• L'auteur de L'Odyssée

    était une femme

    - la théorie de Samuel Butler -

    Samuel Butler (1835-1902), l’auteur caustique de Ainsi va toute chair, de Erewhon, était un esprit curieux de peinture et de musique – il peignit et composa –, de science : séduit par la théorie évolutionniste, il se mit à dos les darwinistes par des idées peu orthodoxes à leurs yeux. Dans le domaine de l’analyse littéraire, cet esprit original et aiguisé fit une relecture des Sonnets de Shakespeare et en conclut à l’homosexualité de l’auteur, ce qui auparavant avait été pressenti sans avoir été réellement analysé (Shakespeare’s Sonnets Reconsidered, 1899) ; mais c’est surtout la fréquentation de L’Odyssée qui l’amena à formuler une idée aussi audacieuse qu’inattendue.

    Devant travailler au livret d’un oratorio basé sur le poème, et ne trouvant pas de traduction satisfaisante, il entreprit la sienne propre, occasion d’une véritable redécouverte du texte.

    « Fasciné sur le champ par son intérêt surprenant et par sa beauté, j’eus cependant la sensation omniprésente que quelque chose clochait, quelque chose qui m’échappait, une énigme que je n’arrivais pas à percer. Plus je réfléchissais sur les mots si lumineux et si transparents, plus je sentais derrière eux une obscurité que je devrais percer avant de pouvoir voir le cœur de l’écrivain – et c’est cela que je voulais ; car l’art est intéressant uniquement dans la mesure où il révèle un artiste. […]Quand j’en arrivai à l’épisode phéacien, je devins sûr qu’ici en tout cas l’écrivain dessinait d’après nature, et que Nausicaa, la Reine Arété et Alcinoos étaient des gens véritables plus ou moins déguisés, et en me tournant vers le travail du Colonel Mure je vis qu’il était du même avis. […] Ce n’est qu’à l’épisode de Circé que j’eus la révélation que je ne lisais pas l’œuvre d’un vieil homme mais d’une jeune femme – une jeune femme qui n’en savait pas plus long sur les hommes (et ne le pouvait pas), qu’elle n’en savait – je l’avais constaté – sur la traite des brebis dans la grotte de Polyphème. Plus j’y pense, plus je m’émerveille de ma propre stupidité, car je me souviens que, quand j’étais écolier, j’avais l’habitude de dire que L’Odyssée était la femme de L’Iliade et qu’elle avait été écrite par un ecclésiastique. Dès que l’idée que l’écrivain était une femme, et une jeune, se présenta elle-même à moi, je sentis que là était l’explication de l’énigme qui m’avait si longtemps déconcerté. » (chap. i)

    The Authoress of the Odyssey,

    publié en 1897, reprend, développe, corrige des articles parus les années précédentes en Angleterre et en Italie dans lesquels Butler a développé sa thèse. Un éditeur récent présente le livre comme essentiellement dirigé contre les spécialistes.
    Cela est exagéré. Si Butler s’en prend souvent à eux, il n’a pas écrit ce livre à leur attention mais à celle de tout lecteur de L’Odyssée. Son ouvrage est une leçon de lecture, mélange de critique interne et externe. Samuel Butler énonce que L’Odyssée est attribuable à une poétesse sicilienne, qui s’est peinte dans le personnage de Nausicaa. Cette idée, en rupture avec la tradition européenne qui attribuait à Homère, et L’Iliade, et L’Odyssée, rejoint la tradition antique suivant laquelle les deux poèmes n’étaient pas du même auteur et rend à chacune des épopées son intégrité, vraie rupture avec la vision moderne qui a vu dans l’une et l’autre un rapetassage réalisé par des aèdes postérieurs – idée lancée par Friedrich August Wolf dans ses Prolégomènes à Homère (1795).

    Peut-être est-ce cela que les spécialistes n’ont pas pardonné à S. Butler, plus que « la femme auteur ». Sa théorie n’a connu ni publicité ni réponse.

    Le livre, compilation d’articles on l’a dit, souffre parfois de redites, de digressions. Le chapitre ii, abrégé de L’Odyssée, semble n’être là que pour gonfler le volume – il représente un tiers du livre. Deux directions claires cependant : analyse du texte pour en montrer la féminité (chap. i, iii, iv, vii, ix), remarques archéologiques et géographiques pour placer sa genèse en Sicile (chap. viii-x, xii-xiii) ; le chapitre xiv revient sur la question de l’unicité de L’Iliade et le chap. xv sur le développement, et l’adaptation, par l’auteur de L’Odyssée, du poème original qui appartenait au « cycle troyen ».

    Limités en pages, nous nous en tiendrons à l’aspect textuel de la question, avec des extraits du chapitre i (où est mise à mal la théorie de Wolf), et l’intégralité des chapitres iii, iv et xi.

    3

    Amédée Schwa

     

    1 Tim Whitmarsh, Ignibus Paperback, Londres, 2003.

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    Cf. le sous-titre de l’ouvrage : La femme auteur… « où et quand elle écrivit, qui elle était, l’usage qu’elle fit de L’Iliade, et comment le poème s’épanouit entre ses mains ».

     3

    Le français ne possède pas d’équivalent pour « authoress », écrivaine et auteure n’étant pas des mots français. « Femme auteur » est la traduction utilisée par Valéry Larbaud dans les Carnets de Butler (Gallimard, 1936). Les mots signalés par un astérisque sont en français dans le texte.


    Samuel Butler

    La femme auteur de L'Odyssée

    (extraits)

    L’Odyssée a-t-elle été écrite par un homme ou par une femme ? Cette œuvre est-elle oui ou non d’origine exclusivement sicilienne ? Si ces questions n’avaient d’autres intérêts que de déterminer le sexe et la résidence de l’écrivain, il serait amplement suffisant de suggérer la réponse et de renvoyer le lecteur à l’œuvre elle-même. Il est évident, cependant, qu’elles influent beaucoup sur la controverse homérique ; car si nous trouvons une main féminine omniprésente à travers L’Odyssée, et si nous trouvons également un grand nombre de détails locaux, tirés si exclusivement et si authentiquement d’une unique ville sicilienne que nous sommes assurés que l’écrivain doit y avoir vécu et écrit, la présomption que le poème a été écrit par une unique personne semble alors irrésistible. Car il peut difficilement y avoir eu plus d’une femme à un même endroit capable d’écrire une poésie telle que L’Odyssée – et qui plus est, une poésie si homogène.

    Beaucoup de questions seront ainsi simplifiées. Entre autres nous pouvons limiter la date du poème à la vie d’une unique personne et si nous trouvons, comme je pense que nous le pouvons, que cette personne vivait très probablement, en gros, entre 1050 et 1000 av. J. C., si, de plus, nous pouvons montrer, comme nous le pouvons assurément, qu’elle avait devant elle le texte de L’Iliade tel que nous le lisons aujourd’hui, citant librement ou avec application les passages les plus « douteux » comme les plus authentiques, nous aurons fait beaucoup pour régler la question de savoir si L’Iliade a été écrite par une main ou plusieurs.

    Non que cette question exige d’être réglée. La théorie selon laquelle L’Iliade et L’Odyssée furent chacune écrite par des mains variées et cousues ensemble en chapitres variés par des éditeurs variés, n’est pas une théorie qu’il est facile de traiter avec respect. Elle ne s’appuie sur aucun cas bien établi d’un autre poème ainsi construit ; la littérature ne nous fournit aucun poème dont la genèse soit celle qu’on nous demande d’imposer à L’Iliade et L’Odyssée. La théorie est fondée sur une supposition relative à la date de l’apparition de l’écriture, dont on a montré depuis longtemps qu’elle est insoutenable ; non seulement elle ne repose sur aucune évidence externe, mais elle va à l’encontre de la petite évidence externe que nous avons. Basée sur des fondements qui ont été sapés sous elle, elle a été soutenue à l’aide d’arguments qui n’ont jamais réussi à mener deux savants aux mêmes conclusions, et qui sont du genre à mener n’importe qui à n’importe quelle conclusion, même extravagante, à laquelle il croira être parvenu de lui-même. Un écrivain dont j’ignore le nom, dans le Spectator du 2 janvier 1892, concluait un article en disant :

    « que le plus merveilleux poème du monde ait été créé par les contributions d’une multitude de poètes choque tous nos instincts littéraires. »

    Bien sûr que c’est choquant, mais l’hérésie wolfienne, plus ou moins modifiée, est encore si généralement acceptée à la fois sur le continent et en Angleterre qu’il ne sera pas facile de l’éradiquer.

    Facile ou pas, c’est une tâche qui vaut bien le coup d’être tentée, car la théorie de Wolf a engendré des nuisance de plus de façons que celles qui sont immédiatement visibles. Qui aurait pensé à remettre en doute l’existence de Shakespeare – puisque si Shakespeare n’a pas écrit ses pièces il n’est pas plus longtemps Shakespeare – si les cerveaux humains n’avaient été déstabilisés par la dénégation effective de l’existence d’Homère opérée par Wolf ? Qui aurait réattribué peinture après peinture dans la moitié des musées de l’Europe, souvent gratuitement, et parfois au mépris de l’évidence la plus claire, si le caractère irrésolu des questions concernant l’authenticité n’était pas devenu une voie royale pour se faire une réputation de critique ? Cela paraît sans fin, car chaque génération s’acharne et tente de surpasser la témérité de la précédente.

    Plus que cela, les pages suivantes seront une leçon d’un autre genre, que je laisserai le lecteur deviner, pour des hommes que je ne nommerai pas, mais dont il doit connaître quelques uns car il y en a beaucoup. En fait j’ai parfois pensé que cette leçon cruelle serait un service plus utile que l’établissement des points que j’ai établis moi-même pour prouver ma théorie, ou que la dispersion des cauchemars, d’une extravagance homérique, que les professeurs allemands ont élaborés au plus profond d’eux-mêmes.

    Un tel langage peut passer pour insensé, venant de quelqu’un qui lance lui-même ce qui semble être deux paradoxes : la femme auteur, l’origine sicilienne de L’Odyssée. Un seul serait déjà un assez mauvais choc, mais deux, et chacun allant si loin, sont intolérables. Je le sens et j’en suis oppressé. Quand je regarde en arrière sur le registre des controverses iliadiques et odysséennes depuis près de 2500 ans, et que j’y réfléchis, je suis tenté de me dire : malheur à moi ! Mais quand je réfléchis aussi à la complexité des intérêts académiques, pour ne pas mentionner les intérêts commerciaux liés aux livres scolaires bien connus et à la prétendue éducation – comment puis-je n’être pas consterné par l’ampleur, la présomption et en réalité le total désespoir de la tâche que j’ai entreprise ?

    Comment puis-je attendre des spécialistes d’Homère qu’ils acceptent des théories aussi subversives, tellement à l’encontre de ce qu’ils ont défendu depuis tant d’années ? C’est une question de vie ou de mort homérique (car ma théorie touche les questions iliadiques presque autant que L’Odyssée), pour eux comme pour moi. Si j’ai raison, ils ont investi leur réputation de sagacité dans un stock sans valeur. Que devient, par exemple, la majeure partie de la bien connue Introduction à Homère du Professeur Jebb – pour citer son titre le plus court – si L’Odyssée fut écrite entièrement à Trapani, par une seule main, et que cette main est celle d’une femme ? Ou bien mon travail est une imbécillité et dans ce cas il ne devrait pas être difficile de le prouver sans user d’un langage discourtois, ou alors quelques uns d’entre eux ne sont pas dignes du papier sur lequel il est écrit. Ils seront plus qu’humains, donc, s’ils ne me traitent pas trop brutalement.

    Quant à cette idée d’une femme auteur pour L’Odyssée, ils me diront que je n’ai même pas établi un cas prima facie en faveur de mon opinion. Tout à fait. C’est Bentley qui l’a établi lorsqu’il a dit que L’Iliade fut écrite pour les hommes et L’Odyssée pour les femmes. L’histoire de la littérature ne nous fournit aucun cas d’un homme écrivant un grand chef-d’œuvre pour les femmes plutôt que pour les hommes. Si un livre anonyme convainc si habilement un critique d’avoir été écrit pour les femmes, un cas prima facie est établi pour penser qu’il a été probablement écrit par une femme. Je récuse cependant que L’Odyssée ait été écrite pour les femmes ; elle a été écrite pour ceux qui l’entendraient. Ce que Bentley voulait dire, c’était que dans L’Odyssée les choses étaient vues du point de vue d’une femme plus que de celui d’un homme, et en exprimant cette vérité évidente, je le répète, il établissait pour la première fois un puissant cas prima facie pour penser qu’elle avait été écrite par une femme.

    [...]

    On assurera peut-être qu’il est hautement improbable qu’une femme à n’importe quelle époque ait pu écrire un chef d’œuvre comme L’Odyssée. Mais on peut en dire autant d’un homme. Dans les nombreux siècles qui ont suivi l’écriture de L’Odyssée, aucun homme n’a été capable d’écrire une autre œuvre comparable. Il était hautement improbable que le fils d’un gantier de Stratford écrive Hamlet, ou qu’un chaudronnier du Bedforshire écrive un chef d’œuvre comme Le voyage du pèlerin. Des œuvres phénoménales exigent un ouvrier phénoménal, mais il y a des femmes phénoménales ainsi que des hommes phénoménaux, et bien qu’il y ait beaucoup de choses dans L’Iliade qu’on ne peut supposer avoir été écrites par une femme, même phénoménale, il n’y a pas un vers dans L’Odyssée qu’une femme ne pourrait pas parfaitement bien écrire, et il y a beaucoup de beautés qu’un homme négligerait à coup sûr.

    [Butler énumère quelques indices qui indiquent une main féminine, puis recense le grand nombre de poétesses dans la littérature grecque primitive.]

    Si donc les poétesses étaient aussi abondantes que nous le savons dans les premiers âges connus de la littérature grecque sur une zone aussi large que la Grèce, l’Asie mineure et les îles égée, il n’y a pas de raison d’exclure la possibilité qu’une poétesse grecque vécût en Sicile en -1000, à plus forte raison quand nous savons par Thucydide que la partie de la Sicile où je suppose qu’elle a vécu était colonisée depuis la pointe Nord Ouest de l’Asie mineure avant la fin de l’âge homérique. La civilisation décrite dans L’Odyssée est aussi avancée que celle qui a probablement existé à Mytilène ou Mélos en 600-500 av. J. C., vu que, à la fois dans L’Iliade et L’Odyssée, le statut des femmes apparaît comme plus important qu’il ne l’est à présent, et incomparablement plus élevé qu’il ne l’était dans la civilisation athénienne, sur laquelle nous sommes mieux renseignés. Imaginer une grande poétesse grecque à Athènes à l’époque de Périclès, ce serait violer la probabilité, mais je dirai qu’à une époque où les femmes étaient aussi libres qu’elles le sont dans L’Odyssée ce serait violer la probabilité que supposer qu’il n’y eut aucune poétesse. Nous n’avons aucune raison de penser que les hommes surent utiliser leur langue avant les femmes ; pourquoi alors supposer que les femmes restèrent en arrière lorsque l’usage du crayon fut devenu familier ? Si une femme pouvait peindre des images avec l’aiguille comme le faisait Hélène (Iliade, III. 126), et comme la femme de Guillaume le Conquérant le fit dans une civilisation très semblable, elle pouvait écrire des histoires avec un crayon si l’idée lui en prenait.

    Le fait que les têtes reconnues de la littérature à l’époque homérique étaient les Neuf Muses – ce sont toujours elles ou « la Muse » qui sont invoquées, jamais Apollon ou Pallas – suggère une autorité féminine à une période très reculée, quand être auteur était être poète, car la prose est un développement tardif en comparaison. L’Iliade et L’Odyssée commencent par une invocation adressée à une femme qui doit avoir été une auteur, bien qu’aucune de ses œuvres ne soit parvenue jusqu’à nous, puisqu’elle est placée à la tête de la littérature. De plus, à une époque où les hommes étaient d’abord occupés à pécher ou à chasser, les arts de la paix, et parmi ceux-ci toute réalisation littéraire, étaient naturellement laissés aux femmes. Si nous connaissions la réalité, nous verrions presque à coup sûr que c’est l’homme plus que la femme qui est l’intrus dans le domaine littéraire. Nausicaa était probablement plus une survivante qu’une intruse, mais encore plus probablement elle était à la pointe de la mode.

    Lisez l'intégralité des chapitres III, IV et XI

    dans lovendrin n°22,

    numéro exceptionnel de 16 pages, 3,50 euros port compris.


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