• Un texte d'Ernest La Jeunesse

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    L’ÂME DE JORIS-KARL HUYSMANS<o:p></o:p>

    M. Joris-Karl Huysmans s’assit en face de son âme et la contempla face à face. Dans quoi la lui avait-on apportée ? Était-ce un calice ou une demi-pinte ? Et qui la lui avait portée ? Un archange ou un bar-man ? Et il ne se rappelait même pas si on lui avait dit : « Voilà, Monsieur », ou : « Voici, Pécheur. » Ah ! le ton du messager ! Timbre d’au-delà ou accent d’Outre-Manche ? Il ne savait pas, il savait seulement que son âme était là.<o:p></o:p>

     Et encore, était-ce son âme ?<o:p></o:p>

    Quelque chose de lourd, d’informe, de bouillonnant, avec un jet qui s’arrêtait en boursouflure écumante, un suintement gras qui pouvait être de l’huile sainte et qui pouvait être autre chose, avec des rides et des creux d’humilité et des vallonnements de lassitude, et des plaies qui pouvaient être des plaies de prières et des plaies de clous consacrés, et des plaques qui pouvaient être des plaques de remords, et des taches de péchés qui voulaient rester pour être pleurés, et des brûlures de flamme mystique, des froncements de dégoût, d’horreur, et des fossés de fureur pieuse et des frissons de ferveur amère et des tons changeants, brouillés ici de bile humaine, là souriant d’extase et d’une extase méchante, bleus ici et d’un bleu souillé de ciel souillé, vert là et d’un vert sombre d’espoir sombre et vieux rose d’un rose de jeunesse lointaine et gris d’une candeur diverse et mauve d’un ancien violet archiépiscopal et sang de bœuf d’un ci-devant rouge cardinalice, c’était une âme grandiloquente et affaissée, d’une sérénité batailleuse et d’une laborieuse inquiétude, c’était une âme d’effort, d’effort vers le paradis et d’effort vers l’enfer, c’était une grosse âme tourmentée et débile, l’âme massive d’un matérialiste hésitant, l’âme nuancée d’un bedeau byzantin ou d’un ermite capripède. Et c’était aussi, si on le voulait, une masse de n’importe quoi, - de n’importe quoi qui n’eût pas été léger, clair et souple.<o:p></o:p>

    I<o:p></o:p>

    Joris-Karl Huysmans contempla cette masse patiemment : ça avait, à travers le vase, des reflets et des fluences : il y brillait des larmes et des pierres liturgiques et des bandelettes chrétiennes s’y amincissaient, puis ça redevenait obscur comme le péché. Joris parla :<o:p></o:p>

    « C’est laid, dit-il, c’est sale et ça tient de la place, c’est glaireux, ça a des glandes et des goitres, on croirait des abcès d’intestins et des tumeurs et des varices : c’est horrible, c’est bien mon âme. »<o:p></o:p>

    Il se tut un instant et jouit de son horreur.<o:p></o:p>

    Puis : « Est-ce horrible, dit-il ? Pourquoi ? Non, c’est drôle et ce n’est pas attirant. Et on voit bien cependant que c’est une brave âme triste, une âme pesante, mais c’est une âme sans vocation. Elle n’était pas née pour la vertu, et elle n’était pas née non plus pour la faute. Pauvre âme qui as erré parmi le monde et parmi les mondes, qui as été ramasser partout, dans les fanges les plus parfumées et dans les fanges les plus simples, des répugnances et des dégoûts, pauvre âme qui t’es attardée, parmi l’odeur des gares, l’odeur des boudoirs et l’odeurs des cabarets, à chercher l’odeur qui fait vomir, pauvre âme qui, parmi le vertige des cloches et le vertige des messes noires, as cherché le vertige qui fait le plus trembler, te voilà maintenant qui, molle et désireuse des pires soumissions devant Dieu, te cabres et qui retournes à tes vomissements, à tes vertiges et à tes dégoûts. Et je te plains, mon âme, quoique tu sois mon âme, je te plains en tes sursauts, en tes prostrations et en tes agenouillements, et je plains le pauvre homme qui est en moi, qui a souffert et qui souffre. » Il savoura sa souffrance un moment, puis :<o:p></o:p>

    « La vérité, dit-il, c’est que mon âme est une âme avec des narines, des lèvres, une gorge et un ventre. Narines un peu insensibilisées par trop de senteurs, lèvre usées, gorge usée, palais perdu et ventre un peu vide.<o:p></o:p>

    Et c’est avec tout cela, avec tous ces restes qu’elle se rue en un appétit vers Dieu. Ah ! Dieu, chair fraîche que mes lèvres n’ont pas encore baisée, chair fraîche dont la fraîcheur ravivera mes dents, troublera mon palais, mouillera ma gorge et donnera à mon ventre la plus rare indigestion ! Et que ce soit un éclair et une ivresse de tout mon être, qu’est-ce que ça peut faire aux gens ? »<o:p></o:p>

    Il réfléchit et s’attrista.<o:p></o:p>

    II<o:p></o:p>

     « Mais ça me fait, à moi. Être catholique et ne pouvoir offrir à Dieu que l’émoi de sa salive, de ses orteils et de son derme ! Se sentir pour cœur un muscle malade, racorni, fiévreux et toussotant, et ne pas se sentir d’âme ! Oui, mon âme, je la vois, elle est là et elle est toute gonflée, énorme, eh bien ! je ne sais pas si elle existe, si ce n’est pas une chose toute physique, si ce n’est pas tout simplement un amas d’ulcères et d’ulcères modestes. Âme venue sur le tard, âme jaillie de mes malaises, de mes aigreurs, de mes vomissements. Agglomération de mes désillusions, de mes désespérances et des mes écoeurements. Et combien factice, mon âme ! combien factices, mes écoeurements et mon dégoût ! Mon malheur, c’est de ne pouvoir ni me détester ni me cracher. Je me sens trop évidemment un brave homme. Quand il me faut de la boue, il me faut aller la trouver très loin de chez moi, loin de la rue de Sèvres, à cette douloureuse Bièvre[1]– et, quand je veux de la foi, il me faut aller la trouver à Saint-Sulpice.[2] Ce n’est pas loin de chez moi, mais, tout de même, je demeure plus près du Bon Marché que de Saint-Sulpice et de Saint-Germain-des-Prés. Et il y a entre nous tant de tramways à traction électrique et tant de bureaux téléphoniques ! Non, je ne puis pas me détester et si j’ai pour moi de l’admiration, ce n’est qu’une admiration laborieuse et pénible. Je n’ai pas assez vécu en dehors de moi et je n’ai pas assez vécu en moi. Je crois bien que je n’ai jamais été plus loin que l’épiderme des autres et mon épiderme. Et mon âme m’est aussi étrangère que l’âme de mes contemporains et que l’âme des gens d’antan. Et pourtant je me suis promené, j’ai fait effort pour me promener dans les temps, dans l’espace et dans mes pires dédales intimes que, au besoin, j’inventerais. J’ai été et je suis le touriste taciturne et mélancolique qui ne s’ennuie pas tout à fait et qui voudrait bien s’ennuyer et qui voudrait bien s’amuser aussi, mâchant des mots du guide Joanne et tâchant à s’enthousiasmer dessus et à trouver autre chose, par eux, pour s’amuser mieux ou pour s’embêter plus. Et j’ai balancé en moi un éternel mal de mer à vide et hésitant. »<o:p></o:p>

    Il le balança et reprit :<o:p></o:p>

    III<o:p></o:p>

     « Au fond, j’aurais bien pu rester chez moi ou à mon bureau. Je n’y aurais pas été plus malheureux qu’ailleurs, mon âme y aurait été aussi trouble et aussi pauvre, mais c’était trop bête d’avoir le mal de mer sans voir la mer. J’allai la chercher. Je fis des voyages à travers les tableaux et les mystères. Il me fallait des notes et des impressions et des causes à mettre sur mon mal de mer. Et c’est là toute mon histoire.<o:p></o:p>

    Je n’avais pas de dispositions. Je n’étais pas fatal. C’étaient là vertus dont il me fallait profiter. J’en profitai. Ma mauvaise humeur s’aventura à travers des parfums, des étrangetés et des misères d’estomac. Ce n’était pas le rêver et le « ailleurs » de Baudelaire. Et j’allais, maussade et précis, parmi ces choses. Des enthousiasmes de ci, de là, mais des enthousiasmes un peu truqués, documentés d’ailleurs et de belle tenue, enthousiasmes dosés, progressifs, mathématiques, ne s’échevelant que suivant les règles et les proportions, après descriptions et exposés des motifs. Et des paradoxes un peu ennuyés, soutenus : c’était beau. Je n’étais pas un révolté : irrésolu et d’un mécontentement nomade et ce mal de mer s’adaptant à tout, se rythmant sur tout, je pouvais aller où je voulais et toujours avec le même bonheur, le même ton, la même grimace s’alanguissant et se perpétuant. »<o:p></o:p>

    Il regarda son âme d’un air hargneux, il la fixa et sembla la palper, la renifler, la peser en silence ; puis il continua :<o:p></o:p>

    <o:p> </o:p>

    IV<o:p></o:p>

     « Ah ! cette âme ! penser qu’elle resta [la] même à travers tant de spectacles, tant d’hésitations, tant de désirs. Elle ne devint ni plus pâle, ni plus crevassée, ni plus légère. Et, en les endroits, les plus divers, elle ne s’est pas guérie et elle n’est pas devenue plus malade. Elle n’a changé ni de couleur, ni d’odeur parmi toutes les harmonies de parfums, parmi tous les mélanges d’essence et d’alcools, parmi tous les tableaux et tous les encens, parmi les plus noires magies et les plus intimes sanctuaires : rien n’a mordu sur elle, ni la messe noire, ni la messe de la Trappe, rien ne l’a vieillie, rien ne l’a rajeunie : elle reste grognonne et de teinte indécise et elle attend. Ah ! j’ai épuisé maintenant toutes les étapes, j’ai été partout où les hommes peuvent chercher des sensations, des idées, des larmes et des élans, j’ai été au fond des pires gouffres et j’ai tâché à m’envoler sur les cloches et à peindre les anges – et j’ai été partout sans émotion. Ésotérique et vulgarisateur, j’ai fait des variations sur Gilles de Rais[3] après que Hennique[4] eut fait les mêmes variations sur le duc de Beaufort et sur d’autres évocations, et j’ai entr’ouvert pesamment la porte du Mystère[5] et, derrière moi, des gens sont venus qui, sans entrer, ont vendu le Mystère en des bazars à treize[6] à peine neufs, j’ai rendu accessible à tous la simonie, le sacrilège, l’hérésie – et ça ne m’a pas amusé. J’ai offert le comte de Montesquiou[7] à la curiosité des masses, j’ai chanté l’essence de bergamotes et les viandes cuites au four[8] – et ça ne m’a pas amusé. J’ai inventé une façon de voir et de dire les choses que d’autres après moi ont sottement exploitées, j’ai inventé Wisthler en une orthographe qui n’a pas prévalu[9] – et ça ne m’a pas amusé. J’ai été à la Trappe, j’en ai rapporté les impressions du Désespéré de Léon Bloy[10] – et ça ne m’a pas amusé, j’ai inventé une manière d’avoir mal à l’estomac et la manière de s’en servir ; j’ai fait les pires combinaisons de dyspepsie et de foi, d’art et de dysenterie, tout ça avec la même impassibilité, le même souci monotone de composition et d’écriture, et mon âme n’a pas bronché. J’aurai été celui des gens de ce temps qui aura eu le plus d’influence sur ceux de ce temps et les disciples les plus attentifs et les plus directs, j’aurai créé des passions nouvelles, des maladies nouvelles, une nouvelle esthétique et un nouvel ennui ; j’aurai eu les évolutions les plus intéressantes, les plus poignantes désillusions, les plus heureuses audaces, j’aurai été celui qui sait tout mettre en valeur, qui sait donner le ton, qui sait peindre, qui sait sentir, j’aurai dressé le plus parfait répertoire, le plus copieux catalogue d’inquiétudes, d’hésita-tions, de tentatives et de dégoûts, j’aurai été démon, ange et homme – sans m’en apercevoir. Et je me serai à peine aperçu que j’étais un pauvre homme et que j’avais une pauvre âme. Et, en résumé, j’ai promené des dons de style et une humeur âpre à travers des spectacles et des questions pour qui je n’étais pas fait du tout. Mais de quoi me serais-je occupé si je ne m’étais pas occupé de ça ? Et mon âme n’était pas faite pour cette vie. Mais pour qu[o]i mon âme était-elle faite et pour quelle vie étais-je fait ? »<o:p></o:p>

    Après cette ratiocination, le visage de J.-K. Huysmans gardait les plis de toujours. Il n’était ni plus ni moins amer, ni plus mécontent, ni plus radieux. Et les tableaux, les Vierges et la brocante d’alentour n’avaient pas plus de grâce et pas plus de méchanceté.<o:p></o:p>

    Et J.-K. Huysmans promit à son âme de nouvelles promenades, de nouveaux paysages et de nouveaux avatars, puis, maugréant et éternel, se reprit à considérer son âme.<o:p></o:p>




    Apollinaire conclut son chapitre sur La Jeunesse par ces mots : « Le style d’Ernest La Jeunesse, qui appartenait à l’école de Jean de Tinan, est néologique, c’est son défaut ; mais il est ému, c’est sa qualité. Mais cette qualité suffira-t-elle à garder certaines de ses pages de l’oubli ? On peut en douter et penser que, si l’on se doit se souvenir de lui, c’est surtout parce qu’il fut le dernier boulevardier. » Ce n’est pas cet aspect de lui qu’on voudrait exhumer. Il me paraît qu’on pourrait rééditer de ses écrits, qui gardent un intérêt pour l’histoire littéraire, voire la littérature tout court. Exactement contemporaines du premier Livre des Masques de Remy de Gourmont, Les Nuits… s’attachent à démasquer les gloires d’alors, avec une finesse et un mordant toujours frais. Les minores ont de ces saveurs particulières.<o:p></o:p>

    Amédée Schwa<o:p></o:p>



    [1] « La Bièvre », in Croquis parisiens, 1880 : « la Bièvre, avec son attitude désespérée et son air réfléchi de ceux qui souffrent… » ; Huysmans reviendra sur cette rivière dans La Bièvre (1890), livre réédité et complété en 1898 : La Bièvre et Saint-Séverin.<o:p></o:p>

    [2] Dans Là-bas (1891), le sonneur de Saint-Sulpice est l’un des seuls protagonistes à avoir une foi pure. En 1892, Huysmans prend comme directeur de conscience l’abbé Ferret, vicaire de Saint-Sulpice.<o:p></o:p>

    [3] Dans Là-bas, 1891.<o:p></o:p>

    [4] Léon Hennique, qui faisait partie du cercle naturaliste, avait publié en 1889 Un caractère, qui a pu inspiré Huysmans.<o:p></o:p>

    [5] À partir de 1887, Huysmans s’intéresse à l’occultisme, qui continuera à l’attirer après sa conversion ; c’est une des raisons de la brouille avec Léon Bloy.<o:p></o:p>

    [6] « Bazars à treize » : Littré donne la définition de « boutique à treize, boutique ambulante ou petit bazar où l’on vend divers objets de peu de valeur, côtés au même prix et souvent à sept ou treize sous. »<o:p></o:p>

    [7] Le comte de Montesquiou, poète, essayiste (1855-1921), ami de Proust, fut le modèle de des Esseintes.<o:p></o:p>

    [8] Allusion au « poème en prose des viandes cuites au four », in Croquis parisiens, 1880.<o:p></o:p>

    [9]  C’est dans Certains (1889) que Huysmans traite de Whistler, avec une orthographe fautive. Notons que Proust, dans sa correspondance, utilise plus souvent celle-ci que l’orthographe correcte.<o:p></o:p>

    [10] Publié en 1886. Les séjours de Huysmans à la Trappe de N.-D. d’Igny eurent lieu dans les années 1892.<o:p></o:p>



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