-
Villiers de l'Isle-Adam
III. A. Villiers de lIsle-Adam<o:p></o:p>
Villiers était en Allemagne pour un pèlerinage wagnérien lorsque éclata la guerre. Il y écrivit deux articles pour Le Constitutionnel en tant que « correspondant particulier ». Il rentra en France par la Suisse, séjourna en Avignon chez les Mallarmé tout en recommandant vivement à ses connaissances de ne pas ébruiter son retour afin décrire dautres articles « dAllemagne », supercherie qui naboutit point. Puis il remonta à Paris avant le début du siège, pendant lequel il fut « commandant en chef des éclaireurs du 147e bataillon de la Garde nationale ». Lunique conte quil a écrit sur la guerre, Le Droit du passé, est une fiction, un songe, sur la continuité de la France monarchique sous la France républicaine, et malgré celle-ci. Légitimiste, Villiers a fréquenté les milieux naundorffistes sans lêtre lui-même mais il se laisse séduire, le temps dun conte, par le mystère dune transmission. Le Droit du passé parut dans le Figaro en juillet 1884 puis dans deux feuilles survivantistes (85 et 86) avant de figurer dans le recueil LAmour suprême (1886).<o:p></o:p>
à part la date du 21 janvier, erronée puisque la première rencontre Favre-Bismarck eut lieu le 23, le reste est basé sur des éléments réels : Jules Favre avait en effet défendu Naundorff ; la fameuse bague déchaîne encore les hypothèses : conservée au Musée des Archives diplomatiques, elle aurait été « perdue » en juin 1940 Villiers semble avoir eu des documents de première main concernant cette entrevue. Si Jules Favre relate les négociations sans mentionner la bague, il en est par contre question dans un rapport adressé au Gouvernement quelques jours après la signature. Quoi quil en soit, lexactitude des circonstances compte moins que lidée de permanence et Léon Bloy estimait cette nouvelle le seul texte inspiré sur la question. Il en cita un long extrait dans La Chevalière de la Mort.<o:p></o:p>
Le droit du passe
Le 21 janvier 1871, réduit par lhiver, par la faim, par le refoulement des sorties aveugles, Paris, à laspect des positions inexpugnables doù lennemi, presque impunément, le foudroyait, éleva enfin, dun bras fiévreux et sanglant, le pavillon désespéré qui fait signe aux canons de se taire.<o:p></o:p>
Sur une hauteur lointaine, le chancelier de la Confédération germanique observait la capitale ; en apercevant tout à coup ce drapeau, dans la brume glaciale et la fumée, il repoussa, brutalement, lun dans lautre, les tubes de sa lunette dapproche, en disant au prince de Mecklembourg-Schwerin qui se trouvait à côté de lui :<o:p></o:p>
« La bête est morte. »<o:p></o:p>
Lenvoyé du Gouvernement de la Défense nationale, Jules Favre, avait franchi les avant-postes prussiens ; escorté, au milieu des clameurs, à travers les lignes dinvestissement, il était arrivé au quartier-général de larmée allemande. On na pas oublié cette entrevue du Château de Ferrières où, dans une salle obstruée de gravats et de débris, il avait tenté jadis les premières négociations.<o:p></o:p>
Aujourdhui, cétait dans une salle plus sombre et toute royale, où sifflait le vent de neige, malgré les feux allumés, que les deux mandataires ennemis se réapparaissaient.<o:p></o:p>
à certain moment de lentretien, Favre, pensif, assis devant la table, sétait surpris à considérer, en silence, le comte de Bismarck-Schönhausen, qui sétait levé.<o:p></o:p>
La stature colossale du chevalier de lEmpire dAllemagne, en tenue de major général, projetait son ombre sur le parquet de la salle dévastée. à de brusques lueurs du foyer étincelaient la pointe de son casque dacier poli, obombré de léparse crinière blanche, et, à son doigt, le lourd cachet dor, aux armoiries sept fois séculaires, des vidames de lévêché de Halberstadt, plus tard barons : le Trèfle des Bisthums-marke, sur leur vieille devise : In trinitate robur.<o:p></o:p>
Sur une chaise était jeté son manteau de guerre aux larges parements lie de vin, dont les reflets empourpraient sa balafre dune teinte sanglante. Derrière ses talons, enscellés de longs éperons dacier, aux chaînettes bien fourbies, bruissait, par instants, son sabre, largement traîné. Sa tête, au poil roussâtre, de dogue altier, gardant la Maison allemande dont il venait de réclamer la clef, Strasbourg, hélas ! se dressait. De toute la personne de cet homme, pareil à lhiver, sortait son adage : « Jamais assez ! ». Le doigt appuyé sur la table, il regardait au loin, par une croisée, comme si, oublieux de la présence de lambassadeur, il ne voyait plus que sa volonté planer dans la lividité de lespace, pareille à laigle noire de ses drapeaux.<o:p></o:p>
Il avait parlé. Et des redditions darmées et de citadelles, des lueurs de rançons effroyables, des abandons de provinces sétaient laissé entrevoir dans ses paroles Ce fut alors quau nom de lHumanité le ministre républicain voulut faire appel à la générosité du vainqueur, lequel ne devait en ce moment se souvenir, certes ! que de Louis xiv passant le Rhin et savançant sur le sol allemand, de victoire en victoire puis de Napoléon prêt à rayer la Prusse de la carte européenne puis de Lutzen, de Hanau, de Berlin saccagé, dIéna !<o:p></o:p>
Et de lointains roulements dartillerie, pareils aux échos de la foudre, couvrirent la voix du parlementaire, qui, par un sursaut de lesprit, alors se rappela que cétait lanniversaire dun jour où, du haut de léchafaud, le roi de France avait aussi voulu faire appel à la magnanimité de son peuple, lorsque des roulements de tambours couvrirent sa voix !... Malgré lui, Favre tressaillit de cette coïncidence fatale à laquelle, dans le trouble de la défaite, personne navait pensé jusquà cet instant. Cétait, en effet, du 21 janvier 1871 que devait dater, dans lHistoire, louverture de la capitulation de la France laissant tomber son épée.<o:p></o:p>
Et comme si le Destin eût voulu souligner, avec une sorte dironie, le chiffre de cette date régicide, lorsque lambassadeur de Paris eut demandé à son interlocuteur combien de jours de suspension darmes il serait accordé, le chancelier jeta cette officielle réponse :<o:p></o:p>
Vingt et un : pas un de plus <o:p></o:p>
Alors, le cur oppressé par la vieille tendresse que lon a pour sa terre natale, le rude parleur aux joues creuses, au nom douvrier, au masque sévère, baissa le front en gémissant. Deux larmes, pures comme celles que versent les enfants devant leur mère agonisante, bondirent hors de ses yeux dans ses cils et roulèrent, silencieusement, jusquaux coins crispés de ses lèvres ! Car, sil est une illusion que même les plus sceptiques, en France, sentent palpiter avec leur cur, tout à coup, devant les hauteurs de létranger, cest la patrie.<o:p></o:p>
*<o:p></o:p>
* *<o:p></o:p>
Le soir tombait, allumant la première étoile.<o:p></o:p>
Là-bas, de rouges éclairs suivis du grondement des pièces de siège et du crépitement éloigné des feux de bataillons sillonnaient à chaque instant le crépuscule.<o:p></o:p>
Demeuré seul dans cette mémorable salle, après léchange du salut glacé, le ministre de nos affaires étrangères songea pendant quelques instants Et il arriva quau fond de sa mémoire surgit bientôt un souvenir que les concordances, déjà confusément remarquées par lui, rendirent extraordinaire en son esprit.<o:p></o:p>
*<o:p></o:p>
* *<o:p></o:p>
Cétait le souvenir dune histoire trouble, dune sorte de légende moderne quaccréditaient des témoignages, des circonstances et à laquelle lui-même se trouvait étrangement mêlé.<o:p></o:p>
Autrefois, il y avait de longues années ! un malheureux, dune origine inconnue, expulsé dune petite ville de la Prusse saxonne, était apparu, un certain jour, en 1833, dans Paris.<o:p></o:p>
Là, sexprimant à peine en notre langue, exténué, délabré, sans asile ni ressources, il avait osé se déclarer nêtre autre que le fils de Celui dont la tête auguste était tombée le 21 janvier 1793, place de la Concorde, sous la hache du peuple français.<o:p></o:p>
à la faveur, disait-il, dun acte de décès quelconque, dune obscure substitution, dune rançon inconnue, le dauphin de France, grâce au dévouement de deux gentilshommes, sétait positivement échappé des murs du Temple, et lévadé royal cétait lui. Après mille traverses et mille misères, il était revenu justifier de son identité. Nayant trouvé, dans sa capitale, quun grabat de charité, cet homme que nul naccusa de démence, mais de mensonge, parlait du trône de France en héritier légitime. Accablé sous la presque universelle persuasion dune imposture, ce personnage inécouté, repoussé de tous les territoires, sen était allé tristement mourir, lan 1845, dans la ville de Delft, en Hollande.<o:p></o:p>
On eût dit, en voyant cette face morte, que le Destin sétait écrié : Toi, je te frapperai de mes poings au visage, jusquà ce que ta mère ne te reconnaisse plus.<o:p></o:p>
Et voici que, chose plus surprenante encore, les états-Généraux de la Hollande, de lassentiment des chancelleries et du roi Guillaume ii, avaient accordé, tout à coup, à cet énigmatique passant, les funérailles dhonneur dun prince, et avaient approuvé, officiellement, que sur sa pierre tombale fût inscrite cette épitaphe :<o:p></o:p>
« Ci-gît Charles-Louis de Bourbon, duc de Normandie, fils du roi Louis xiv et de Marie-Antoinette dAutriche, xviie du nom, roi de France. »<o:p></o:p>
Que signifiait ceci ?... Ce sépulcre démenti donné au monde entier, à lHistoire, aux convictions les plus assurées se dressait là-bas, en Hollande, comme une chose de rêve à laquelle on ne voulait pas trop penser. <o:p></o:p>
Cette immotivée décision de létranger ne pouvait quaggraver de légitimes défiances : on en maudissait laccusation terrible.<o:p></o:p>
Quoi quil en fût, un jour de lautrefois, cet homme de mystère, de détresse et dexil était venu rendre visite à lavocat déjà célèbre qui devait être, aujourdhui ! le délégué de la France vaincue. En fantastique revenant, il avait sollicité lorateur républicain, lui confiant la défense de son histoire. Et, par un nouveau phénomène, lindifférence initiale, sinon lhostilité même, du futur tribun, sétaient dissipées au premier examen des documents présentés à son appréciation. Bientôt remué, saisi, convaincu (à tort ou à raison, quimporte !), Jules Favre avait pris à cur cette cause quil devait étudier pendant trente années et plaider un jour, avec toute lénergie et les accents dune foi vive. Et, dannée en année, ses relations avec linquiétant proscrit étaient devenues plus amies, si bien quun jour, en Angleterre, où le défenseur était venu visiter son extraordinaire client, celui-ci, se sentant près de la mort lui avait fait présent (en signe dalliance et de reconnaissance profondes) dun vieil anneau fleurdelisé dont il tut la provenance originelle. <o:p></o:p>
Cétait une chevalière dor. Dans une large opale centrale, aux lueurs de rubis, avait été gravé, dabord, le blason de Bourbon : les trois fleurs de lys dor sur champ dazur. Mais, par une sorte de déférence triste, pour quenfin le républicain pût porter, sans trouble, ce gage seulement affectueux, le donateur en avait fait effacer, autant que possible, les armoiries royales.<o:p></o:p>
Maintenant, limage dune Bellone tendant, sur lart fatidique, la flèche, aussi, de son droit divin, voilait de son symbole menaçant, lécusson primordial.<o:p></o:p>
Or, daprès les biographes, cétait une sorte dinspiré, dilluminé, quelquefois, ce prétendant téméraire ! à len croire, Dieu lavait favorisé de visions révélatrices et sa nature était douée dune puissante acuité de pressentiments. Souvent, la mysticité solennelle de ses discours communiquait à sa voix des accents de prophète. Ce fut donc une intonation des plus étranges, et les yeux sur les yeux de son ami, quil ajouta, dans cette soirée dadieu et en lui conférant lanneau, ces singulières paroles :<o:p></o:p>
Monsieur Favre, en cette opale, vous le voyez, est sculptée, comme une statue sur une pierre funéraire, cette figure de la Bellone des vieux âges. Elle traduit ce quelle recouvre. Au nom du roi Louis xvi et de toute une race de rois dont vous avez défendu lhéritage désespéré, portez cet anneau ! Et que leurs mânes outragés pénètrent de leur esprit cette pierre ! Que son talisman vous conduise et quil soit un jour, pour vous, en quelque heure sacrée, le Témoin de leur présence !<o:p></o:p>
Favre a déclaré souvent avoir attribué, alors, à quelque exaltation produite par une trop lourde continuité dépreuves, cette phrase qui lui parut longtemps inintelligible mais à linjonction de laquelle il obéit, toutefois, par respect, en passant à lannulaire de sa main droite, lAnneau prescrit.<o:p></o:p>
Depuis ce soir-là, Jules Favre avait gardé la bague de ce « Louis xvii » à ce doigt de sa main droite. Une sorte docculte influence lavait toujours préservé de la perdre ou de la quitter. Elle était pour lui comme ces emprises de fer que les chevaliers dautrefois gardaient, rivées à leurs bras, jusquà la mort, en témoignage du serment qui les vouait à la défense dune cause. Pour quel but obscur le Sort lui avait-il comme imposé lhabitude de cette relique à la fois suspecte et royale ?... Avait-il donc fallu, enfin ! quà tout prix ceci dût devenir possible que ce républicain prédestiné portât ce Signe à la main, dans la vie, sans savoir où ce Signe le conduisait ?<o:p></o:p>
Il ne sen inquiétait pas : mais, lorsquon essayait de railler, en sa présence, le nom germain de son dauphin doutre-tombe :<o:p></o:p>
Naundorff, Frohsdorff !... murmurait-il pensivement.<o:p></o:p>
Et voici que, par un enchaînement irrésistible, limprévu des événements avait élevé peu à peu lavocat-citoyen jusquà le constituer, tout à coup, le représentant même de la France ! Il avait fallu, pour amener ceci, que lAllemagne fît prisonniers plus de cent cinquante mille hommes, avec leurs canons, leurs armes et leurs drapeaux flottants, avec leurs maréchaux et leur Empereur et maintenant, avec leur capitale ! Et ce nétait pas un rêve.<o:p></o:p>
Cest pourquoi le souvenir de lautre rêve, moins incroyable, après tout, que celui-là, vint hanter M. Jules Favre, pendant un instant, ce soir-là, dans la salle déserte où venaient dêtre débattues les conditions de salut ou plutôt de vie sauve de ses concitoyens.<o:p></o:p>
à présent, atterré, morne, il jetait malgré lui, sur lAnneau transmis à son doigt, des coups dil de visionnaire. Et sous les transparences de lopale frappée de lueurs célestes, il lui semblait voir étinceler, autour de lhéraldique Bellone vengeresse, les vestiges de lantique écusson qui rayonna jadis, au fond des siècles, sur le bouclier de saint Louis.<o:p></o:p>
*<o:p></o:p>
* *<o:p></o:p>
Huit jours après, les stipulations de larmistice ayant été acceptées par ses collègues de la Défense nationale, M. Favre, muni de leur pouvoir collectif, sétait rendu à Versailles pour la signature officielle de cette trêve, qui amenait lépouvantable capitulation.<o:p></o:p>
Les débats étaient clos. M. de Bismarck et M. Jules Favre, sétant relu le Traité, y ajoutèrent, pour conclure, larticle 15, dont la teneur suit :<o:p></o:p>
« Article 15. En foi de quoi les soussignés ont revêtu de leurs signatures et scellé de leurs sceaux les présentes conventions.<o:p></o:p>
Fait à Versailles, le 28 janvier 1871.<o:p></o:p>
Signé : Jules FAVRE. BISMARCK. »<o:p></o:p>
M. de Bismarck, ayant apposé son cachet, pria M. Favre daccomplir la même formalité pour régulariser cette minute, aujourdhui déposée à Berlin aux Archives de lempire dAllemagne.<o:p></o:p>
M. Jules Favre ayant déclaré avoir omis, au milieu des soucis de cette journée, de se munir du sceau de la République française, voulait lenvoyer prendre à Paris.<o:p></o:p>
Ce serait un retard inutile ; répondit M. de Bismarck : votre cachet suffira.<o:p></o:p>
Et, comme sil eût connu ce quil faisait, le Chancelier de Fer indiquait, lentement, au doigt de notre envoyé, lAnneau légué par lInconnu.<o:p></o:p>
à ces inattendues paroles, à cette subite et glaçante mise en demeure du Destin, Jules Favre, presque hagard, et se rappelant le vu prophétique dont cette bague souveraine était pénétrée, regarda fixement, comme dans le saisissement dun vertige, son impénétrable interlocuteur.<o:p></o:p>
Le silence, en cet instant, se fit si profond quon entendit, dans les salles voisines, les heurts secs de lélectricité qui, déjà, télégraphiait la grande nouvelle aux extrémités de lAllemagne et de la terre ; lon entendait aussi les sifflements des locomotives qui déjà transportaient des troupes aux frontières. Favre reporta les yeux sur lAnneau !...<o:p></o:p>
Et il lui sembla que des présences évoquées se dressaient confusément autour de lui dans la vieille salle royale, et quelles attendaient, dans lInvisible, linstant de Dieu.<o:p></o:p>
Alors, comme sil se fut senti le mandataire de quelque expiatoire décret den-haut, il nosa pas, du fond de sa conscience, se refuser à la demande ennemie !<o:p></o:p>
Il ne résista plus à lAnneau qui attirait la main vers le Traité sombre.<o:p></o:p>
Cest juste, dit-il.<o:p></o:p>
Et, au bas de cette page qui devait coûter à la patrie tant de nouveaux flots de sang français, deux vastes provinces, sur parmi les plus belles ! lincendie de la sublime capitale et une rançon plus lourde que le numéraire métallique du monde sur la cire pourpre où la flamme palpitait encore éclairant, malgré lui, les fleurs de lys dor à sa main républicaine Jules Favre, en pâlissant, imprima le sceau mystérieux où, sous la figure dune Exterminatrice oubliée et divine, sattestait, quand même ! lâme soudainement apparue à son heure terrible de la Maison de France.
-
Commentaires