• Da Vinci Land

    Je m’étais promis de ne pas ouvrir le Da Vinci Code, mais, sur les conseils d’un abbé qui m’assurait que j’y trouverais matière à réflexion, je suis allé acheter ce livre. «Une voix de sagesse très ancienne, issue du fond des âges, dont le murmure montait des entrailles de la terre» m’annonça qu’il coûtait sept euros. Sept euros ! Chiffre spirituel s’il en est ! Il s’en fallut de peu que «submergé par une vénération immense, je ne tombe à genoux.» Mon sens des convenances l’emporta : je payai puis sortis, heureux que grâce à moi Dan Brown pût s’acheter une gomme pour écrire son prochain roman.

    Je l’ai donc lu, jusqu’au bout, contrevenant à mon principe qui est d’abandonner à leur solitude les livres nuls. Les erreurs historiques, religieuses, qui abondent, ont été dénoncées par des gens très compétents : je n’y reviens pas. Restant sur le terrain de l’art qui est le mien, je constate avec fierté que Dan Brown a de l’histoire de l’art une conception opposée à celle que défend lovendrin. Il tombe dans tous les panneaux que nous eu l’occasion de dévisser : j’ai remis le nombre d’or à sa place (lovendrin n°3), réfuté la lecture hermétiste de sculptures romanes (n°8), donné leur place aux motifs antérieurs au christianisme sans les accabler de mystères (n°9). Son héros, Robert Langdon, spécialiste de la symbolique cultuelle, auteur des Symboles païens cachés de la cathédrale de Chartres et des Symboles du Féminin sacré disparu, n’est manifestement pas abonné à lovendrin.

    L’œuvre d’art la plus mise à contribution dans le roman est la Cène peinte par Léonard de Vinci pour le couvent Sainte-Marie des Grâces à Milan. Poursuivis par la police et un moine-tueur à gage de l’Opus Dei, Langdon et Sophie sont réfugiés chez Teabing, autre spécialiste de l’histoire de l’art. Celui-ci montre à Sophie une reproduction de la Cène et attire son attention sur la présence d’un gobelet de vin devant chaque convive et l’absence de Calice. S’il n’y pas de Calice, ce qu’on nomme Saint Graal ne peut être un calice ; donc le Calice, le Saint Graal, en réalité, désignent une personne. Que la logique se le tienne pour dit.

    La seconde révélation de Teabing est que ce n’est pas saint Jean qui est aux côtés de Jésus, mais… Marie-Madeleine : « Le plus près possible, elle [Sophie] observa le visage et le buste qui dépassaient de la table. Les longs cheveux, les petites mains fines, la poitrine légèrement arrondie, la courbe gracieuse du cou, l’expression retenue… » Si saint Jean a disparu on ne sait trop où, laissant la place d’honneur à Marie-Madeleine, c’est que c’est elle, le Graal, le Calice, l’épouse de Jésus. « Leonardo Da Vinci était persuadé de cette union. Sa Cène le proclame littéralement. Notez la correspondance entre leurs vêtements : robe rouge et cape bleue pour Jésus – robe bleue et cape rouge pour Marie-Madeleine. Yin et Yang, complémentarité entre le masculin et le féminin. » Les lignes de force du tableau, dessinant un V (« symbole du Calice, le principe féminin ») et du M (« trop parfait pour être le fruit d’une pure coïncidence ») ne le prouvent que trop.

    C’est à Madeleine que le Christ, féministe, prévoyait de confier la direction de l’église. D’où la jalousie – certifiée par la Cène – de Pierre, abominable machiste. « Sophie était à nouveau sans voix. Un personnage barbu et grisonnant se penchait vers la jeune femme, tendant devant son cou une main menaçante, comme la lame d’un couteau. Le même geste que celui de la Vierge aux Rochers…- Et regardez par ici, continua Langdon. C’est inquiétant aussi, ne trouvez-vous pas ?

    Entre les deux apôtres assis à la droite de Pierre, une main surgissait.

    - Il y a une main qui tend un poignard ! s’exclama Sophie.

    - Exact. Et le plus étrange, c’est que, si vous comptez les bras, elle ne semble appartenir… à personne. C’est une main sans corps, anonyme. » (chap. 58)

    Maintenant qu’est exposée la théorie de Dan Brown (je n’insiste pas sur le caractère paradoxal de l’assertion qui veut que Léonard de Vinci ait multiplié dans son tableau des indices à la fois dissimulés et manifestes), attardons-nous sur ses connaissances artistiques.Jeux de mains. – Cette main « menaçante comme une lame de couteau » est tout simplement la main que Pierre pose sur l’épaule de Jean, selon l’évangile : « Un de ses disciples, celui que Jésus aimait, se trouvait à table tout contre Jésus ; Simon-Pierre lui fait signe et lui dit : Demande de qui il parle. » (Jean, 13, 23-24) Quant à la mystérieuse main au poignard, c’est la main droite de Pierre, qui était en train de couper quelque chose dans son assiette mais que l’annonce de la trahison à venir a interrompu. Prestidigitation, ou comment un banal couteau devient un poignard… (Je ne m’attarde pas sur l’allusion à la Vierge aux Rochers, objet d’autres divagations du même acabit.)Programme couleurs. – Concernant les couleurs de vêtements de Jésus et du personnage à sa droite, l’état actuel de la peinture ne permet absolument pas de conclure à l’équivalence entre les bleus d’une part, les rouges d’autre part. Je passe sur le détail du V et du M : ce sont des enfantillages, et des enfantillages ne se réfutent pas.Caractères sexuels secondaires. –

    Saint Jean a toujours été représenté juvénile et frais, symbole de sa virginité conservée. Dans les représentations, il s’oppose ainsi facilement aux autres apôtres, volontiers costauds et barbus. Dan Brown arrange les choses : des cheveux longs et une expression retenue n’appartiennent pas qu’aux femmes ; il concède une poitrine « légèrement » arrondie (quel bonnet ? Un 90 D aurait été plus convaincant ; en réalité, une fois encore, l’état de la peinture ne permet pas de dire si le personnage a une poitrine). Que saint Jean, dans cette Cène, soit plus féminin que juvénile

    est imputable à l’homosexualité probable du Vinci pour qui un jeune homme efféminé devait être le summum de la beauté.

    Abus d’alcool. –

    Les treize gobelets de vin étiquetés « bizarres » ne me le semblent en rien et ne peuvent donc pas être utilisés comme indice d’une hétérodoxie quelconque dissimulée. Voici une Cène où figure le seul Calice (fig. A) ; voici une Cène où figure le Calice au milieu d’une vaisselle variée (fig. B) ; voici deux scènes sans Calice, mais avec vaisselle (fig. C & D).

    Dan Brown aurait beau jeu de rétorquer que la première miniature citée représente l’orthodoxie et que les dernières ont été peintes par des « initiés » du genre Leonardo. Le terreau initiatique permettant la croissance irrationnelle de toute théorie, nous resterons sur le terrain plus sûr, démontrable, de l’iconographie.

    La Cène du Vinci et les enluminures C et D sont sans Calice parce qu’elles se passent au moment de l’annonce de la trahison de Judas. La figure C illustre l’annonce de la trahison suivant Marc (14, 20) et Matthieu (26, 23): Jésus et Judas mettent la main au plat au même instant. La Cène du Vinci et la fig. C suivent l’évangile de saint Jean. Cène du Vinci : saint Pierre interroge saint Jean (Jn, 13, 23-24). Fig D: celui-ci transmet la question au Christ «en se penchant alors vers la poitrine de Jésus». (Jn. 13, 25). La figure B illustre le verset suivant 13, 26 : Jésus tend la bouchée à Judas qui tient la bourse (Jn. 13, 29). La présence du Calice ici peut s’expliquer soit par la volonté de signaler sans ambiguïté qu’il s’agit bien de la dernière Cène, soit par la lecture de saint Marc et saint Mathieu selon lesquels l’institution de l’Eucharistie eut lieu «tandis qu’ils mangeaient».

    La figure A, elle, insiste sur le moment sacrificiel, eucharistique, du repas : la table est débarrassée de toute vaisselle profane au profit du vase sacré : ne restent que le Calice, l’hostie et un couteau (qui doit signifier la fraction du Pain). La seule bizarrerie dans cette Cène est que les douze apôtres ont leur auréole alors qu’en B et C Judas en est dénué. Je me garde bien d’en tirer une quelconque conclusion sur les croyances du peintre quant à une «sainteté» de Judas; ce serait l’objet d’autres recherches .

    Que reste-t-il de nos amours ? et des démonstrations de Dan Brown ? Plus des premières, assurément, que des secondes.

    Samuel


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