• "Le miracle est dans le quotidien"

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    i modestement que ce soit, évoquer la figure de C. F. Ramuz me paraît bien audacieux de ma part. Son œuvre est si vaste en même temps qu’essentielle ! Je la crois unique dans le monde littéraire qui n’est pas à proprement parler le sien, car elle offre de grandes similitudes avec l’univers pictural auquel la nature même de son art la configure. Enfin elle se situe au centre de la destinée humaine, du drame humain.<o:p></o:p>

    « Une seule chose est sûre, c’est qu’on est posé les uns à côté des autres, et puis c’est tout. Une seule chose est sûre, c’est qu’on doit mourir. Une seule chose est sûre, c’est qu’on est tout seul pour vivre, c’est qu’on est tout seul pour mourir. »[1]<o:p></o:p>

    « Je ne peux être heureux que méta- physiquement. »[2]<o:p></o:p>

    Ce qui m’unit à Ramuz est d’ordre intérieur. Je ne puis au mieux que relater mon approche de ses écrits, exprimer ce qu’ils furent pour moi et ce qu’ils demeurent en moi.<o:p></o:p>

    Dès les années trente, j’avais entendu parler de lui par notre maître André Charlier, et lorsque je lus La Grande Peur dans la Montagne, ce fut une révélation. Lire à quinze ans ce grave récit, c’est entrer dans un autre univers, non qu’il fût étranger au nôtre, mais simplement au delà. Charles Journet, qui admirait Ramuz et l’affectionnait, écrit fort bien qu’ « il ne faut aller aux choses qu’en regardant l’au-delà des choses… La lumière des choses est au delà des choses. » C’est ainsi que j’entrais, pour ne plus le quitter, dans cet univers ramuzien qui est l’illumination du nôtre, où « le miracle est dans le quotidien ».[3]<o:p></o:p>

    Oui, l’œuvre de Ramuz appartient plus à la peinture qu’à la littérature. Encore faut-il préciser que ce monde de l’image où il évolue, et qu’il suscite, ne s’enferme jamais dans la description à la manière d’un Balzac, d’un Flaubert ou même d’un Proust. Son image est de l’ordre de la parabole. Elle est métaphysique.<o:p></o:p>

    Je ne puis m’empêcher de noter ici ce que André Charlier écrivait dans sa jeunesse au sujet de la création, tant cela me paraît éclairer l’œuvre de Ramuz.<o:p></o:p>

    « Produire est évidemment la seule excuse de cette vie. [Il est à remarquer que dès son enfance Ramuz éprouva la nécessité de s’exprimer pour être.] À quoi bon Seigneur, cet esprit que vous m’avez donné, si ce n’est pour créer ? Cet esprit est fait à l’image du vôtre. Votre Esprit est l’Esprit Créateur par excellence en qui est contenu l’essence même des choses. Notre esprit est fait, lui aussi, pour créer. Mais au lieu de saisir les choses dans leur essence, il ne les saisit que dans leurs rapports sensibles, et son œuvre est justement de faire jaillir, d’un rapport choisi à dessein, l’éclair de réalité qui doit nous guider dans les ténèbres. »<o:p></o:p>

    Ce rapport, qui établit les choses dans leur réalité substantielle, me semble être précisément l’objet du long et patient effort de Ramuz.<o:p></o:p>

    « Toutes mes joies, dit-il, ont été dans le rapport de moi qui suis, non à ce que j’ai eu, mais à ce qui est. L’homme est né pour la contemplation ! Tous mes bonheurs sont venus de là. Avoir n’est rien, être est tout. Être parmi ce qui est… »[4]<o:p></o:p>

    « Ne cherchons pas tout d’abord à comprendre : cherchons seulement à sentir. »[5] Il faut sentir pour voir et non savoir pour sentir.<o:p></o:p>

    D’où cet admirable apophtegme : « Connaître ce n’est point démonter, ni expliquer, c’est accéder à la vision, mais pour voir il faut participer, c’est dur apprentissage. » Quel mystique ne ferait pas siennes ces paroles ?<o:p></o:p>

    À l’approche de la mort, rassemblant le peu de forces qui lui restait, il note encore dans son journal, le 26 janvier 1947 : « Continuer à ne jamais rien expliquer : c’est le centre, mais je m’y tiens d’instinct, quoi qu’il puisse m’en coûter. »[6]<o:p></o:p>

    La participation aux choses est le fondement de l’œuvre de Ramuz, et la rigoureuse adéquation du mot à la chose qu’il désigne constitue son art, dont il me semble qu’on ne connaisse pas d’équivalent.<o:p></o:p>

    la participation – Oui, le miracle est bien dans le quotidien. Ramuz le voit et il en vit. Ce mot éclaire le mieux sa personne et son œuvre, lesquelles s’identifient. Elles sont comme une même chose, non que l’écrivain se raconte, ce qui les séparerait au contraire. Il ne s’agit pas d’égotisme mais d’intériorité, une communion avec les choses qui l’entourent, si profonde qu’il y discerne l’élémentaire avec cette extraordinaire intuition de l’être qui l’anime.<o:p></o:p>

    « La plupart des gens, écrit-il, jugent qu’un spectacle est d’autant plus poétique que les sens y sont moins intéressés. Ce sont des nominalistes ; ils se méfient de leur sens, comme n’étant propre qu’à les tromper.<o:p></o:p>

    Leur « poésie » ne commence pas pour eux avec le commencement de leur personne ; elle ne commence à vrai dire que là où leur personne prend fin. Elle n’est pas dans le contact aussi direct que possible avec l’objet ; elle est dans la suppression de tout contact avec l’objet. »[7]<o:p></o:p>

    Aussi affirme-t-il : « Je n’ai jamais douté des choses, ni de leurs leçons. Elles existent en dehors de moi, d’où leur solidarité, et c’est leur permanence que je révère. Il ne faut pas les regarder, il faut les voir. Et cette vue est d’autant plus pertinente qu’elle est instantanée, car c’est de cette instantanéité même que naît l’image, et l’image est le premier contact ou n’est pas. Mais cette image étant en nous, c’est à elle à présent qu’il importe de « ressembler », par l’expression qu’on en tire. »[8]<o:p></o:p>

    La spontanéité est une des grandes constantes de l’art.<o:p></o:p>

    Au jeune visiteur Pierre Vaney qui, avec bien d’autres, se rendait à la Muette, Ramuz conseille : « Attachez-vous aux choses, sachez les voir (et non les regarder) ; ces choses auxquelles les vieux tiennent tant qu’on dit que c’est de l’avarice. Mais il faut toujours, et c’est l’essentiel, y découvrir quelque chose de nouveau. Il faut éviter que les actes coutumiers nous arrachent à la vie, et par là nous empêchent de voir et de sentir. »[9] André Charlier aimait à dire que « la règle la plus importante de la vie spirituelle est de sans cesse rafraîchir le regard que nous devons porter sur les choses essentielles. »<o:p></o:p>

    L’ordre de la vision est le premier. Ramuz exprime la vérité des choses, en posant un regard neuf sur elles, les pénétrant jusqu’à leur être même. « Le vrai étonnement est celui qu’on ressent devant l’élémentaire : on ne voyage qu’en profondeur. »[10] C’est la leçon même du peintre Paul Gauguin ; constatant « l’abominable erreur du naturalisme », il affirmait : « Dans notre misère actuelle, il n’y a de salut possible que par le retour raisonné et franc au principe. » De son côté Charlier voulait « arracher au monde le principe de sa vie profonde ». <o:p></o:p>

    Ce fut l’inébranlable effort de Ramuz en ses récits comme en ses essais. « L’homme use le monde par habitude : l’artiste répare l’usure. »[11] « Retrouver l’innocence. »[12]<o:p></o:p>

    le mot – De cette nécessaire participation aux choses est né le style de Ramuz. Lorsqu’il tente de définir une poétique, il note : « Avec les mots de tout le monde dire des choses nouvelles. »[13]<o:p></o:p>

    Il est étonnant de rapprocher cette définition de celle que Cennino Cennini – encore un peintre – donne de son art : « C’est un art que l’on désigne par le mot peindre… il veut trouver des choses nouvelles cachées sous les formes connues de la nature. » Tout l’art de Ramuz est dans cette recherche incessante et jamais dévoyée du « mot vivant parce que vrai »[14]… « Trouver le mot, le sentir vivre : et il vous bouge entre les doigts comme un poisson qui sort de l’eau. »[15]<o:p></o:p>

    Ainsi Ramuz fut conduit à une véritable révolution spirituelle – disons plutôt rénovation du verbe en tant que tel. Fait unique dans la littérature où on assiste aujourd’hui à une désaffectation du mot. Il n’est le plus souvent qu’une coquille vide, ou encore « comme une espèce de monnaie usée dont on ne distingue plus l’effigie et qu’on donne à la place des choses » ainsi que le disait André Charlier. Dans La Grande Peur dans la Montagne on trouve ceci : « Quand on ne peut pas les voir, c’est comme la pipe, les mots eux non plus n’ont point de goût. »[16]<o:p></o:p>

    Sous la plume de Ramuz peu de mots, mais ils se juxtaposent ou se répondent en une correspondance qui unit les hommes, la nature et toutes choses, à la manière de la couleur pure chez les impressionnistes, à tel point que d’aucuns ont vu dans le style de Ramuz une équivalence avec cette école de peinture. En fait si l’on peut établir un rapport entre l’emploi de la couleur des uns et celui du mot chez l’écrivain, il existe cependant une différence fondamentale, celle même que Gauguin dénonçait lorsqu’il parle des impressionnistes : « Ils cherchent autour de l’œil, dit-il, et non au centre mystérieux de la pensée. »<o:p></o:p>

    Ramuz ne se contente pas du mot vivant à la manière de la couleur pure, il le veut en outre en parfaite adéquation avec ce qu’il désigne, qu’il s’identifie comme substantiellement avec l’objet, de même que Gauguin veut que le trait épouse la forme. Il est en effet à remarquer que l’impressionnisme aboutit à une impasse pour ne s’être attaché qu’à la couleur et avoir négligé le dessin.<o:p></o:p>

    Cette analogie entre l’art d’écrire et celui du trait est telle que lorsque Ramuz spécifie la relation du mot et de l’objet, il emploie les termes mêmes qui conviennent à l’art pictural. « On dit ‘épouser les contours’ : c’est trop de pudeur. Il faut faire infraction ; il faut épouser tout court. »[17] Cette phrase enchanta ma jeunesse de peintre, et elle m’enchante toujours. Une même ascèse procède au dur labeur d’écrire et de peindre. Une ascèse dévolue à l’imagination « imaginative » qu’il ne faut pas prendre pour « inventive » et maîtresse d’erreur comme le fait Pascal.  Baudelaire la gratifie de « Reine du vrai » et Ramuz la proclame : « Reine du monde. »<o:p></o:p>

    Il faut relire les magnifiques pages sur l’imagination dans « Remarques » du n°4 des « Six Cahiers », du 15 janvier 1920 :<o:p></o:p>

     « On confond trop souvent en littérature invention et imagination. [ J’ajoute qu’on peut aussi le dire en peinture. ] Il est même de règle qu’invention et imagination sont des facultés qui s’excluent… L’imagination seule fait voir, non l’invention… Elle est un état de vie profond communiqué à la matière : comme si plus on descendait dans la matière, plus on s’élevait dans l’esprit… La richesse du monde doit être en profondeur. On doit finir par pouvoir mettre toute la métaphysique dans une table : l’image d’abord qu’on s’en fait, l’image ensuite qu’on en « a fait »…<o:p></o:p>

    « Il n’y a pas d’amour là où il n’y a pas d’imagination. Non que l’amour suppose l’imagination, mais l’amour donne l’imagination. L’amour nous fait nous quitter nous-mêmes pour vivre dans ceux  que nous aimons. C’est la plus belle des imaginations. »<o:p></o:p>

    André Charlier écrit : « On ne connaît vraiment une chose d’une connaissance « métaphysique », ou mieux « ontologique », que si on se transporte pour ainsi dire à l’intérieur de cette chose, et l’amour seul peut nous en rendre capables. » Arrêtons-nous là, et contemplons ce « besoin de grandeur »[18] qu’il y avait chez Ramuz. Il le définit lui-même : « Travailler dans le vierge, au nom et sous le signe de la seule vérité, et toute espèce de beauté vous sera donnée par-dessus. » <o:p></o:p>

    Je garde entre les pages de l’un de ses livres l’annonce de la mort de Ramuz que j’avais découpée dans un journal. Elle est aussi laconique qu’insignifiante. Qui, en 1947, supposait que la voix qui venait de se taire à jamais était celle d’un très grand artiste, mais aussi celle d’un prophète des temps modernes. Le dernier sans doute.<o:p></o:p>

     « Les temps sont révolus où l’homme avait encore  une  taille  parce qu’il  était fait  à l’image de<o:p></o:p>

    Dieu, ou bien c’étaient les dieux qui étaient faits à son image. Le drame véritable est que l’homme n’a plus de taille. »[19]<o:p></o:p>

    « Il n’y a qu’un seul malheur pour l’homme, c’est d’être séparé de l’Être. » Idée forte d’André Charlier. Non seulement Ramuz ne s’en sépara jamais, mais il en eut le zèle jusqu’au bout de sa vie, et s’y consuma.<o:p></o:p>

    Sa sœur relata les derniers instants de son frère ce 23 mai.<o:p></o:p>

    « Son cœur battait faiblement. Une grande paix s’établit ; avant que le soleil disparaisse derrière les arbres, Ramuz avait cessé d’être. »[20]<o:p></o:p>

    Non. Il est. On ne cesse d’être, telle est la grandeur de notre destin : l’éternité. Et nous qui portons sa pensée à l’intime de nous-même, nous prions pour que malgré la désespérance qui affleure ses derniers écrits, l’Être qui est Amour le tienne embrassé éternellement en son amour.<o:p></o:p>

    <o:p> </o:p>

     (Cet article est paru en 1997 dans La Nation, journal vaudois, ainsi que dans le journal Présent, à l’occasion du cinquantième anniversaire de la mort de C. F. Ramuz.)<o:p></o:p>





    [1] Le Cirque, 1931. <o:p></o:p>

    [2] Journal inédit, novembre 1920. Publié par Georges Duplain in Ramuz – Une biographie, Ed. 24 Heures, 1991.<o:p></o:p>

    [3] Journal, juin 1923. Op. cit. note 2.<o:p></o:p>

    [4] Une Main, Grasset, 1923, p. 103.<o:p></o:p>

    [5] Les grands moments du XXe siècle français, conférences données en 1915. Edition posthume.<o:p></o:p>

    [6] Journal, janvier 1947, p. 144, éd. Mermod, 1949.<o:p></o:p>

    [7] Six Cahiers, n°4, p. 68, éd. Mermod, 1929.<o:p></o:p>

    [8] Journal, novembre 1941, p. 412, éd. Mermod, 1943.<o:p></o:p>

    [9] Biographie, cf. note 2.<o:p></o:p>

    [10] Six Cahiers, n°6, p. 186.<o:p></o:p>

    [11] Les Nouvelles littéraires, 1924.<o:p></o:p>

    [12] Journal, juin 1922, cf. note 2.<o:p></o:p>

    [13] Journal, 1913.<o:p></o:p>

    [14] Journal, août 1922. Cf. note 2.<o:p></o:p>

    [15] Journal, août 1921. Cf. note 2.<o:p></o:p>

    [16] La Grande Peur dans la Montagne, p. 20, Grasset, 1926.<o:p></o:p>

    [17] Six Cahiers, n°1, p. 3, Mermod, 1928.<o:p></o:p>

    [18] Tel est le titre d’un de ses essais.<o:p></o:p>

    [19] Taille de l’homme, Grasset, 1933.<o:p></o:p>

    [20] Rapporté par Georges Duplain, op. cit.<o:p></o:p>



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