• Hugues Rebell, deux articles

    Deux articles d’Hugues Rebell parus dans Le Soleil

    Les Patricides glorifiés

    Les premiers jours de septembre sont pour nous des anniversaires pleins de douleur. Ils appellent ces fantômes terribles des armées détruites, des champs de bataille inondés de sang, - le souvenir d’une catastrophe sans exemple. Mais Sedan, avec ses entassements de cadavres, ses troupes débandées et folles, son entourage de villes en feu, est d’une vision moins pénible que la tragédie du Quatre-Septembre, de la Commune et de la troisième République. Ici rien d’héroïque : le désastre a même quelque chose de ridicule, de burlesque, qui pourrait égayer un étranger indifférent aux maux de notre pays ; le destructeur prend des allures de pitre forain, de Robert Macaire. C’est l’assassin devenu juge, gendarme, héritier de sa victime. Et Robert Macaire triomphe : nul n’ose dévoiler la supercherie.

    Malgré les beaux livres de MM. Duquet et Arthur Chuquet, l’histoire de cette malheureuse époque reste enveloppée d’ombre. En effet, on néglige volontairement tout ce qui pourrait l’éclairer, je veux dire les révélations du principal acteur : le parti républicain. Sans disculper Napoléon III, il conviendrait de s’attaquer au vrai criminel ; l’empereur n’est coupable que d’avoir laissé grandir le mal, de l’avoir subi, d’en avoir été l’humble esclave, mais cette complicité timide ne doit pas faire oublier ceux qui ont préparé l’attentat, qui l’ont accompli, qui en ont bénéficié. C’est l’habitude des orateurs républicains de flétrir les conservateurs qui, en pleine paix, en vue des guerres possibles, et par souci de la prospérité nationale, s’avisent de mettre en doute l’excellence du gouvernement actuel.

    Ces orateurs ont la mémoire courte ; ils oublient que durant tout l’Empire ils ont souhaité la défaite de la France. Nous avons des témoignages qui ne sont point suspects, par exemple, celui de M. Darimon, l’un des membres les plus actifs de l’opposition libérale sous Napoléon III. « M. Jules Simon, dit-il, n’est pas seulement un adversaire de la guerre ; le succès de nos armes lui cause un dépit profond, parce qu’il rehausse le prestige de l’Empire. » Ce sentiment n’était point particulier à M. Jules Simon. Tout le parti républicain qui nous fait aujourd’hui la loi, avait cette horreur du succès militaire. « Guerre à l’Armée ! » a été le cri de ralliement des humanitaires de l’Empire comme il devint plus tard le mot d’ordre des dreyfusistes.

    M. Thiers, le fondateur de la République, a prudemment laissé dans l’oubli - et ses éditeurs n’ont pas eu meilleure mémoire – le discours à la Chambre du 31 décembre 1867. Il s’y élève contre les nouveaux projets de mobilisation, il refuse de croire que l’armée prussienne soit aussi nombreuse qu’on le prétend. « Vous vous défiez beaucoup trop de votre pays, dit-il, et vous l’effrayez. Il faut le rassurer. Nous avons une puissante armée. Et puis, n’auriez-vous pas toujours deux ou trois mois pour organiser la garde nationale ? » Il a surtout pleine confiance dans « cette vive ardeur qui s’allume dans tous les cœurs français au moment d’une guerre. » Comment ne dormirait-on pas tranquille après cela ! Le discours de M. Thiers fut très applaudi. L’humanitarisme était alors en grande faveur. Il trouvait des adeptes même auprès des généraux. Dans un livre qu’on devrait bien distribuer à tous nos députés socialistes et progressistes, Les entretiens de Bismarck, le secrétaire du chancelier nous montre le général Wimpffen parlant de la fraternité des peuples au moment de la capitulation de Sedan, alors que Bismarck gronde entre ses dents : « Balivernes ! balivernes ! » évidemment Wimpffen tenait là un discours de circonstance, mais plusieurs généraux pensaient réellement ce qu’il ne disait que des lèvres et par occasion. Dans toute cette guerre, ce n’est point le courage des soldats qui fait défaut ; il y a des actes de bravoure admirables ; l’infériorité du nombre même n’est point la véritable cause de la défaite ; non, ce qui nous a menés à Sedan, c’est le manque de foi de certains chefs. Le parti républicain avait accompli son œuvre ; il avait détruit chez beaucoup l’enthousiasme, la croyance, le feu qui donne la victoire. Ces manœuvres mollement faites, ces marches et ces contre-marches, ces troupes qui arrivent en retard ou qui n’arrivent point, ces hésitations continuelles, tout cela indique bien que la guerre, la gloire, le succès sont devenus presque indifférents à ceux qui commandent. On s’y intéresse comme à une partie de billard, et on laisse le hasard décider pour ou contre soi.

    Et on ne croit pas plus au chef qu’à la guerre. Tout le monde commande et personne. L’Empereur, Lebœuf, Bazaine, Mac-Mahon, Ducrot, Wimpffen sont généralissimes tour à tour. à qui obéir ? C’est ici qu’on voit l’importance du chef, du Prince reconnu comme un maître respecté, dont on n’a pas à discuter les ordres ; et l’on comprend pourquoi le général de Gallifet, avant d’être ministre, disait que l’idée d’une République n’est pas compatible avec celle d’une forte puissance militaire. Imaginez que la guerre éclate aujourd’hui. Qui commanderait ? Serait-ce le général André, si populaire ? Serait-ce M. Loubet, si expérimenté ? Serait-ce le général Brugère ? Seul le Prince, avec la force du commandement, qu’il tient de ses ancêtres, peut réellement imposer sa volonté.

    Napoléon III n’avait pour se faire obéir que cette autorité personnelle qui ne résiste guère à la maladie, à l’âge, à la mauvaise fortune. Il sentait si bien sa faiblesse devant l’indifférence de ses généraux qu’il n’osait plus donner un ordre, agir en son nom. Il semble alors qu’il n’est plus que l’ombre de lui-même. Si réellement il eût été le représentant du pays, s’il eût pensé avoir le droit de faire la paix, la France peut-être ne serait pas démembrée ; elle n’eût pas prolongé cinq mois une lutte inutile ; Paris n’eût pas connu les souffrances du siège et les destructions de la Commune. Bismarck l’a dit à Napoléon III, qui se plaignait des dures conditions qu’on imposait à son armée : « Si l’Empire était solidement établi, nous vous ferions des conditions moins onéreuses, et nous signerions la paix avec vous sans penser que demain elle sera violée ; on peut compter, en effet, sur la parole et la reconnaissance d’un Prince, mais non pas sur celles d’un peuple qui change chaque jour ses institutions et son gouvernement ».

    Bismarck, comme Napoléon III, se doutait bien que la révolution, à la nouvelle de Sedan, allait éclater à Paris. Admirons encore une fois le patriotisme du parti républicain. Il attendait la défaite - non pas l’irrémédiable que personne n’eût pu prévoir - mais une défaite quelconque pour renverser l’Empire et s’installer à sa place. Le trouble que doit produire un changement de gouvernement dans l’état, la difficulté d’improviser un ordre nouveau, rien de tout cela ne l’occupait. Il ne songeait qu’à être maître, à goûter un peu au pouvoir, fût-ce comme Jean de Leyde, pour quelques semaines. La première tentative d’insurrection avait empêché le retour de l’Empereur à Paris, la réorganisation de l’armée de Mac-Mahon ; le parti républicain avait ainsi condamné l’armée impériale. Au quatre septembre, il acheva la ruine de la France. Il y eut alors un schisme dans le parti. Les uns tenaient pour le pouvoir immédiat, comme Gambetta ; les autres, comme Thiers, pour le pouvoir futur. On se souvient de la visite que Mérimée, mourant, fit, à la demande de l’Impératrice, à ce destructeur de monarchies. Il implorait, son aide, il le priait d’user de sa popularité pour établir un gouvernement fort qui pût sauver le pays. « Il n’y a rien à faire », dit Thiers. Cela signifiait qu’il y avait trop à faire pour lui. Il voulait bien être le sauveur, mais lorsqu’il n’y aurait plus rien à sauver. M. Thiers a été comme le modèle de tous nos républicains au pouvoir. Ils ont été les pilleurs d’épaves du grand naufrage qu’ils avaient préparé. Les années leur ont fait oublier le crime, et l’or, les honneurs, les ont assurés de leur vertu.


    Spéculateurs

    Pour réaliser son rêve monstrueux : des hommes semblables, n’ayant ni fonctions particulières, ni devoirs différents, égaux en sottise et en impuissance, la démagogie essaie de modifier toutes nos façons de vivre ; elle travaille à sa tâche aujourd’hui avec une ardeur féroce : il faut que tout se transforme, êtres et choses ; jamais ne s’est montrée si insolemment la tyrannie du fanatisme qui ne veut pas tenir compte de l’œuvre des siècles, de l’instinct naturel des peuples, mais forcer, contredire, réformer toutes les inclinations de l’existence. Il suffit que Paris doive la plus grande part de sa beauté à la Royauté française pour que la démagogie ne veuille pas la lui pardonner. Dès maintenant, si ne s’y oppose une autorité forte, par exemple, une ligue qui ne se contente pas de protestations et de discours, Paris est condamné ; la Commune n’aura été qu’un essai de l’énorme destruction que la troisième République va achever, doucement, au milieu du consentement ou du moins du silence d’un peuple où il y a des artistes, des historiens, des gens épris du passé, de la beauté, des simples enfin qui n’ont que des souvenirs, des habitudes, et s’étonnent de ne plus se reconnaître dans l’endroit même où ils sont nés.

    Je ne fais point ici de « tartine » ; je ne prends point d’attitude, et je n’exagère rien. Je suis seulement plein de douleur et d’indignation à la pensée que l’œuvre folle de la démolition de Paris s’accomplit avec une telle aisance et une telle rapidité, comme quelque chose de naturel, de nécessaire, quand, au contraire, on ne peut rien imaginer de plus insensé ni d’aussi extravagant dans la barbarie.

    Les autres villes, par exemple une grande cité commerçante comme Londres, ont autant, sinon davantage, besoin, que Paris, de nombreuses voies de circulation ; mais parle-t-on chez nos voisins de mettre un tramway dans Hyde-Park, d’abattre les arbres de Green-Park pour y faire une rue et de démolir Buckhingham-Palace sous prétexte qu’il n’est pas dans l’alignement et gêne le passage ? Les Anglais, sans être un peuple d’idéalistes, n’estiment pas que l’humanité ne soit qu’un besoin de circulation. Or, nous, au contraire, nous en sommes là. On va sacrifier, comme on l’a déjà fait je ne sais combien de fois, un monument à une rue, et quel monument ? L’Institut seulement ! Il n’y a aucune raison pour que bientôt le Palais-Royal, le Louvre, dont les guichets ne facilitent pas précisément la circulation, n’aient le même sort que l’Institut. Une sorte de manie destructive semble s’être emparée de certains hommes, qui les pousse à tout ruiner. Les villes, je le sais bien, doivent se transformer comme notre existence, mais ces transformations hâtives et inutiles sont absolument inouïes et contraires à la nature. En saccageant ainsi notre passé nous ressemblons à ces sauvages qui assassinent leurs vieillards, même s’ils sont encore sains et robustes.

    Des règlements de police et chez les cochers et les charretiers moins de cette routine qui les fait choisir certaines rues de préférence à d’autres, d’un trajet aussi court, parfois même plus rapide, il n’en faudrait pas plus pour rendre aisée la circulation. Paris, surtout après la construction complète du Métropolitain, ne peut avoir aucun embarras à se mouvoir ; si on le persuade qu’il manque de rues, on le trompe.

    Et de fait on a intérêt à le tromper. Nos politiciens démocrates, conseillers municipaux ou députés, tiennent à s’occuper de grandes œuvres : voter un budget qui ne soit pas trop chargé, supprimer des taxes ou ne pas en créer de nouvelles, à leur sens, cela est bien trop modeste. Au contraire, démolir et rebâtir Paris, quelle gloire !

    Gloire dorée au surplus. Pourquoi serait-on politicien, dans une démagogie, si ce n’est pour remplir sa bourse, pour faire des affaires ? Le politicien de la démocratie a toujours derrière lui le spéculateur pour lui montrer une affaire et l’ingénieur pour l’accomplir sous sa direction. Ce sont les trois compères qui, aujourd’hui, se chargent de bouleverser Paris, de ne pas laisser un souvenir de son histoire, une pierre de ses monuments. Ainsi dans cette horrible anarchie où nous vivons, c’est la richesse que l’esprit révolutionnaire a choisi comme agent de ses destructions ; c’est la richesse qui démolit les palais, qui arrache les arbres des parcs, qui travaille à faire à l’humanité une vie laide, monotone, malsaine, odieuse ! Les intelligences sont à ce point confuses et obscurcies que les hommes s’acharnent à leur perte en croyant tout sacrifier à leurs intérêts, et que dans ce moment les pires aveugles sont justement ceux qui se nomment pompeusement des spéculateurs, d’un mot qui signifie contemplation haute, vue profonde, compréhension vaste.

    Même en oubliant l’art, l’histoire, ce qui donne à notre existence une joie et une fierté, en ne se plaçant qu’au point de vue de l’argent à gagner, est-ce un si bon calcul de prétendre changer la caractère d’une ville, et de lui enlever tout ce qui fait la fortune de ses habitants ?

    En même temps qu’on trace les nouvelles rues, s’en vont les anciennes maisons, quelquefois beaucoup moins incommodes que les étroits logements que l’on construit pour les petites et même les moyennes bourses ; les loyers s’augmentent, et les Parisiens qui vivaient à Paris, de plus en plus gagneront la banlieue, les villes voisines. Une partie de Paris ressemblera au quartier de la Cité, à Londres ; on n’y viendra que pour le travail et les affaires ; des maisons, bâties pour former une cinquantaine d’appartements, devront se louer à des Compagnies, se loueront moins facilement, et par suite moins cher. Paris déserté de bonne heure, triste, sans promenades, sans rues pour les voitures, sillonné partout d’horribles tramways, ne sera plus le rendez-vous des grandes fortunes. Ce ne sera plus la ville du loisir, du luxe et de l’art. Sera-ce la ville du commerce ? Mais tous ses commerçants et ses industriels travaillent précisément pour le loisir, pour le luxe et pour l’art. On l’a bien vu à son Exposition organisée par des politiciens, des spéculateurs et des ingénieurs, à son exposition démocratique, d’où l’on avait voulu chasser le luxe et la beauté. Paris n’a pas fait ses frais.

    Il est temps que la Monarchie, en rendant à la richesse ses droits, lui rende aussi ses devoirs et son utilité. Même ces traitants, ces agioteurs de l’Ancien Régime, que Lesage et Dancourt ont si cruellement fustigés, s’ils acquéraient mal leurs richesses, devaient les dépenser en œuvres utiles. Aujourd’hui la richesse se cache, comme un opprobre ; se sentant traitée en usurpatrice, elle oublie quel rôle bienfaisant elle doit jouer dans l’humanité ; il ne lui est plus permis que de se dépenser en secret, de spéculer et ainsi travaille-t-elle moins à ses intérêts du jour qu’à sa ruine de demain.


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