des horaires d’ouverture ne s’ouvrit point. N’est-ce pas désolant ?

    I. Architecture

    Les informations sur l’église sont succinctes. La brève notice que lui consacre Anjou roman indique la partie inférieure des murs de la nef date du XIe, le beau chevet du XIIe, partie qui retiendra notre attention : « Le chœur est très profond et se développe sur deux travées. Il est voûté en berceau brisé sur doubleaux. […] Les fenêtres [de l’abside] sont percées au fond d’un riche ébrasement composé, de l’extérieur vers l’intérieur, d’un cintre non mouluré, et de deux archivoltes dont les angles sont amortis en boudin, ces trois éléments étant reçus par autant de colonnettes. » (ill. 1 & 2)

    Trois particularités manquent à cette description. A) Les appuis inférieurs des baies sont à redan (en marches d’escalier). B) La hiérarchie de l’ensemble n’est pas soulignée : les trois baies de l’abside sont rassemblées par une arcature retombant sur des colonnes, vient ensuite, pour chacune, un arc à boudin retombant sur une colonnette et enfin un arc nu retombant sur une colonnette identique. (ill. 3) C) Les quatre colonnes ont été amputées de leur tiers inférieur. Désormais appuyées sur un culot fort laid, elles montaient nécessairement de fond, donnant la note verticale d’un ensemble pour le reste très horizontal – trop à cause de ce remaniement malheureux, qui affecte aussi les colonnes d’entrée de l’abside. (ill. 2 & 3)

    Les origines et l’originalité du sanctuaire de Saint-Rémy-la-Varenne apparaissent lorsqu’on le rapproche d’autres églises des bords de Loire angevins, en amont et en aval. A) Les absidioles du transept de Fontevraud ont trois baies reliées par une arcature et des appuis à redan. B) Les absidioles de Cunault et l’abside de Savennières (ill. 4) présentent des baies reliées par une arcature principale, chacune ayant des colonnettes comme piédroit. Cunault, Savennières et Saint-Rémy-la-Varenne ont une voûte absidale moins élevé que la voûte du chœur, le passage du chœur à l’abisde se faisant par un rétrécissement que signale une colonne. C) L’abside de Brion présente une arcature principale retombant sur des colonnes géminées (parti pris dans cette église de géminer les supports principaux), puis deux arcs retombant sur des colonnettes de même diamètre formant piédroit (ill. 5). [...]

    Lisez l'intégralité de cet article 

    illustré de 22 photographies exclusives

    dans lovendrin 21.


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  • Remarques sur la langue de Courbet

    par Amédée Schwa

    L'importante exposition Courbet au Grand Palais

      (qui se termine le 28 janvier prochain) nous a suggéré de relire sa correspondance, volumineuse puisque l’ensemble des lettres conservées représente plus de six cents pages.1  Elles vont de fin 1837, alors que Gustave, âgé de dix-huit ans, entre au collège de Besançon, à 1877 huit jours avant sa mort en Suisse.

    D’un style très vivant, les lettres de Courbet appellent des remarques d’ordre lexical essentiellement.2

    I. Mots non signalés par l’éditeur.

    a.- « … il a fallu pour ne pas rester sans feu tout l’hiver que chaque élève donne une quarantaine de sous pour faire acheter du bois, amodier des fourneaux et payer le feutier. » (p. 18, à ses parents, oct.-nov. 1837) : « amodier » signifie louer mais s’emploie ordinairement pour une terre ou une mine. Le terme de « feutier » est utilisé pour désigner le sacristain chargé des cierges dans un sanctuaire (encore en usage à Lourdes, par exemple), mais s’employait aussi pour désigner l’homme chargé du chauffage dans un établissement.

    b.-« Elle n’a qu’à dire à mon père d’aller lui chercher du papier à Besançon et un gypseur fera le reste » (p. 64, à ses parents, août 1846) : terme suisse signifiant « plâtrier, tapissier », proche du français « gypsier » : ouvrier plâtrier.

    g.- « Le pauvre malheureux Thomas a succombé sous le brutisme du jury, chose singulière, le tribunal était pour lui, et moins réac que le jury. » (p. 91, à Max Buchon, mai 1850) C’est Vallès qui, en 1848, a lancé l’abréviation « réac ». Quant à brutisme, c’est un mot créé par Saint-Simon (1825), signifiant : « conception mécanique des phénomènes utilisés notamment par Espinas pour illustrer sa thèse cartésienne des animaux-machines ». S’applique ici à la ‘bêtise automatique’ des jurés ?

    d.- « … je me prosterne à tes genoux, ma vieille gonze, mais réponds-moi aussitôt que tu le pourras car il faut que j’écrive à Francfort. » (p. 124, à Louis Français, février 1855) On a gardé le féminin gonzesse, fait sur le mot gonze servant au masculin et au féminin (de l’italien gonzo, individu stupide).

    e.- « … je ne sais s’il a peur des communalistes ? » (p. 407, à J. Castagnary, mars 1872). Doublet de « communard ». Le mot s’emploie aujourd’hui pour désigner l’idéologie ayant abouti à la Commune.

    II. Mots signalés par [?], [sic] ou en italiques.

    a.- « J’en reviens maintenant à ce platisson de Jean-Pierre Coulet. » (p. 61, à ses parents, avril 1846) : terme dépréciatif, ce Coulet étant un menteur et un emprunteur. Origine inconnue.

    b.- « C’est au contraire un triomphe qui s’accommode fort peu avec les racontottes que tu me fais. » (p. 145, à son père, juin-juillet 1858). En franc-comtois « racontote»  a le sens de petite histoire, avec la nuance, dans la phrase de Courbet, de « racontars ».

    d.- « … il serait bon d’acheter à Pommey cette longaine de terrain » (p. 153, à ses parents, septembre 1859) Pour « longueur » ?

    e.- Faisant l’inventaire de son atelier d’Ornans, Courbet mentionne toiles et meubles : « … une baignoire, une rondotte, une garniture de chambre de moire antique pompadour… » (p. 401, à sa famille, janvier 1872). Une rondotte (mot jurassien) désigne une grande bassine. En ancien français, « rondote : petit cuveau ».

    h.- « Je n’ai pas perdu mon temps, j’ai déjà gagné la cude que je fais à Maisières. » (p. 411, à ses sœurs, juillet 1872). Une « cude » est une bêtise3 . La phrase de Courbet peut se comprendre ainsi : j’ai déjà rattrapé la bêtise que j’ [ai] fait à Maisières (avoir porté des seaux d’eau pour éteindre un incendie, ce qui lui occasionna des problèmes de foie et l’empêcha de peindre).

    q.- « J’ai pour le moment plus de 50 tableaux de commandés et de toutes parts on se tire ma peinture à la potenaille. » (p. 436, à J. Castagnary, mars 1873) L’expression se comprend d’elle-même ; le terme « potenaille » désigne une carotte (« patenaille » est un terme de la Suisse romande et de la Savoie ; ancien français pastenaille, panais).

    i.- « Je me suis escoffé contre une porte à demi ouverte, la tête a frapp酠» (p. 535, à sa famille, août 1877) à rapprocher de « escoffier » : tuer.

    Hors lexique, se rencontre par trois fois (pp. 18, 20 &22) un étonnant passé composé du verbe être avec l’auxiliaire être : « Les élèves sont bien plus malins qu’à Ornans. Ils sont tous agaceurs, taquins, et ne cherchent qu’à jouer de mauvaises farces. Pour moi j’en suis été exempt… » ; « Je suis été touché de la lettre que vous m’avez écrite. » ; « Je suis été très content de ce que ma filleule m’a écrit une si belle lettre. »

    Cette construction surprenante m’a dérouté jusqu’à ce que je la trouve chez… Agrippa d’Aubigné. Dans Les Aventures du Baron de Faeneste (écrites vers 1615), œuvre médiocre dont l’intérêt réside surtout dans sa langue étrange (à base de patois gascon), on trouve (je modernise la graphie) :

    « Oh que voilà de beaux fruits : sont-ils du jardin où nous sommes été promenés ? »

    « Si Père Gontier fût été cru, la Cour fût été excommuniée. » (p. 83)

    La Grammaire de la langue française du XVIe siècle5 (p. 120) enregistre ce fait chez Nicolas de Troyes, Noël du Faye, Maurice Scève. Pour ce dernier il s’agirait d’un italianisme, pour les autres d’une tournure populaire. Elle survivait dans le Jura au XIXe, la preuve Courbet ; les trois occurrences datent de ses toutes premières lettres, lorsqu’il passe de la campagne (Ornans) à la ville (Besançon). Il s’en corrige ensuite totalement.

    Terminons par une expression imagée. Ayant eu la visite d’un intermédiaire chargé de réconciliation politique, Courbet, pour «envoyer paître», écrit : « J’ai envoyé l’ambassadeur sur le cul du four. » (p. 404, à sa sœur, mars 1872).


    1

    Correspondance de Courbet, Texte établi et présenté par Petra Ten-Doesschate Chu, Flammarion, 1996 (The University of Chicago, 1992).

    2

    Nos outils ont été les suivants : le Dictionnaire des mots rares et précieux, le Dictionnaire franc-comtois mis en ligne par l’association Cancoillotte.net, le Lexique de l’ancien français par Fr. Godefroy, le site du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, le site d’onomastique savoyarde et romande de Henry Sluter.

    3

    Existent aussi cudet (curieux un peu niais) et cudot (qui fait des bêtises par gloriole)

    4

    P. 58 de l’édition de Gaston de Raimes, Flammarion, 1895.

    5

    Par Georges Gougenheim, Picard, 1974, rééd. 1994.

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  • Les Trésors de Claude Farrère

    par Xavier Soleil

    Frédéric-Charles Bargone alias Claude Farrère est né à Lyon le 27 avril 1876. Fils d’un colonel d’infanterie coloniale, il entre en 1894 à l’École Navale ; à la sortie de l’école, il est affecté à l’escadre du Levant où il sera, pendant deux ans, sous les ordres du commandant Julien Viaud - autrement dit Pierre Loti - à qui il vouera, par la suite, une affection, voire un culte, sans bornes.

    Pierre Loti était né à Rochefort en 1850. Il était un officier de marine et, surtout, un écrivain déjà mythique, lorsque Farrère, jeune aspirant, le retrouve en 1903 comme pacha du Vautour, principal stationnaire de France à Constantinople. Azyadé, Le Roman d’un Spahi, Trois journées de guerre en Annam, qui lui valut d’être mis en disponibilité par le gouvernement de Jules Ferry, Pêcheur d’Islande, Les Derniers jours de Pékin, ont fait de lui le héros de toute une génération

    1 ; c’est en 1891, à quarante et un ans, qu’il a été élu à l’Académie française contre émile Zola, de dix ans son aîné.

    Pour comprendre cette époque où le cosmopolitisme du xviii

    e siècle n’avait pas encore entièrement disparu, il est nécessaire d’ouvrir un atlas historique et de constater, par exemple, que, de 1792 à 1877, date du traité de Berlin, et malgré de nombreux soubresauts, la Turquie d’Europe occupait une superficie sensiblement équivalente à celle de l’Autriche-Hongrie.

    La lecture de l’avant-propos de L’extraordinaire aventure d’Achmet Pacha Djemaleddine pirate, amiral, grand d’Espagne et marquis, avec six autres singulières histoires, livre publié par Farrère en 1921 permettrait peut-être d’expliquer l’engouement de toute une partie de cette génération pour la Turquie. Bien sûr, il y avait eu Loti ! Mais que des hommes aussi différents que notre officier de marine écrivain, édouard Herriot, Anatole de Monzie, Paul de Cassagnac aient vu dans la défaite turque face à la Grèce, soutenue par l’Angleterre, « un recul de la civilisation » mérite d’être souligné.

    Les raisons exposées sont très claires, mais il est difficile non pas de les comprendre, ni mê- me de les accepter, mais de les transposer hors de leur contexte historique : alors le peuple turc considérait la France «comme l’unique nation qui fut toujours son alliée contre tous ses ennemis successifs, depuis le temps de François Ier jusqu’au temps de Napoléon III… Dans tout le Proche-Orient, ajoute Farrère, les intérêts français sont liés, et mieux que liés : mêlés, enchevêtrés, confondus, avec les intérêts turcs. Chaque pas perdu par la Turquie fut toujours un pas perdu par la France. Chaque progrès des Bulgares, des Serbes ou des Grecs fut un recul pour nous Français. » L’alliance allemande, en 1914, fut, pour la Turquie, une alliance contre-nature. N’en fut-il pas de même pour la France de l’alliance russe ?

    2.

    Claude Farrère a écrit et publié ses Souvenirs en 1953, mais avant d’ouvrir ce charmant ouvrage, il convient de glaner quelques pages intéressantes dans le recueil qu’il a consacré à l’auteur de Madame Chrysanthème et de Propos d’Exil. « … Ni Corneille, ni Musset, ni Hugo, ni Flaubert, avoue-t-il, ne m’ont laissé d’aussi despotiques sensations. »

    « Chacun sait, écrit-il, qu’autrefois édouard Lockroy, au temps qu’il commençait de ruiner la marine française en s’imaginant la rajeunir, avait mis à la retraite un certain nombre de bons marins, dont Loti. Le Conseil d’état cassa cette imbécillité illégale. » (note du 20 septembre 1903). Et, quelques pages plus loin : « Depuis fort longtemps sévit sur la marine française un ministre qui s’appelle Camille Pelletan. Et, certes, la marine française n’en n’est plus à compter ceux de ses ministres qui furent totalement incapables. Mais je n’ai connu personne encore qui dépassât Camille Pelletan en incapacité. » (note du 25 février 1904).

    Deux ans avant sa mort, en 1921, Pierre Loti recevait un émouvant témoignage de reconnaissance des autorités turques, et Claude Farrère, qui l’assistait à cette occasion note : « La Turquie, pour Loti, c’est la jeunesse d’abord, c’est l’amour ensuite, c’est la patrie, enfin… la seconde patrie, sans doute, mais tellement meurtrie, et avec tant d’iniquité qu’elle est devenue la première. Ainsi les hommes justes se révoltent désespérément contre l’injustice. Et Loti, juste entre les plus justes, s’est révolté jusqu’à en mourir. Ce n’est pas sa vieillesse qui le tue; il n’a pas soixante-douze ans; et, tant que la guerre dura, il s’est battu, et la fatigue glissait sur lui comme sur les jeunes hommes. Mais, la victoire remportée, ce grand cœur, qui avait cru lutter pour le droit contre la force, s’est écroulé tout à coup de voir la force, ni plus ni moins que jadis, primer le droit, et Wilson, et Lloyd George, et d’autres, épargnant la forte Allemagne pour fouler la faible Autriche et la faible Turquie, faire ni plus ni moins comme avait fait Bismarck. »

    3.

    Evoquant, dans ses Souvenirs, l’écriture de La Bataille, Farrère remarque qu’il s’agit d’un roman « entièrement inventé » dont il a forgé les personnages « de toutes pièces. Je craignais même, ajoute-t-il, ayant écrit les Civilisés, l’Homme qui assassina et Mademoiselle Dax, jeune fille, en copiant des êtres vivants, que la Bataille n’offrit au public qu’un texte artificiel et froid. Car, à proprement parler, le seul personnage que j’avais copié d’après nature était le Japon ». Or, trente ans après la publication de ce livre, en 1938, l’auteur est abordé dans une rue de Tokyo « par un Japonais fort élégant, qui me salua bien bas, avant de m’aborder en ces termes :

    - J’ai l’honneur de parler à monsieur Claude Farrère? Je suis monsieur Yorisaka, le vrai, le vivant.

    Et comme je me confondais en excuses pour avoir ainsi abusé, sans le savoir, d’un nom véritable, il me répondit avec vivacité :

    - Aucune excuse, Monsieur ! Je viens au contraire vous remercier au nom de tous ceux qui portent mon nom, d’avoir choisi pour votre livre ce nom, le nôtre ; pour montrer au public d’Europe ce qu’est un véritable gentilhomme japonais. Merci donc ! »

    Et Farrère de conclure : « Je n’étais donc pas oublié au Japon. Non plus que l’Homme qui assassina ne fut oublié en Turquie. Dans les deux pays, la population entière me garde une reconnaissance profonde, à mon avis fort exagérée, car je n’avais fait que dire la vérité sur les Turcs comme sur les Nippons. Il est vrai que la Turquie et le Japon avaient subi de l’Europe les plus cruelles injustices et j’étais peut-être le premier, après Loti (pour la Turquie) à redresser l’opinion universelle ».

    Quel retour sur lui-même ou quel sentiment de modestie lui fit rédiger l’envoi manuscrit que nous avons trouvé sur le faux-titre d’un exemplaire de l’édition illustrée de La Bataille et dont voici le texte :

    pour Pascal Marzotti, ce roman, le quatrième de ceux que j’ai écrits. J’avais trente-deux ans. ç’a été un très grand succès. On dut tirer à peu près un million d’exemplaires. Et pourtant, il n’y a là-dedans ni sincérité, ni émotion. Il y a le Japon, et encore !… un Japon assez conventionnel. Page 170, j’ai écrit que les Japonais étaient asiatiques. C’est faux. Ils sont océaniens… En toute sympathie.

    Claude Farrère, 1945

    Nul n’a mieux défini cette œuvre qui a les dimensions d’une tragédie que le maréchal Juin dans sa réponse au discours de réception à l’Académie du successeur de Farrère, Henri Troyat : une « admirable fresque où l’on ne voit que des ressorts tendus par une interrogation anxieuse sur le destin de la Patrie, et des personnages hors série qui savent se décider et se sacrifier tout en demeurant profondément humains ». Et le maréchal d’ajouter, continuant son analyse par un éloge appuyé : « Tout Claude Farrère est dans cette individualisation du courage généreux et désintéressé chez des êtres d’exception. Et c’est bien par ce côté que son œuvre a séduit et enflammé en France des légions de futurs combattants avant l’heure des grands holocaustes, prolongeant ainsi sur le plan de l’énergie individuelle l’effort entrepris par Barrès sur celui de l’énergie nationale ». [...]

    Lisez l'intégralité de cet article dans lovendrin n°21.


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