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Par schwa1 le 28 Février 2008 à 19:01
L'auteur de L'Odyssée
était une femme
- la théorie de Samuel Butler -
Samuel Butler (1835-1902), lauteur caustique de Ainsi va toute chair, de Erewhon, était un esprit curieux de peinture et de musique il peignit et composa , de science : séduit par la théorie évolutionniste, il se mit à dos les darwinistes par des idées peu orthodoxes à leurs yeux. Dans le domaine de lanalyse littéraire, cet esprit original et aiguisé fit une relecture des Sonnets de Shakespeare et en conclut à lhomosexualité de lauteur, ce qui auparavant avait été pressenti sans avoir été réellement analysé (Shakespeares Sonnets Reconsidered, 1899) ; mais cest surtout la fréquentation de LOdyssée qui lamena à formuler une idée aussi audacieuse quinattendue.
Devant travailler au livret dun oratorio basé sur le poème, et ne trouvant pas de traduction satisfaisante, il entreprit la sienne propre, occasion dune véritable redécouverte du texte.
« Fasciné sur le champ par son intérêt surprenant et par sa beauté, jeus cependant la sensation omniprésente que quelque chose clochait, quelque chose qui méchappait, une énigme que je narrivais pas à percer. Plus je réfléchissais sur les mots si lumineux et si transparents, plus je sentais derrière eux une obscurité que je devrais percer avant de pouvoir voir le cur de lécrivain et cest cela que je voulais ; car lart est intéressant uniquement dans la mesure où il révèle un artiste. [ ]Quand jen arrivai à lépisode phéacien, je devins sûr quici en tout cas lécrivain dessinait daprès nature, et que Nausicaa, la Reine Arété et Alcinoos étaient des gens véritables plus ou moins déguisés, et en me tournant vers le travail du Colonel Mure je vis quil était du même avis. [ ] Ce nest quà lépisode de Circé que jeus la révélation que je ne lisais pas luvre dun vieil homme mais dune jeune femme une jeune femme qui nen savait pas plus long sur les hommes (et ne le pouvait pas), quelle nen savait je lavais constaté sur la traite des brebis dans la grotte de Polyphème. Plus jy pense, plus je mémerveille de ma propre stupidité, car je me souviens que, quand jétais écolier, javais lhabitude de dire que LOdyssée était la femme de LIliade et quelle avait été écrite par un ecclésiastique. Dès que lidée que lécrivain était une femme, et une jeune, se présenta elle-même à moi, je sentis que là était lexplication de lénigme qui mavait si longtemps déconcerté. » (chap. i)
The Authoress of the Odyssey,
publié en 1897, reprend, développe, corrige des articles parus les années précédentes en Angleterre et en Italie dans lesquels Butler a développé sa thèse. Un éditeur récent présente le livre comme essentiellement dirigé contre les spécialistes.1 Cela est exagéré. Si Butler sen prend souvent à eux, il na pas écrit ce livre à leur attention mais à celle de tout lecteur de LOdyssée. Son ouvrage est une leçon de lecture, mélange de critique interne et externe. Samuel Butler énonce que LOdyssée est attribuable à une poétesse sicilienne, qui sest peinte dans le personnage de Nausicaa. Cette idée, en rupture avec la tradition européenne qui attribuait à Homère, et LIliade, et LOdyssée, rejoint la tradition antique suivant laquelle les deux poèmes nétaient pas du même auteur et rend à chacune des épopées son intégrité, vraie rupture avec la vision moderne qui a vu dans lune et lautre un rapetassage réalisé par des aèdes postérieurs idée lancée par Friedrich August Wolf dans ses Prolégomènes à Homère (1795).Peut-être est-ce cela que les spécialistes nont pas pardonné à S. Butler, plus que « la femme auteur ». Sa théorie na connu ni publicité ni réponse.
Le livre, compilation darticles on la dit, souffre parfois de redites, de digressions. Le chapitre ii, abrégé de LOdyssée, semble nêtre là que pour gonfler le volume il représente un tiers du livre. Deux directions claires cependant : analyse du texte pour en montrer la féminité (chap. i, iii, iv, vii, ix), remarques archéologiques et géographiques pour placer sa genèse en Sicile (chap. viii-x, xii-xiii) ; le chapitre xiv revient sur la question de lunicité de LIliade et le chap. xv sur le développement, et ladaptation, par lauteur de LOdyssée, du poème original qui appartenait au « cycle troyen ».
2Limités en pages, nous nous en tiendrons à laspect textuel de la question, avec des extraits du chapitre i (où est mise à mal la théorie de Wolf), et lintégralité des chapitres iii, iv et xi.
3Amédée Schwa
2
Cf. le sous-titre de louvrage : La femme auteur « où et quand elle écrivit, qui elle était, lusage quelle fit de LIliade, et comment le poème sépanouit entre ses mains ».3
Le français ne possède pas déquivalent pour « authoress », écrivaine et auteure nétant pas des mots français. « Femme auteur » est la traduction utilisée par Valéry Larbaud dans les Carnets de Butler (Gallimard, 1936). Les mots signalés par un astérisque sont en français dans le texte.
Samuel Butler
La femme auteur de L'Odyssée
(extraits)
LOdyssée a-t-elle été écrite par un homme ou par une femme ? Cette uvre est-elle oui ou non dorigine exclusivement sicilienne ? Si ces questions navaient dautres intérêts que de déterminer le sexe et la résidence de lécrivain, il serait amplement suffisant de suggérer la réponse et de renvoyer le lecteur à luvre elle-même. Il est évident, cependant, quelles influent beaucoup sur la controverse homérique ; car si nous trouvons une main féminine omniprésente à travers LOdyssée, et si nous trouvons également un grand nombre de détails locaux, tirés si exclusivement et si authentiquement dune unique ville sicilienne que nous sommes assurés que lécrivain doit y avoir vécu et écrit, la présomption que le poème a été écrit par une unique personne semble alors irrésistible. Car il peut difficilement y avoir eu plus dune femme à un même endroit capable décrire une poésie telle que LOdyssée et qui plus est, une poésie si homogène.
Beaucoup de questions seront ainsi simplifiées. Entre autres nous pouvons limiter la date du poème à la vie dune unique personne et si nous trouvons, comme je pense que nous le pouvons, que cette personne vivait très probablement, en gros, entre 1050 et 1000 av. J. C., si, de plus, nous pouvons montrer, comme nous le pouvons assurément, quelle avait devant elle le texte de LIliade tel que nous le lisons aujourdhui, citant librement ou avec application les passages les plus « douteux » comme les plus authentiques, nous aurons fait beaucoup pour régler la question de savoir si LIliade a été écrite par une main ou plusieurs.
Non que cette question exige dêtre réglée. La théorie selon laquelle LIliade et LOdyssée furent chacune écrite par des mains variées et cousues ensemble en chapitres variés par des éditeurs variés, nest pas une théorie quil est facile de traiter avec respect. Elle ne sappuie sur aucun cas bien établi dun autre poème ainsi construit ; la littérature ne nous fournit aucun poème dont la genèse soit celle quon nous demande dimposer à LIliade et LOdyssée. La théorie est fondée sur une supposition relative à la date de lapparition de lécriture, dont on a montré depuis longtemps quelle est insoutenable ; non seulement elle ne repose sur aucune évidence externe, mais elle va à lencontre de la petite évidence externe que nous avons. Basée sur des fondements qui ont été sapés sous elle, elle a été soutenue à laide darguments qui nont jamais réussi à mener deux savants aux mêmes conclusions, et qui sont du genre à mener nimporte qui à nimporte quelle conclusion, même extravagante, à laquelle il croira être parvenu de lui-même. Un écrivain dont jignore le nom, dans le Spectator du 2 janvier 1892, concluait un article en disant :
« que le plus merveilleux poème du monde ait été créé par les contributions dune multitude de poètes choque tous nos instincts littéraires. »
Bien sûr que cest choquant, mais lhérésie wolfienne, plus ou moins modifiée, est encore si généralement acceptée à la fois sur le continent et en Angleterre quil ne sera pas facile de léradiquer.
Facile ou pas, cest une tâche qui vaut bien le coup dêtre tentée, car la théorie de Wolf a engendré des nuisance de plus de façons que celles qui sont immédiatement visibles. Qui aurait pensé à remettre en doute lexistence de Shakespeare puisque si Shakespeare na pas écrit ses pièces il nest pas plus longtemps Shakespeare si les cerveaux humains navaient été déstabilisés par la dénégation effective de lexistence dHomère opérée par Wolf ? Qui aurait réattribué peinture après peinture dans la moitié des musées de lEurope, souvent gratuitement, et parfois au mépris de lévidence la plus claire, si le caractère irrésolu des questions concernant lauthenticité nétait pas devenu une voie royale pour se faire une réputation de critique ? Cela paraît sans fin, car chaque génération sacharne et tente de surpasser la témérité de la précédente.
Plus que cela, les pages suivantes seront une leçon dun autre genre, que je laisserai le lecteur deviner, pour des hommes que je ne nommerai pas, mais dont il doit connaître quelques uns car il y en a beaucoup. En fait jai parfois pensé que cette leçon cruelle serait un service plus utile que létablissement des points que jai établis moi-même pour prouver ma théorie, ou que la dispersion des cauchemars, dune extravagance homérique, que les professeurs allemands ont élaborés au plus profond deux-mêmes.
Un tel langage peut passer pour insensé, venant de quelquun qui lance lui-même ce qui semble être deux paradoxes : la femme auteur, lorigine sicilienne de LOdyssée. Un seul serait déjà un assez mauvais choc, mais deux, et chacun allant si loin, sont intolérables. Je le sens et jen suis oppressé. Quand je regarde en arrière sur le registre des controverses iliadiques et odysséennes depuis près de 2500 ans, et que jy réfléchis, je suis tenté de me dire : malheur à moi ! Mais quand je réfléchis aussi à la complexité des intérêts académiques, pour ne pas mentionner les intérêts commerciaux liés aux livres scolaires bien connus et à la prétendue éducation comment puis-je nêtre pas consterné par lampleur, la présomption et en réalité le total désespoir de la tâche que jai entreprise ?
Comment puis-je attendre des spécialistes dHomère quils acceptent des théories aussi subversives, tellement à lencontre de ce quils ont défendu depuis tant dannées ? Cest une question de vie ou de mort homérique (car ma théorie touche les questions iliadiques presque autant que LOdyssée), pour eux comme pour moi. Si jai raison, ils ont investi leur réputation de sagacité dans un stock sans valeur. Que devient, par exemple, la majeure partie de la bien connue Introduction à Homère du Professeur Jebb pour citer son titre le plus court si LOdyssée fut écrite entièrement à Trapani, par une seule main, et que cette main est celle dune femme ? Ou bien mon travail est une imbécillité et dans ce cas il ne devrait pas être difficile de le prouver sans user dun langage discourtois, ou alors quelques uns dentre eux ne sont pas dignes du papier sur lequel il est écrit. Ils seront plus quhumains, donc, sils ne me traitent pas trop brutalement.
Quant à cette idée dune femme auteur pour LOdyssée, ils me diront que je nai même pas établi un cas prima facie en faveur de mon opinion. Tout à fait. Cest Bentley qui la établi lorsquil a dit que LIliade fut écrite pour les hommes et LOdyssée pour les femmes.1 Lhistoire de la littérature ne nous fournit aucun cas dun homme écrivant un grand chef-duvre pour les femmes plutôt que pour les hommes. Si un livre anonyme convainc si habilement un critique davoir été écrit pour les femmes, un cas prima facie est établi pour penser quil a été probablement écrit par une femme. Je récuse cependant que LOdyssée ait été écrite pour les femmes ; elle a été écrite pour ceux qui lentendraient. Ce que Bentley voulait dire, cétait que dans LOdyssée les choses étaient vues du point de vue dune femme plus que de celui dun homme, et en exprimant cette vérité évidente, je le répète, il établissait pour la première fois un puissant cas prima facie pour penser quelle avait été écrite par une femme.
[...]
On assurera peut-être quil est hautement improbable quune femme à nimporte quelle époque ait pu écrire un chef duvre comme LOdyssée. Mais on peut en dire autant dun homme. Dans les nombreux siècles qui ont suivi lécriture de LOdyssée, aucun homme na été capable décrire une autre uvre comparable. Il était hautement improbable que le fils dun gantier de Stratford écrive Hamlet, ou quun chaudronnier du Bedforshire écrive un chef duvre comme Le voyage du pèlerin. Des uvres phénoménales exigent un ouvrier phénoménal, mais il y a des femmes phénoménales ainsi que des hommes phénoménaux, et bien quil y ait beaucoup de choses dans LIliade quon ne peut supposer avoir été écrites par une femme, même phénoménale, il ny a pas un vers dans LOdyssée quune femme ne pourrait pas parfaitement bien écrire, et il y a beaucoup de beautés quun homme négligerait à coup sûr.
[Butler énumère quelques indices qui indiquent une main féminine, puis recense le grand nombre de poétesses dans la littérature grecque primitive.]
Si donc les poétesses étaient aussi abondantes que nous le savons dans les premiers âges connus de la littérature grecque sur une zone aussi large que la Grèce, lAsie mineure et les îles égée, il ny a pas de raison dexclure la possibilité quune poétesse grecque vécût en Sicile en -1000, à plus forte raison quand nous savons par Thucydide que la partie de la Sicile où je suppose quelle a vécu était colonisée depuis la pointe Nord Ouest de lAsie mineure avant la fin de lâge homérique. La civilisation décrite dans LOdyssée est aussi avancée que celle qui a probablement existé à Mytilène ou Mélos en 600-500 av. J. C., vu que, à la fois dans LIliade et LOdyssée, le statut des femmes apparaît comme plus important quil ne lest à présent, et incomparablement plus élevé quil ne létait dans la civilisation athénienne, sur laquelle nous sommes mieux renseignés. Imaginer une grande poétesse grecque à Athènes à lépoque de Périclès, ce serait violer la probabilité, mais je dirai quà une époque où les femmes étaient aussi libres quelles le sont dans LOdyssée ce serait violer la probabilité que supposer quil ny eut aucune poétesse. Nous navons aucune raison de penser que les hommes surent utiliser leur langue avant les femmes ; pourquoi alors supposer que les femmes restèrent en arrière lorsque lusage du crayon fut devenu familier ? Si une femme pouvait peindre des images avec laiguille comme le faisait Hélène (Iliade, III. 126), et comme la femme de Guillaume le Conquérant le fit dans une civilisation très semblable, elle pouvait écrire des histoires avec un crayon si lidée lui en prenait.
Le fait que les têtes reconnues de la littérature à lépoque homérique étaient les Neuf Muses ce sont toujours elles ou « la Muse » qui sont invoquées, jamais Apollon ou Pallas suggère une autorité féminine à une période très reculée, quand être auteur était être poète, car la prose est un développement tardif en comparaison. LIliade et LOdyssée commencent par une invocation adressée à une femme qui doit avoir été une auteur, bien quaucune de ses uvres ne soit parvenue jusquà nous, puisquelle est placée à la tête de la littérature. De plus, à une époque où les hommes étaient dabord occupés à pécher ou à chasser, les arts de la paix, et parmi ceux-ci toute réalisation littéraire, étaient naturellement laissés aux femmes. Si nous connaissions la réalité, nous verrions presque à coup sûr que cest lhomme plus que la femme qui est lintrus dans le domaine littéraire. Nausicaa était probablement plus une survivante quune intruse, mais encore plus probablement elle était à la pointe de la mode.
Lisez l'intégralité des chapitres III, IV et XI
dans lovendrin n°22,
numéro exceptionnel de 16 pages, 3,50 euros port compris.
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