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Qu'est-ce que la Patrie?
Extraits d'un texte d'Emile Montégut sur l'idée de Patrie (1871)
Quest-ce que la patrie ? Je commence par prendre la question par son côté le plus étroit peut-être, mais le moins contesté, et je réponds avec lantiquité : La patrie, cest le pays des pères, et ce qui la constitue, cest le lieu où nous sommes nés, les foyers, les autels et les tombeaux. Si cette définition est exacte, il faut avouer que la révolution, tout en prononçant très haut le nom de patrie, a peu ménagé tout ce qui la compose. Je dirai peu de choses des autels : on sait la haine toute particulière que leur a vouée la révolution, haine tellement tenace quau bout de quatre-vingt ans elle est aussi enflammée quau premier jour. Je ninsisterai pas davantage sur les tombeaux ; on sait le respect avec lequel elle les a traités, quils fussent anciens ou nouveaux, quils enfermassent des rois ou des révoltés, la cendre de Louis XIV ou la cendre de Mirabeau. Bien différente de ce vieux père la mort de Walter Scott qui sétait donné la tâche pieuse de protéger les sépultures héroïques contre loubli des vivants ou la mousse du temps, la révolution française en a brisé le plus quelle a pu. Je nai nulle envie de mélever contre la constitution nouvelle quelle a donnée à la famille ; il faut bien reconnaître cependant que le sentiment qui la inspirée nest point précisément le respect du foyer, que les dieux lares nont obtenu delle aucun culte superstitieux. Reste enfin ce que les Bretons appelaient la petite patrie, quils aimaient à opposer à la grande, la province, le district, le lieu natal. Cest là surtout que luvre de la révolution a été radicale et complète. Elle a donné à la grande patrie, il est vrai, la plus forte, la plus compacte unité que jamais nation ait connue ; mais elle a tué toutes les petites patries, et on peut dire quelle a effacé pour chacun de nous le lieu de naissance. Certes, lorsquelle opéra cette réforme si hardie, elle navait point la pensée de porter atteinte à la patrie, et pourtant que faisait-elle, sinon la dépouiller de tout caractère concret et matériel, la réduire à létat de pure abstraction, de généralité métaphysique ? Oui, la grande unité quelle créa peut arracher ladmiration du philosophe, le respect du lettré, inspirer lamour à quiconque sait aimer par lintelligence, mais non pas faire battre le cur dun pauvre homme, et révéler à lignorant les émotions de cette piété nationale sans laquelle il nest point véritablement de patrie. La patrie telle que la révolution la fit, cest une philosophie, ce nest pas une religion : or il faut quelle soit une religion pour la plus grande partie des hommes, sans quoi elle nest point. « Ma province mest plus chère que ma famille, ma patrie que ma province, et lhumanité que ma patrie » disait Fénelon. Ce sont là de nobles paroles, mais qui ne sont vraies que pour Fénelon et ceux qui lui ressemblent. Pour la plupart des hommes, tout amour séteint quand son objet est trop général. Rien nest plus froid pour eux quune idée abstraite. Dites au premier venu daimer Dieu, il vous comprendra, et peut-être vous obéira ; dites-lui daimer lêtre en soi et cherchez ensuite si son cur bat bien fort. Il en est de même dune patrie trop vaste et réduite à létat dabstraction politique saisissable seulement par lintelligence. Elle est alors inaccessible au cur, elle inspire à lhomme ordinaire un amour aussi tiède que celui quinspirerait à des paysans une maîtresse toujours absente et quils ne pourraient jamais voir. Ce résultat sest peut-être déjà fait sentir. Le cur de lhomme est fort et chaud, mais il est singulièrement étroit et borné dans ses affections ; il naime bien que de près et ce qui est près. Or comme lamour est le suprême régulateur de toutes nos facultés, ce qui est compris est seulement ce qui est aimé. Posséder une petite patrie est donc pour lhomme le plus sûr moyen den aimer une plus grande, car la grande patrie cesse dêtre une abstraction pour quiconque en contemple limage dans une plus petite : cest une réalité tout comme la petite, il la voit, il la touche, il pourrait en faire le tour ; pour sélever jusqu'à elle, son cur na pas deffort douloureux à faire, il na quà monter dun degré. Lorsque cette première patrie lui manque au contraire, il se sent comme perdu au milieu dun vaste et monotone océan dhommes ; il ne sait plus où accrocher ses racines, et alors, se repliant sur lui-même, il sisole égoïstement, se fait centre du monde et se constitue à lui-même son univers. Cest ainsi que par degrés insensibles une société en arrive à cet état dindividualisme stérile et impuissant dont les ravages ont pu frapper tous les yeux clairvoyants. Ce besoin dune petite patrie au sein dune plus grande est tellement dans la nature humaine, que partout où le pouvoir échappera aux classes éclairées, où le peuple sera libre dagir à sa guise, on le verra immédiatement renouveler lhistoire des Flandres ou de lItalie du moyen âge, se façonner des patries grandes comme de bonnes paroisses dont il connaîtra tous les habitants, dont il pourra faire le tour en une journée.
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« Nous vivons dans un temps où la nécessité économique prime toute autre question » ; dans cette formule si simple, si peu contestable, est implicitement renfermée la destruction de lidée de patrie. De toutes les choses de ce monde, la plus cosmopolite par nature, cest lintérêt matériel. Comme lactivité est leur essence, les intérêts sont sans cesse mouvants, et nont rien de cette fixité qui est propre à la patrie. Ils ont des résidences, des campements nommés comptoirs, ils nont pas de demeure. Pour quils aient leur libre expansion, ils faut quils ne rencontrent aucun obstacle ; or la patrie nest composée que de barrières. Qui dit intérêt dit rapide circulation, qui dit patrie dit étroit resserrement. Les intérêts nont point dâme ; ils ne connaissent pas leurs propres clients, qui se succèdent en nombre plus rapide que les passants dans une rue populeuse, et ces clients sont non pas des hommes, mais des chiffres, des raisons sociales, des valeurs momentanées. Ils sont donc isolés au milieu de la plus bruyante affluence ; aussi peut-on dire quil ny a rien en ce monde qui dépasse la liberté des intérêts et qui soit plus profondément démocratique.
[...] Remarquez enfin que plus les intérêts sont multipliés et les transactions entre les peuples rapides, moins la patrie nous est nécessaire. Cela est si vrai que les meilleures et les plus vraies réformes économiques nous conduisent à ce résultat. à Dieu ne plaise que je veuille prendre parti dans linterminable querelle des libre-échangistes et des protectionnistes ! Je crois que les libre-échangistes ont raison ; mais, sils sont meilleurs démocrates que les protectionnistes, les protectionnistes sont certainement meilleurs patriotes. Il y a une grande différence entre dépendre de la patrie seule pour les besoins de la vie et dépendre de tous les peuples de lunivers.
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Cest une très sérieuse question que de savoir si les démocraties peuvent se défendre longtemps, et si même elles ont les ressources nécessaires pour se défendre. Ce ne sont point les leçons de lhistoire qui nous inspirent ce doute, et Dieu sait pourtant si ces leçons sont instructives. On naurait quà comparer la stabilité des états aristocratiques et lexistence souvent brillante, mais toujours si rapide, des démocraties, pour être déjà édifié à cet égard. Ce nest pas davantage la mobilité, linconstance, la versatilité bien connues des démocraties, ni même cette dangereuse présomption subitement suivie dune abdication désespérée et complète dont nous avons vu si souvent le triste spectacle, qui nous effrayent pour leur avenir. Le fait qui cause notre inquiétude, ce sont les ravages que lexagération de lidée dégalité opère si rapidement dans les sociétés démocratiques, surtout dans une société aussi fortement centralisée que la nôtre. En temps de paix, ces ravages ne se distinguent pas, et même quand on les remarque, si lon a tant soit peu de penchant pour la démocratie, on est tenté de les regarder comme des bienfaits ; mais vienne la guerre, surtout la guerre sur le sol de la patrie, et aussitôt on saperçoit du peu de force quune démocratie absolue laisse à une nation. Voyez un peu le spectacle que présente la France au bout de quatre-vingts ans de révolutions ; ce nest pas assez dire, selon la métaphore depuis si longtemps en usage déjà, que cest une société nivelée jusquau ras du sol, il faut ajouter que ce sol lui-même a été retourné, hersé, broyé jusquau tuf. Tous les éléments sociaux, cest à dire ce qui donne à un pays fixité et continuité, ont été tour à tour déracinés ; il ny a plus rien quun amas de poussière humaine désagrégée et impuissante. Dans un tel milieu social, létat seul a volonté, faculté de commander et chance dêtre obéi ; malheureusement, dès que le ressort de létat se brise, toute direction disparaît, et les destinées de la nation sont remises à lintelligence du hasard.
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Quelle est limportance politique du citoyen dans une démocratie comme la nôtre ? Elle est nulle, peut-on répondre hardiment. La Révolution nous a délivrés de toute contrainte, mais cest en nous enlevant toute participation à une existence générale quelconque. Autrefois lindividu, à quelque sphère quil appartînt, rentrait dans un centre dactivité collective dont il ne pouvait se séparer, magistratures, ordres religieux, corporations, que sais-je encore ? Ses intérêts se rapportaient de la manière la plus étroite aux intérêts de ce groupe, ou, pour mieux dire, ils étaient les mêmes. Chacune de ses affaires privées, aussi petite quelle fût, avait une importance générale, et rien que pour vivre en simple particulier, il était obligé de vivre comme un être collectif. Nous pouvons en convenir facilement aujourdhui, cétait là une manière de comprendre la personnalité humaine qui valait bien la nôtre. La plus humble existence navait rien de chétif, puisquelle était rehaussée jusqu'à une existence dordre général ; elle nétait pas impuissante, puisquelle ne connaissait pas lisolement. Il ne faut pas chercher dautre raison au nombre infini dindividualités éminentes que nous voyons se succéder dans les trois derniers siècles de notre histoire avec une si vivace fécondité, de même quil ne faut attribuer quà la raison contraire létrange disette dhommes remarquables qui nous afflige à cette heure, et sur laquelle nous en sommes tous venus à nous lamenter après lavoir niée si longtemps contre toute évidence.
Emile Montégut
Extrait de
La Démocratie et lidée de patrie (texte daté doctobre 1871) ; pour approfondir la question, voyez lincontournable analyse de Jean de Viguerie, Les Deux Patries, DMM, 1998.
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