• Léon Bloy

    IV. Léon Bloy, <o:p></o:p>

    Sueur de sang<o:p></o:p>

    Sueur de sang est, avec Les Soirées de Médan, l’autre recueil de nouvelles exclusivement consacré à la guerre de 1870. Il est aussi l’antithèse et l’antidote au naturalisme des Soirées : loin de la triste distanciation, tout feu tout flamme s’affirme la subjectivité de l’écrivain. Ces « contes militaires » ont paru dans le Gil Blas en 1892 et 1893, puis en recueil dans la foulée, un recueil dédié « à la mémoire diffamée de François-Achille Bazaine, maréchal de l’Empire qui porta les péchés de toute la France ». Léon Bloy montrait ainsi qu’il récusait la version officielle républicaine selon laquelle Bazaine était l’unique responsable de la défaite.<o:p></o:p>

    Bloy fut incorporé à Périgueux dans la Garde nationale mobile, son bataillon rejoignit l’armée de la Loire et constitua une partie du Corps Cathelineau. Au moment d’écrire ses contes, vingt ans après les faits, Léon Bloy lut les mémoires du général de Cathelineau pour se remettre dans l’ambiance, raviver ses souvenirs et y puiser des idées. On sait que l’écrivain se donna un alter ego littéraire du nom de Marchenoir : ce nom est celui d’une forêt au nord de Blois, où l’écrivain est certainement passé dans ses pérégrinations guerrières.<o:p></o:p>

    Du riche ensemble qu’est Sueur de sang, nous tirons La boue, où, dans le paysage sordide et grotesque du camp de Conlie, apparaissent en filigrane les questions politiques, et Les vingt-quatre oreilles de Gueule-de-Bois, coup de main et haut fait.<o:p></o:p>

    La boue

    Le médecin Cuche vient de donner sa démission pour cause d’impuissance à soigner les malades dans l’eau. Reçu dépêche qui promet armement et encourage à maintenir l’ordre. L’ordre existe. On meurt silencieusement. Mais la mesure est comble. »<o:p></o:p>

    Telle est la dépêche envoyée le 17 décembre au ministre de la Guerre par le général de Marivault, successeur de M. de Kératry au commandement en chef du camp de Conlie.<o:p></o:p>

    Ce général était en fonction depuis une semaine et n’avait pas encore pu visiter la dixième partie du monstrueux cloaque où pourrissaient cinquante mille hommes.<o:p></o:p>

    Je crois bien ! Il fallait des manœuvres de pontonniers pour franchir le moindre intervalle et on ne réussissait pas toujours à passer d’une tente à une autre. On pouvait mourir en chemin.<o:p></o:p>

    L’Ille-et-Vilaine, les Côtes-du-Nord et le Morbihan grouillaient dans un marécage. La Loire-Inférieure et le Finistère agonisaient dans dix pieds de fange.<o:p></o:p>

    Le silence était trop facile. La vase enlise le bruit aussi bien qu’elle enlise un homme, et la foudre même, quand elle s’y égare, devient presque aphone, a l’air de tousser.<o:p></o:p>

    Si le général en chef épouvanté, navré de douleur, indigné profondément de l’inertie ou de l’obstination du ministère, et lui-même soupçonné par ses propres hommes de cette effroyable conspiration contre la Défense nationale, n’avait, à la fin, pris sur lui l’évacuation de ce lieu de mort, le silence, bientôt, eût été vraiment absolu.<o:p></o:p>

    Cette foule immense, éclaircie déjà d’un sixième, se fût couchée définitivement dans la crotte liquide qui semblait monter toujours, et les historiens de la guerre franco-allemande auraient eu à enregistrer une bataille de plus, la grande victoire de la Boue remportée sur toutes les forces vives de la Bretagne.<o:p></o:p>

    « Le camp de Conlie confine à la politique », écrivait M. de Freycinet, valet de bourreau du Cyclope.1 On n’a jamais su pourquoi. Mais il n’en fallait pas davantage pour décider du sort de ces pauvres diables extirpés de leurs familles, chauffés à blanc sur le devoir de se faire démolir en combattant pour la patrie et qui furent envoyés vivants au pourrissoir.<o:p></o:p>

    Sur une masse de quarante-cinq bataillons, six seulement furent opposés à l’ennemi, dans les plus atroces conditions imaginables. C’étaient les 2e et 3e de la légion de Rennes ; les 1er, 2e et 3e de la légion de Redon-Montfort.<o:p></o:p>

    Ces troupes n’avaient jamais été exercées ni même armées. Le bataillon de Saint-Malo, par exemple, ne reçut des fusils, hors d’usage, d’ailleurs, et non accompagnés de cartouches, que le 7 ou 8 janvier, c’est-à-dire après deux mois de cantonnement dans l’horrible purée mentionnée ci-dessus et trois jours avant l’affaire décisive de la Tuilerie où on les mit en présence des formidables soudards de Mecklembourg.<o:p></o:p>

    Il paraît que ces fiévreux mangés de vermine et incapables de défendre leur peau une demi-minute, étaient redoutés comme chouans probables ou possibles. Rien ne prévalut contre cette imbécile crainte et les malheureux furent sacrifiés odieusement dans les circonstances précises où devait s’accomplir le dernier et suprême effort de la résistance.<o:p></o:p>

     <o:p></o:p>

    Ils le sentaient bien, les infortunés Bretons qui se révoltèrent plusieurs fois et tentèrent de déserter. On les entendaient à Conlie crier : « Partons, retournons chez nous. à la maison ! à la maison ! »<o:p></o:p>

    Ce n’était pas un complot ténébreux, mais une résolution annoncée ouvertement qui désespérait les chefs privés de moyens de répression.<o:p></o:p>

    L’affreux cloaque les retint plus efficacement que n’eussent pu le faire les quarante gendarmes dont chacun aurait eu à lutter contre un millier d’hommes au désespoir.<o:p></o:p>

    L’avenir ne le croira pas. On ne pouvait faire un pas sans s’enfoncer à mi-jambe. On eût dit que des mains flasques et puissantes saisissaient, au fond de chaque ornière, les sabots des misérables que les fournisseurs de l’intendance, persuadés de l’insolvabilité du camp, s’obstinèrent à ne pas chausser.<o:p></o:p>

    Quand les hommes avaient accompli les corvées indispensables à la quotidienne existence, ils étaient à bout de forces, à moitié morts d’épuisement. On voyait des êtres jeunes et robustes, les plus intelligents peut-être, dont on eût pu faire des soldats, s’arrêter privés d’énergie, enfoncés dans la boue jusqu’aux genoux, jusqu’au ventre, et pleurer de désespoir.<o:p></o:p>

    Il faut l’avoir connu ce supplice de ne jamais pouvoir se coucher ! Car cette foule condamnée à mort, — pour quel crime, grand Dieu ? – vit recommencer la chose qui n’a pas de nom, l’horreur sans mesure, et qui n’était encore arrivées qu’une seule fois, du célèbre naufrage de la Méduse. Une masse d’homes forcés d’agoniser pendant des semaines, DEBOUT, les jambes dans l’eau !<o:p></o:p>

    Et encore les naufragés de l’Atlantique n’étaient pas sans espérance de s’étendre, un jour, fût-ce pour mourir. Chaque fois que l’un d’eux, tué par l’inanition ou gobé par un requin, disparaissait, le radeau, allégé d’autant, remontait d’une toute petite ligne. D’homicides bousculades s’ensuivirent. Ces « humains au front sublime », comme disait Ovide, faits pour contempler le ciel, étaient moins rongés par la famine que par l’ambition de revoir enfin leurs pieds…<o:p></o:p>

    à Conlie, cette ambition ou cet espoir était impossible. Plus on crevait, plus la boue montait. Si, du moins, c’eût été de la bonne boue, de la saine argile délayée par des météores implacables ! Mais comment oser dire ce qu’était, en réalité, cette sauce excrémentielle où les varioleux et les typhiques marinaient dans les déjections d’une multitude ?<o:p></o:p>

    Même après vingt ans, ces choses doivent être dites, ne serait-ce que pour détendre quelque peu la lyre glorieuse des vainqueurs du Mans qui eurent, en vérité, la partie beaucoup trop belle.<o:p></o:p>

    Il ne serait pas inutile, non plus, d’en finir, une bonne fois, avec les rengaines infernales dont nous saturent les moutardiers du patriotisme sur l’impartialité magnanime et le désintéressement politique de certains organisateurs de la Défense.<o:p></o:p>

     <o:p></o:p>

    On essaya pourtant de jouir dans ce marécage. En attendant les quelques escadrons de uhlans ou deux ou trois compagnies d’artillerie bavaroise qui pouvaient suffire amplement à l’extermination de cette armée sans fusils, sans tête et surtout sans pieds, le camp était assiégé par une autre armée de marchands de cidre dont les charrettes innombrables chargées de tonneaux eussent dû être réquisitionnées avec violence pour le baraquement ou le chauffage des moribonds.<o:p></o:p>

    Il y avait aussi des femmes, et quelles femmes ! venues, on ne savait d’où, qui compliquaient de leurs ferments la putridité générale.<o:p></o:p>

    C’était une chose à dépasser l’imagination, de voir ces créatures maquillées et vêtues de fange, s’accoupler, dans des coins fétides, avec d’impurs marcassins ruisselants de liquides noirs, jusque sous le nez tolérant des sous-officiers caparaçonnés eux-mêmes d’immondices.<o:p></o:p>

    Il y avait surtout, et l’histoire en est surprenante, une fille protégée par un vieux tringlot gardé, je crois, par pitié, et qui pourrissait à vue d’œil. L’aspect seul de ce chevalier de la couperose et de l’eczéma, muselé de croûtes perpétuelles, eût dû être, pour les amateurs de sa compagne, le plus efficace des prophylactiques.<o:p></o:p>

    La vue même de cette compagne semblait, tout d’abord, ce qu’on peut imaginer de moins excitant. Visiblement consumée de phtisie et la face en tête de mort, on l’appelait l’épitaphe, dénomination singulièrement expressive et presque géniale, après laquelle une tentative de portrait serait ridicule.<o:p></o:p>

    Eh bien ! les ravages de ce couple furent inouïs. Tout le monde voulut de cette fille et tout le monde en redemanda. Les plus favorisés ou les plus riches étaient reçus dans la voiture du tringlot, voiture hors de service et immobilisée comme le reste, au-devant de laquelle se liquéfiait le cheval enterré, lui aussi, dès le commencement, dans quelque chose de bleuâtre qui prétendait à l’honneur d’être de la boue. La place en était marquée, fort heureusement, par les quatre sabots en l’air, dressés au-dessus de l’effroyable magma qu’on pouvait ainsi éviter.<o:p></o:p>

    Les roues de ce char n’ayant pas encore succombé, l’intérieur passait pour un endroit sec, assimilable, par conséquent, aux plus lointains paradis, et les élus étaient fort enviés. On essayait, à la sortie, de les faire tomber dans le cheval.<o:p></o:p>

    Cependant il y avait de bons jours, les jours de vadrouille pour l’épitaphe que ces mobilisés indéracinables appelaient alors : Madame.<o:p></o:p>

    Elle faisait la tournée des tentes sur une manière de traîneau dont on se lançait les cordes, — équipage suggestif de la claie des suicidés, — et consolait jusqu’à douze lamentateurs pour la somme de cinquante centimes.<o:p></o:p>

    Mais, comme disaient les gens de Lannion, c’était trop beau pour durer. Elle fut étouffée un jour par un grand gars de Pont-l’Abbé ou de Concarneau qui besognait avec énergie sans s’apercevoir qu’elle avait complètement disparu dans le « tapioca de macchabées » dont sa tente était à moitié remplie…<o:p></o:p>

    On s’étripa, quelques-uns se tuèrent de désespoir, la désolation fut à son comble et telle serait, d’après une légende popularisée dans les alentours, la vraie cause ignorée de l’évacuation de ce camp maudit.<o:p></o:p>



    Les 24 oreilles de gueule-de-bois

    L’homme et la femme passèrent une demi-douzaine de nuits sur des chaises au coin du feu, le petit garçon de six ans, s’agitant à leurs pieds, roulé dans un vieux manteau.<o:p></o:p>

    à peine séparés de ce groupe d’insomnies par un clayonnage décrépit, trois ou quatre sous-officiers ronflaient dans le pauvre grand lit de leurs noces. Un peu plus loin, d’autres hommes dormaient ou essayaient de dormir dans la paille, dans les copeaux, dans des couvertures ou des haillons, dans tout ce qu’ils supposaient capable de les protéger contre la froidure atroce de ce long décembre aux pattes gelées qui se promenait sur la France.<o:p></o:p>

    On pouvait bien être vingt à crever de misère dans cette baraque de sabotiers où les chefs avaient cru devoir poster une manière de grand-garde, à la lisière d’un bois très suspect. On y subodorait le Prussien, on croyait même, quelquefois, l’entendre vaguement, très loin, derrière la futaie sombre, dans l’énorme silence des heures.<o:p></o:p>

    à intervalles réguliers, un désespérant caporal appelait quatre ou cinq hommes, les aidait même charitablement du pied à se relever. Bâillements de fauves, rapides invocations à quelques démons, cliquetis de sabre-baïonnettes, heurts de crosses de fusils et de pieds pesants sur le sol battu, et disparition dans les ténèbres extérieures.<o:p></o:p>

    Après un demi-quart d’heure de piétinement au-dehors, les hommes de garde rentraient, expirant de froid, exhalant d’épaisses buées, décollant leurs doigts des flingots lancés avec rage, et se laissaient tomber lourdement à la place tiède, abandonnée par les camarades.<o:p></o:p>

    Il fallait toute l’autorité du caporal de semaine, hirsute braconnier du Périgord, devenu pasteur de zéphyrs1 dans les joyeuses compagnies d’Oran, pour que les hôtes misérables ne fussent pas écartés brutalement de leur propre foyer.<o:p></o:p>

    Cette bonne brute qu’on appelait Gueule-de-Bois et qui respirait pour tous les Allemands la haine la plus démoniaque, avait pris l’enfant du sabotier sous sa protection. Il l’installait sur ses genoux et l’enveloppait de ses deux bras pour le réchauffer, quand il sentait le petit être grelotter contre ses jambes.<o:p></o:p>

    Il ne pouvait se faire à l’idée que les sous-officiers, en nombre d’ailleurs anormal, se fussent emparés du lit de ces malheureux. Il avait même risqué, sans succès, quelques rudes observations. « Charognes ! » disait-il entre ses dents, plein de mépris pour les galons improvisés de ces fils de bourgeois qui n’avaient jamais servi et qu’une organisation tout arbitraire avait faits ses chefs.<o:p></o:p>

    Le père et la mère, gens simples et timides, subissaient avec douceur les avanies ou les insolences qu’il ne pouvait leur épargner. On avait bu tout leur cidre et ils avaient vu brûler, en moins de quatre jours, toute leur provision de bois. Les précieuses billes de noyer qui devaient servir à faire des sabots n’avaient pas été plus épargnées que les rondins ou les margotins et ils s’estimaient heureux qu’on ne détruisît pas aussi leurs vieux meubles.<o:p></o:p>

    Il est vrai que les intrus partageaient avec eux le biscuit avarié et les quelques tranches de lard que leur conférait une intendance fanatique d’inexactitude. En plein jour, quand les lutins bleus de la nuit polaire n’excitaient pas l’égoïsme du soldat, il y avait, certes, un peu de pitié pour ces pauvres gens exténués, mangés par leurs défenseurs et que l’ennemi survenant pourrait bien châtier avec cruauté pour avoir hébergé des francs-tireurs. On en avait vu d’épouvantables exemples…<o:p></o:p>

    Un beau matin, on fut rallié soudainement, un peu avant l’aube, et on détala comme des loups.<o:p></o:p>

     <o:p></o:p>

    Quelques jours plus tard, à trois lieues de là, en pleine forêt, un paysan qui servait de guide, et qui, par miracle, ne trahissait pas, vint raconter à Gueule-de-Bois que la maison du sabotier était maintenant occupée par les Prussiens, et qu’ils étaient une douzaine là-dedans qui n’avaient pas l’air de s’embêter.<o:p></o:p>

    On était en force, et il eût été facile de lancer trente ou quarante hommes sur ce point. Mais le caporal garda la chose pour lui, connaissant ses chefs et sachant combien il eût été vain de s’adresser au commandant qui n’eût pas manqué, avec sa profondeur ordinaire, de soupçonner immédiatement un piège. Il résolut simplement d’agir comme il lui plairait.<o:p></o:p>

    Ayant donc formé son plan, il choisit parmi ceux que le service laissait libres ce jour-là, deux hommes dont il était sûr. Le premier était un robuste montagnard du Sarladais, poilu jusqu’au bout des doigts, nommé Pierre Cipierre et, dès son enfance, bizarrement surnommé Le Même, pour exprimer, croyait-on, l’obstination la plus invincible. Le second n’était autre que ce Marchenoir, silencieux rêveur aux muscles accrédités, que devaient un jour éprouver, jusqu’à l’agonie, la fange bouillante et le crapuleux vitriol des inimitiés littéraires.<o:p></o:p>

    S’étant assuré la complicité de ces deux mâles qui lui parurent très suffisants pour l’exécution de son projet, on convint de sortir du camp, aussitôt après l’extinction des derniers feux ; chose facile et même tout à fait normale dans ces corps de volontaires ignorants des lois martiales, divisées parfois en sortes de clans et souvent livrés à la contradictoire fantaisie des chefs.<o:p></o:p>

    On se mit donc en marche à travers les bois par une scintillante et glaciale nuit sans lune, les trois hommes ayant très soigneusement bouchonné de paille leurs chaussures pour étouffer le bruit de leurs pas.<o:p></o:p>

    Il semblait que la nature entière fût morte de froid. Les arbres festonnés de givre avaient le silence et l’immobilité du cristal. Les ondulations de l’air devaient s’étendre sans obstacle, indéfiniment, et porter au loin le plus léger bruit.<o:p></o:p>

    L’ancien braconnier qui se rappelait très bien le chemin parcouru en sens inverse ne s’égara pas une minute et, malgré la prudence méticuleuse de cette marche indienne, on aperçut la maison avant que sonnât le coup de minuit à l’horloge des ducs et des chats-huants.<o:p></o:p>

    Les audacieux s’arrêtèrent à cent mètres environ derrière une haie, et il y eut, à voix très basse, une courte délibération. L’unique fenêtre était vivement éclairée et on entendait, avec une étonnante limpidité, des voix allemandes qui éclataient de minute en minute par-dessus de faibles implorations douloureuses.<o:p></o:p>

    — Les pauvres bougres sont dans les mains de ces salauds, souffla Gueule-de-Bois et je veux bien qu’on me rogne le derrière si nous ne parvenons pas à les démolir à nous trois. Les brigands doivent être à moitié soûls et ne se méfient pas. Mais ils sont quatre pour un, et il s’agit d’être malins. Il faut d’abord que je voie s’ils ont une sentinelle. Je connais les trucs. Attendez-moi, gardez mon fusil, et ne venez me rejoindre que si vous m’entendez gueuler.<o:p></o:p>

    Aussitôt, il se plia en deux et disparut sans bruit, à deux pas de là, comme un énorme crapaud.<o:p></o:p>

     <o:p></o:p>

    Les quelques minutes qui suivirent parurent longues aux deux estafiers qui formaient la réserve de cette singulière colonne d’attaque.<o:p></o:p>

    Marchenoir, qui raconta beaucoup plus tard cette aventure, avouait avoir senti, en cet instant, les plus grandes affres de sa vie.<o:p></o:p>

    — Il y eut précisément, disait-il, une accalmie de joie du côté des bêtes féroces et il me parut que le silence de tout l’espace venait s’appuyer sur mon cœur…<o:p></o:p>

    Une énergique pression de son camarade mit fin brusquement à cette agonie. Gueule-de-Bois se dressait devant eux. Voici ce qu’avait fait cet homme.<o:p></o:p>

    Ayant pu se glisser dans l’obscurité jusqu’à toucher la maison, il avait, en effet, trouvé un soldat allemand immobile et l’arme au pied devant le seuil. Tirant alors de sa poche un de ces larges couteaux à virole, tels qu’on les fabrique à Nontron, et l’ouvrant avec précaution derrière lui, pour qu’aucune errante lueur ne vînt s’égarer sur la lame, il avait si bien pris son temps et calculé son élan que le mouvement giratoire par lequel il trancha du même coup les deux carotides s’opéra dans la même durée d’éclair que le bond de grand félin noir qui le porta comme une ombre sur l’étranger.<o:p></o:p>

    Coup superbe et qui révélait toute une expérience d’égorgeur. La précision effroyable de la blessure n’avait pas permis au Prussien d’exhaler seulement un râle, et le fusil retenu par le même geste qui soutenait le cadavre n’était pas tombé.<o:p></o:p>

    Ce meurtre paraissait avoir aggravé le silence, loin de le troubler, et le vieux disciplinaire ayant couché sa proie tiède le long du mur, aussi loin que possible de la porte, s’était replié rapidement.<o:p></o:p>

    — Bono ! dit-il à Le Même et à Marchenoir. Les Cosaques sont gardés maintenant par un macchabée. Du poil, mes enfants, et ne flasquons pas. Je pense qu’ils sont tout à fait poivrots et nous allons entrer là comme dans de la m…<o:p></o:p>

    Au moment de leur arrivée, les cris de joie et les plaintes recommencèrent. Au risque de se trahir, Gueule-de-Bois s’approchant de la fenêtre, regarda dans la maison à travers les vitres sans rideaux. On ne l’aperçut pas de l’intérieur, mais ce qu’il vit lui mit de la terre sur la face et deux trous de feu sous les sourcils. Ne pouvant plus parler, il donna l’exemple et ce qui suivit fut un cauchemar sans nom.<o:p></o:p>

    Par la porte ouverte avec un fracas d’ouragan, les trois bougres apparurent, crosse en l’air, non pour se rendre, mais pour assommer. L’un des Prussiens en train de violer la femme liée par les quatre membres, — au contentement des autres attendant leur tour et s’abreuvant à leurs bidons pleins d’alcool, — fut équitablement le premier frappé par la main très sûre de Gueule-de-Bois. Il eut les reins cassés net, comme une vipère, et, dans la première seconde de stupeur qui précéda la mêlée, on entendit ce coup formidable qui jeta le bandit par terre et le fit se tordre en poussant des hurlements qu’on dut ouïr à deux lieues.<o:p></o:p>

    Tel fut le signal de la plus diabolique de toutes les danses. Les Allemands, désarmés pour la plupart, se dessoûlèrent à moitié. Un instant, ils furent encore dix contre trois, mais cela ne dura pas même le temps de le remarquer. Les massues montaient et descendaient avec une force irrésistible et désormais une seule voix articulée se faisait entendre à travers les cris de rage et le fracas des meubles brisés — la voix affreusement rauque de Gueule-de-Bois, broyant toujours du Prussien et répétant cet unique mot : « Cochons ! cochons ! » qui avait l’air de sortir de lui comme les bouillons excrémentiels sortent d’un égout.<o:p></o:p>

    En un espace de temps presque inappréciable, la victoire était acquise et le combat devenait une tuerie. Marchenoir seul fut, une minute, sérieusement menacé. Une espèce de géant réussit à s’emparer de son fusil que, malgré toute sa vigueur, le futur pamphlétaire ne parvenait pas à lui arracher. Dans cette situation, l’imminente survenue d’un second ennemi, même blessé, pouvait être un péril de mort. Soudain, il aperçut une bouteille à portée de sa main droite. S’en emparer, briser le fond contre le mur et planter sauvagement le tesson dans le visage de son adversaire, dont les yeux jaillirent, fut exécuté comme un seul geste.<o:p></o:p>

    Le Même, de son côté, besognait à ravir les anges. Marchenoir se souvint de l’avoir entrevu, dans cette nuit d’épouvante, écrasant la tête d’un homme sur la table, à grands coups de meule.<o:p></o:p>

    Particularité singulière et fort sinistre. Il n’y eut pas une cartouche brûlée. Le temps manqua peut-être, tellement tout cela fut rapide. Et puis, la mort est bien meilleure à donner de l’autre manière ! Le terrible Gueule-de-Bois, ivre-fou d’extermination, avait jeté son chasse-pot. Il fouillait maintenant l’Allemagne à coups de couteau, comme s’il avait voulu lui manger le cœur.<o:p></o:p>

     <o:p></o:p>

    Finissons-en. La mère était morte pendant le massacre. Le père fut trouvé dans la pièce voisine, attaché sur son fût de cidre, complètement fou et regardant avec un drôle de sourire le cadavre du pauvre petit pendu à une solive au-dessus de lui…<o:p></o:p>

    à la frissonnante pointe du jour, les aventuriers rentrèrent au camp, littéralement couverts de caillots de sang, comme des bouchers au sortir de l’abattoir. Mais le caporal Gueule-de-Bois portait un bagage étrange qu’il alla déposer tranquillement aux pieds du commandant stupéfait, sans dire un seul mot, sans qu’un muscle bougeât dans sa hure triste et formidable. C’étaient douze casques pointus et une paire d’oreilles dans chacun d’eux.<o:p></o:p>


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