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Rodin et les autres
Au musée d’Orsay
Présent du 16 mai 2009
En sculpture, les dix-sept premières années du vingtième siècle sont celles de Rodin, maître français international. S’ensuit un « rodinisme » de la jeune génération. Les sculpteurs trouvent dans ses œuvres réponse à leurs interrogations et du coup parlent son langage. « Personnellement, écrira Ossip Zadkine, je n’avais trouvé encore aucune réponse chez les aînés, sinon chez Rodin. Chacune de ses sculptures faisait écho chez les jeunes, poètes et écrivains en particulier. Ses sculptures résultaient souvent de moyens libérés, ni vus ni connus encore. »
Très productif, Rodin le modeleur embauche des praticiens qui taillent pour lui le marbre : nombreux sont les sculpteurs, Bourdelle, Brancusi, Clara, qui ce faisant s’imprègnent de sa manière.
Il suffit de mettre côte à côte trois nus, de B. Hoetger, de R. Duchamp-Villon et de Rodin, ou trois figures de J. Bernard, de W. Lehmbruck et de Rodin, ou quatre visages de A. Bourdelle, de P. Picasso, de J. Clara et de… Rodin, pour mesurer l’influence de la forme et de la pose rodinienne, le plein volume des torses sans membres.
Parallèlement, avant guerre, l’influence du Maître, acceptée, est ressentie comme une gêne. Il y a impropriété entre son langage et ce que la génération montante a à dire. La forme de Rodin, poussée à son paroxysme, est jugée sentimentale,« romantique » dira Henri Charlier dans L’Art et la Pensée, ouvrage qui passim rend hommage à Rodin, réformateur incontournable, tout en rejetant son romantisme : « La manière de s’exprimer de Rodin a toujours été romantique par certains côtés, aussi bien en statuaire qu’avec les mots », parlant ailleurs de son « romantisme poussiéreux » qui cache « les trouvailles les plus significatives ». Et de conclure : « Nous sommes plus près de celui qui sculpta le Scribe accroupi que de Rodin, dont la voix, les yeux, le regard nous sont encore présents. »
Référence à l’art égyptien : les jeunes aspirent à trouver une forme posée, développée selon ses lois propres et non la passion. La lumière peut, suivant les goûts, venir d’un scribe ou d’un apollon, d’une vénus ou d’une reine chartraine ; d’un masque africain qui, plus qu’il ne la provoque, répond à cette appétence. Mais tous les artistes, en prenant leurs distances avec Rodin, ne parviennent pas à l’équilibre. Trop antiquisante, la Figure classique d’Elie Nadelman ; biaiseuses, les statuettes de Matisse ; fausse, la forme de B. Hoetger. D’autres trouvent leur voie. Le portrait s’illustre avec C. Despiau (Jeune fille des Landes), R. Duchamp-Villon (Yvonne, Baudelaire). Deux noms d’importance : Bourdelle et Maillol. La forme se tend, la pose s’apaise. Jusque dans le relief, la réaction se produit : La Porte de l’Enfer, avec son grouillement, son jaillissement d’êtres contorsionnés, appelle en réaction des bas-reliefs cantonnés dans leur cadre, dans leur épaisseur, et comme y reposant. La femme accroupie de Maillol satisfait au remplissage de l’espace cher à l’art roman.
A côté du Français Maillol, triomphe l’Allemand Lehmbruck. Petit torse féminin, Torse de la grande songeuse, Torse de la femme marchant (ill.)… Ces grandes figures, souvent coulées en ciment teinté, ont une mélancolie et une fierté, l’air distant des déesses lointaines. La forme, ramassée chez Maillol, s’étire chez Lehmbruck. Le premier évite d’appuyer les volumes, le second les combine entre eux, enfonce plus les creux. De cette manière, Lehmbruck évolue peu à peu vers la ligne, quelques autres l’accompagnent : G. Minne, A. Bartholomé. Les figures s’allongent, la pose prend une courbure générale. En s’aventurant sur cette voie moins sculpturale, ils croisent Rodin qui s’est parfois étiré (L’Enfant prodigue, statuette de 1886).
La guerre provoque chez W. Lehmbruck un infléchissement significatif. La paix des formes trouve dans la guerre une remise en cause brutale. Le corps humain traité avec soin dans l’atelier du sculpteur, est soumis à la mitraille et aux obus. Le corps masculin, jusque là absent de son œuvre, remplace le corps féminin. A côté d’une très belle Orante, buste coupé au nombril, Le jeune homme assis, accablé, tête baissé, ou Le prostré traduisent le désarroi de l’artiste allemand. « Ô malédiction, ô mille fois malédiction ! / Vous qui avez préparé tellement de morts, / N’en avez-vous pas une pour moi ? » implore-t-il en 1918. Il se trouve que Le Prostré est dans la pose de l’Ugolin rampant parmi ses enfants morts (innocents), groupe sculpté par Rodin en 1906. Si loin qu’il se soit éloigné de lui, Lehmbruck retrouve Rodin en enfer : le drame dantesque, devenu au fil des siècles quelque peu littéraire, est tout à coup réanimé par l’horreur réelle et moderne de la Grande Guerre.
Samuel
Oublier Rodin ? La sculpture à Paris, 1905-1914.
Jusqu’au 31 mai 2009, Musée d’Orsay.
illustration : W. Lehmbruck, Torse de la femme marchant, Cologne, Museum Ludwig © Rheinisches Bildarchiv Köln
Tags : Rodin, Lehmbruck
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