• Au musée du Luxembourg<o:p></o:p>

    Vlaminck ou les limites de l’instinct<o:p></o:p>

    Présent du 1er mars 08<o:p></o:p>

    Cinquante ans après la mort de Maurice de Vlaminck, et cinquante-deux ans après la dernière grande exposition à lui consacrée, le Musée du Luxembourg ouvre ses salles aux peintures de la période 1900-1915, années durant lesquelles le peintre a donné le meilleur de lui-même.<o:p></o:p>

    Vlaminck en 1900 est un jeune homme au physique de lutteur de foire, qui donne des cours de violon, pédale, canote et peint dans sa banlieue natale qu’il aime par-dessus tout, Chatou, Le Vésinet. Sans un rond, il y mène une vie saine, préférant « la friture de gardons et le petit vin d’Argenteuil » au Pernod et à l’Amer-Picon servis à Montparnasse. « L’atmosphère de la bohème intellectuelle m’accablait et me rendait neurasthénique. Il me fallait le grand air, loin de Paris, des attirances féminines, des amours indigentes et sensuelles, au goût de malheur et de crasse, loin de l’odeur des plumards et des lavabos, des chambres meublées. » (Portraits avant décès, 1943)<o:p></o:p>

    Dans le train Chatou-Paris, Vlaminck fait connaissance de Derain. Ils vont ensemble sur le motif, louent comme atelier une baraque désaffectée ; de cette collaboration naîtra le fauvisme. Vlaminck prône la couleur pure, sortie du tube, et la touche virevoltante. Cette manière doit beaucoup à Van Gogh, dont la peinture lui a été révélée en 1901 à la galerie Bernheim-Jeune. Mélanger les tons ou assagir ses brosses signifieraient marquer un temps de réflexion, raffiner : or Vlaminck veut rendre l’émotion violemment ressentie devant le motif, « extérioriser son sentiment » face à la fraîcheur d’un bord de Seine, « fixer le réalisme romantique » d’un sordide paysage de banlieue. <o:p></o:p>

    Les toiles éclatantes s’accumulent : La Châtaigneraie à Chatou, dont le sol est une juxtaposition de tons purs qui rappellent les bonbons Dragibus ; les célèbres Péniches au Pont de Chatou (illustration)... Couleurs pures, tons vibrionnants : l’harmonie et la force sont indéniables.<o:p></o:p>

    Cependant, passé l’exposition du Salon d’Automne de 1905 où Vlaminck triomphe, entraînant dans son sillage Derain, Matisse, Marquet, Van Dongen, faisant affaire avec le marchand Ambroise Vollard qui achète toute sa production, le fauvisme patine : Vlaminck a atteint les limites de sa technique. La couleur pure, lui disait déjà Derain, « c’est une théorie de teinturier ! » Le fauvisme, souvent présenté comme libérateur, apparaît donc plus comme un aboutissement qu’une naissance. En quelque sorte – si une touche d’anachronisme est permise, mais dans le domaine des idées en est-ce un ? – c’est la victoire des Rubénistes sur les Poussinistes, et l’épuisement du vainqueur. Limite de l’émotion alors que la réflexion aurait permis d’évoluer. Cela, Vlaminck ne voudra jamais l’admettre. Cézanne est pour lui trop intellectuel, la peinture de Gauguin cérébrale, « dépourvue d’émotion naturelle », comme il l’explique la vieillesse venue. Il y a de l’ingratitude dans ce jugement car l’exposition Cézanne de 1907 (le maître était mort l’année précédente) lui avait permis de sortir de l’impasse.<o:p></o:p>

    Déjà dans des études de fleurs de 1905-1906, dans des paysages et des natures mortes, la touche était moins débridée, plus verticale, « tapissière », les couleurs nuancées. L’influence de Cézanne accentua cette évolution. Une série de natures mortes de 1906-1907 montre l’apport fécond du maître d’Aix. Vlaminck peint même des Baigneuses, et une composition savante (L’île Saint-Germain à Boulogne-Billancourt), mais est-ce encore lui ? on l’y cherche. <o:p></o:p>

    S’ensuit une série de paysages mi-cézanniens mi-cubistes, aux lointains en bleus doux (L’église du bourg, 1910), aux lumières d’orage (Bord de rivière, 1909). Vlaminck en demi-teintes, qui l’eût cru ? Le cubisme n’est que frôlé, qu’une tentation, en raison de sa nature hyper-artificielle. Le cubisme, « Picasso en fut l’accoucheur, Guillaume Apollinaire la sage-femme, Princet le parrain ; les assistants : Derain, Max Jacob, Braque, Juan Gris, Salmon et moi-même. » Connaissant le personnage, Vlaminck aura des pages cruelles sur Picasso le truqueur, sur le cubisme des pages justes : « En manière de boutade, on pourrait dire qu’en raison de ses tendances individualistes, libertaires, si quelqu’un avait dû personnifier le Fauvisme, c’eût été Ravachol. De même que le Cubisme, spéculateur et profiteur, l’eût été par Stavisky. »<o:p></o:p>

    Après la Grande guerre, Maurice de Vlaminck n’apporte rien de nouveau, ce qui en soi n’est pas grave ; mais il tourne en rond. André Derain donnera une œuvre plus conséquente, inscrite dans la durée. Le fauvisme n’est qu’un instant de l’histoire de la peinture, mais son éclat ne faiblira pas.<o:p></o:p>

    Samuel<o:p></o:p>

    Vlaminck, un instinct fauve,

    jusqu’au 20 juillet, Musée du Luxembourg<o:p></o:p>

    illustration : Les Péniches à Chatou © The Museum of Fine Arts, Houston / ADAGP Paris 2007<o:p></o:p>


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  • L'auteur de L'Odyssée

    était une femme

    - la théorie de Samuel Butler -

    Samuel Butler (1835-1902), l’auteur caustique de Ainsi va toute chair, de Erewhon, était un esprit curieux de peinture et de musique – il peignit et composa –, de science : séduit par la théorie évolutionniste, il se mit à dos les darwinistes par des idées peu orthodoxes à leurs yeux. Dans le domaine de l’analyse littéraire, cet esprit original et aiguisé fit une relecture des Sonnets de Shakespeare et en conclut à l’homosexualité de l’auteur, ce qui auparavant avait été pressenti sans avoir été réellement analysé (Shakespeare’s Sonnets Reconsidered, 1899) ; mais c’est surtout la fréquentation de L’Odyssée qui l’amena à formuler une idée aussi audacieuse qu’inattendue.

    Devant travailler au livret d’un oratorio basé sur le poème, et ne trouvant pas de traduction satisfaisante, il entreprit la sienne propre, occasion d’une véritable redécouverte du texte.

    « Fasciné sur le champ par son intérêt surprenant et par sa beauté, j’eus cependant la sensation omniprésente que quelque chose clochait, quelque chose qui m’échappait, une énigme que je n’arrivais pas à percer. Plus je réfléchissais sur les mots si lumineux et si transparents, plus je sentais derrière eux une obscurité que je devrais percer avant de pouvoir voir le cœur de l’écrivain – et c’est cela que je voulais ; car l’art est intéressant uniquement dans la mesure où il révèle un artiste. […]Quand j’en arrivai à l’épisode phéacien, je devins sûr qu’ici en tout cas l’écrivain dessinait d’après nature, et que Nausicaa, la Reine Arété et Alcinoos étaient des gens véritables plus ou moins déguisés, et en me tournant vers le travail du Colonel Mure je vis qu’il était du même avis. […] Ce n’est qu’à l’épisode de Circé que j’eus la révélation que je ne lisais pas l’œuvre d’un vieil homme mais d’une jeune femme – une jeune femme qui n’en savait pas plus long sur les hommes (et ne le pouvait pas), qu’elle n’en savait – je l’avais constaté – sur la traite des brebis dans la grotte de Polyphème. Plus j’y pense, plus je m’émerveille de ma propre stupidité, car je me souviens que, quand j’étais écolier, j’avais l’habitude de dire que L’Odyssée était la femme de L’Iliade et qu’elle avait été écrite par un ecclésiastique. Dès que l’idée que l’écrivain était une femme, et une jeune, se présenta elle-même à moi, je sentis que là était l’explication de l’énigme qui m’avait si longtemps déconcerté. » (chap. i)

    The Authoress of the Odyssey,

    publié en 1897, reprend, développe, corrige des articles parus les années précédentes en Angleterre et en Italie dans lesquels Butler a développé sa thèse. Un éditeur récent présente le livre comme essentiellement dirigé contre les spécialistes.
    Cela est exagéré. Si Butler s’en prend souvent à eux, il n’a pas écrit ce livre à leur attention mais à celle de tout lecteur de L’Odyssée. Son ouvrage est une leçon de lecture, mélange de critique interne et externe. Samuel Butler énonce que L’Odyssée est attribuable à une poétesse sicilienne, qui s’est peinte dans le personnage de Nausicaa. Cette idée, en rupture avec la tradition européenne qui attribuait à Homère, et L’Iliade, et L’Odyssée, rejoint la tradition antique suivant laquelle les deux poèmes n’étaient pas du même auteur et rend à chacune des épopées son intégrité, vraie rupture avec la vision moderne qui a vu dans l’une et l’autre un rapetassage réalisé par des aèdes postérieurs – idée lancée par Friedrich August Wolf dans ses Prolégomènes à Homère (1795).

    Peut-être est-ce cela que les spécialistes n’ont pas pardonné à S. Butler, plus que « la femme auteur ». Sa théorie n’a connu ni publicité ni réponse.

    Le livre, compilation d’articles on l’a dit, souffre parfois de redites, de digressions. Le chapitre ii, abrégé de L’Odyssée, semble n’être là que pour gonfler le volume – il représente un tiers du livre. Deux directions claires cependant : analyse du texte pour en montrer la féminité (chap. i, iii, iv, vii, ix), remarques archéologiques et géographiques pour placer sa genèse en Sicile (chap. viii-x, xii-xiii) ; le chapitre xiv revient sur la question de l’unicité de L’Iliade et le chap. xv sur le développement, et l’adaptation, par l’auteur de L’Odyssée, du poème original qui appartenait au « cycle troyen ».

    Limités en pages, nous nous en tiendrons à l’aspect textuel de la question, avec des extraits du chapitre i (où est mise à mal la théorie de Wolf), et l’intégralité des chapitres iii, iv et xi.

    3

    Amédée Schwa

     

    1 Tim Whitmarsh, Ignibus Paperback, Londres, 2003.

     2

    Cf. le sous-titre de l’ouvrage : La femme auteur… « où et quand elle écrivit, qui elle était, l’usage qu’elle fit de L’Iliade, et comment le poème s’épanouit entre ses mains ».

     3

    Le français ne possède pas d’équivalent pour « authoress », écrivaine et auteure n’étant pas des mots français. « Femme auteur » est la traduction utilisée par Valéry Larbaud dans les Carnets de Butler (Gallimard, 1936). Les mots signalés par un astérisque sont en français dans le texte.


    Samuel Butler

    La femme auteur de L'Odyssée

    (extraits)

    L’Odyssée a-t-elle été écrite par un homme ou par une femme ? Cette œuvre est-elle oui ou non d’origine exclusivement sicilienne ? Si ces questions n’avaient d’autres intérêts que de déterminer le sexe et la résidence de l’écrivain, il serait amplement suffisant de suggérer la réponse et de renvoyer le lecteur à l’œuvre elle-même. Il est évident, cependant, qu’elles influent beaucoup sur la controverse homérique ; car si nous trouvons une main féminine omniprésente à travers L’Odyssée, et si nous trouvons également un grand nombre de détails locaux, tirés si exclusivement et si authentiquement d’une unique ville sicilienne que nous sommes assurés que l’écrivain doit y avoir vécu et écrit, la présomption que le poème a été écrit par une unique personne semble alors irrésistible. Car il peut difficilement y avoir eu plus d’une femme à un même endroit capable d’écrire une poésie telle que L’Odyssée – et qui plus est, une poésie si homogène.

    Beaucoup de questions seront ainsi simplifiées. Entre autres nous pouvons limiter la date du poème à la vie d’une unique personne et si nous trouvons, comme je pense que nous le pouvons, que cette personne vivait très probablement, en gros, entre 1050 et 1000 av. J. C., si, de plus, nous pouvons montrer, comme nous le pouvons assurément, qu’elle avait devant elle le texte de L’Iliade tel que nous le lisons aujourd’hui, citant librement ou avec application les passages les plus « douteux » comme les plus authentiques, nous aurons fait beaucoup pour régler la question de savoir si L’Iliade a été écrite par une main ou plusieurs.

    Non que cette question exige d’être réglée. La théorie selon laquelle L’Iliade et L’Odyssée furent chacune écrite par des mains variées et cousues ensemble en chapitres variés par des éditeurs variés, n’est pas une théorie qu’il est facile de traiter avec respect. Elle ne s’appuie sur aucun cas bien établi d’un autre poème ainsi construit ; la littérature ne nous fournit aucun poème dont la genèse soit celle qu’on nous demande d’imposer à L’Iliade et L’Odyssée. La théorie est fondée sur une supposition relative à la date de l’apparition de l’écriture, dont on a montré depuis longtemps qu’elle est insoutenable ; non seulement elle ne repose sur aucune évidence externe, mais elle va à l’encontre de la petite évidence externe que nous avons. Basée sur des fondements qui ont été sapés sous elle, elle a été soutenue à l’aide d’arguments qui n’ont jamais réussi à mener deux savants aux mêmes conclusions, et qui sont du genre à mener n’importe qui à n’importe quelle conclusion, même extravagante, à laquelle il croira être parvenu de lui-même. Un écrivain dont j’ignore le nom, dans le Spectator du 2 janvier 1892, concluait un article en disant :

    « que le plus merveilleux poème du monde ait été créé par les contributions d’une multitude de poètes choque tous nos instincts littéraires. »

    Bien sûr que c’est choquant, mais l’hérésie wolfienne, plus ou moins modifiée, est encore si généralement acceptée à la fois sur le continent et en Angleterre qu’il ne sera pas facile de l’éradiquer.

    Facile ou pas, c’est une tâche qui vaut bien le coup d’être tentée, car la théorie de Wolf a engendré des nuisance de plus de façons que celles qui sont immédiatement visibles. Qui aurait pensé à remettre en doute l’existence de Shakespeare – puisque si Shakespeare n’a pas écrit ses pièces il n’est pas plus longtemps Shakespeare – si les cerveaux humains n’avaient été déstabilisés par la dénégation effective de l’existence d’Homère opérée par Wolf ? Qui aurait réattribué peinture après peinture dans la moitié des musées de l’Europe, souvent gratuitement, et parfois au mépris de l’évidence la plus claire, si le caractère irrésolu des questions concernant l’authenticité n’était pas devenu une voie royale pour se faire une réputation de critique ? Cela paraît sans fin, car chaque génération s’acharne et tente de surpasser la témérité de la précédente.

    Plus que cela, les pages suivantes seront une leçon d’un autre genre, que je laisserai le lecteur deviner, pour des hommes que je ne nommerai pas, mais dont il doit connaître quelques uns car il y en a beaucoup. En fait j’ai parfois pensé que cette leçon cruelle serait un service plus utile que l’établissement des points que j’ai établis moi-même pour prouver ma théorie, ou que la dispersion des cauchemars, d’une extravagance homérique, que les professeurs allemands ont élaborés au plus profond d’eux-mêmes.

    Un tel langage peut passer pour insensé, venant de quelqu’un qui lance lui-même ce qui semble être deux paradoxes : la femme auteur, l’origine sicilienne de L’Odyssée. Un seul serait déjà un assez mauvais choc, mais deux, et chacun allant si loin, sont intolérables. Je le sens et j’en suis oppressé. Quand je regarde en arrière sur le registre des controverses iliadiques et odysséennes depuis près de 2500 ans, et que j’y réfléchis, je suis tenté de me dire : malheur à moi ! Mais quand je réfléchis aussi à la complexité des intérêts académiques, pour ne pas mentionner les intérêts commerciaux liés aux livres scolaires bien connus et à la prétendue éducation – comment puis-je n’être pas consterné par l’ampleur, la présomption et en réalité le total désespoir de la tâche que j’ai entreprise ?

    Comment puis-je attendre des spécialistes d’Homère qu’ils acceptent des théories aussi subversives, tellement à l’encontre de ce qu’ils ont défendu depuis tant d’années ? C’est une question de vie ou de mort homérique (car ma théorie touche les questions iliadiques presque autant que L’Odyssée), pour eux comme pour moi. Si j’ai raison, ils ont investi leur réputation de sagacité dans un stock sans valeur. Que devient, par exemple, la majeure partie de la bien connue Introduction à Homère du Professeur Jebb – pour citer son titre le plus court – si L’Odyssée fut écrite entièrement à Trapani, par une seule main, et que cette main est celle d’une femme ? Ou bien mon travail est une imbécillité et dans ce cas il ne devrait pas être difficile de le prouver sans user d’un langage discourtois, ou alors quelques uns d’entre eux ne sont pas dignes du papier sur lequel il est écrit. Ils seront plus qu’humains, donc, s’ils ne me traitent pas trop brutalement.

    Quant à cette idée d’une femme auteur pour L’Odyssée, ils me diront que je n’ai même pas établi un cas prima facie en faveur de mon opinion. Tout à fait. C’est Bentley qui l’a établi lorsqu’il a dit que L’Iliade fut écrite pour les hommes et L’Odyssée pour les femmes. L’histoire de la littérature ne nous fournit aucun cas d’un homme écrivant un grand chef-d’œuvre pour les femmes plutôt que pour les hommes. Si un livre anonyme convainc si habilement un critique d’avoir été écrit pour les femmes, un cas prima facie est établi pour penser qu’il a été probablement écrit par une femme. Je récuse cependant que L’Odyssée ait été écrite pour les femmes ; elle a été écrite pour ceux qui l’entendraient. Ce que Bentley voulait dire, c’était que dans L’Odyssée les choses étaient vues du point de vue d’une femme plus que de celui d’un homme, et en exprimant cette vérité évidente, je le répète, il établissait pour la première fois un puissant cas prima facie pour penser qu’elle avait été écrite par une femme.

    [...]

    On assurera peut-être qu’il est hautement improbable qu’une femme à n’importe quelle époque ait pu écrire un chef d’œuvre comme L’Odyssée. Mais on peut en dire autant d’un homme. Dans les nombreux siècles qui ont suivi l’écriture de L’Odyssée, aucun homme n’a été capable d’écrire une autre œuvre comparable. Il était hautement improbable que le fils d’un gantier de Stratford écrive Hamlet, ou qu’un chaudronnier du Bedforshire écrive un chef d’œuvre comme Le voyage du pèlerin. Des œuvres phénoménales exigent un ouvrier phénoménal, mais il y a des femmes phénoménales ainsi que des hommes phénoménaux, et bien qu’il y ait beaucoup de choses dans L’Iliade qu’on ne peut supposer avoir été écrites par une femme, même phénoménale, il n’y a pas un vers dans L’Odyssée qu’une femme ne pourrait pas parfaitement bien écrire, et il y a beaucoup de beautés qu’un homme négligerait à coup sûr.

    [Butler énumère quelques indices qui indiquent une main féminine, puis recense le grand nombre de poétesses dans la littérature grecque primitive.]

    Si donc les poétesses étaient aussi abondantes que nous le savons dans les premiers âges connus de la littérature grecque sur une zone aussi large que la Grèce, l’Asie mineure et les îles égée, il n’y a pas de raison d’exclure la possibilité qu’une poétesse grecque vécût en Sicile en -1000, à plus forte raison quand nous savons par Thucydide que la partie de la Sicile où je suppose qu’elle a vécu était colonisée depuis la pointe Nord Ouest de l’Asie mineure avant la fin de l’âge homérique. La civilisation décrite dans L’Odyssée est aussi avancée que celle qui a probablement existé à Mytilène ou Mélos en 600-500 av. J. C., vu que, à la fois dans L’Iliade et L’Odyssée, le statut des femmes apparaît comme plus important qu’il ne l’est à présent, et incomparablement plus élevé qu’il ne l’était dans la civilisation athénienne, sur laquelle nous sommes mieux renseignés. Imaginer une grande poétesse grecque à Athènes à l’époque de Périclès, ce serait violer la probabilité, mais je dirai qu’à une époque où les femmes étaient aussi libres qu’elles le sont dans L’Odyssée ce serait violer la probabilité que supposer qu’il n’y eut aucune poétesse. Nous n’avons aucune raison de penser que les hommes surent utiliser leur langue avant les femmes ; pourquoi alors supposer que les femmes restèrent en arrière lorsque l’usage du crayon fut devenu familier ? Si une femme pouvait peindre des images avec l’aiguille comme le faisait Hélène (Iliade, III. 126), et comme la femme de Guillaume le Conquérant le fit dans une civilisation très semblable, elle pouvait écrire des histoires avec un crayon si l’idée lui en prenait.

    Le fait que les têtes reconnues de la littérature à l’époque homérique étaient les Neuf Muses – ce sont toujours elles ou « la Muse » qui sont invoquées, jamais Apollon ou Pallas – suggère une autorité féminine à une période très reculée, quand être auteur était être poète, car la prose est un développement tardif en comparaison. L’Iliade et L’Odyssée commencent par une invocation adressée à une femme qui doit avoir été une auteur, bien qu’aucune de ses œuvres ne soit parvenue jusqu’à nous, puisqu’elle est placée à la tête de la littérature. De plus, à une époque où les hommes étaient d’abord occupés à pécher ou à chasser, les arts de la paix, et parmi ceux-ci toute réalisation littéraire, étaient naturellement laissés aux femmes. Si nous connaissions la réalité, nous verrions presque à coup sûr que c’est l’homme plus que la femme qui est l’intrus dans le domaine littéraire. Nausicaa était probablement plus une survivante qu’une intruse, mais encore plus probablement elle était à la pointe de la mode.

    Lisez l'intégralité des chapitres III, IV et XI

    dans lovendrin n°22,

    numéro exceptionnel de 16 pages, 3,50 euros port compris.


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  • Le n°22 de lovendrin

    est paru!

    Un numéro exceptionnel de 16 pages.

    Vous y lirez de larges extraits du surprenant ouvrage du romancier Samuel Butler paru en 1897, La femme auteur de L’Odyssée, présentés et traduits par A. Schwa.

    Selon S. Butler, L’Odyssée n’a pas été écrite par Homère mais par une poétesse sicilienne, qui s’est cachée derrière le personnage de Nausicaa. Une perspective iconoclaste qui rejoint la tradition en rendant à L’Iliade et L’Odyssée leur intégrité, à l’encontre des théories de Friedrich August Wolf couramment admises. Au fond, Butler se soucie peu qu’on le suive dans sa démonstration : il veut surtout montrer que nos lectures de L’Odyssée sont inattentives, qu’on ne la lit pas avec l’amour que ce poème mérite, qui est, à l’image du portrait de la Muse Polymnie, « si mystérieux, si imparfait, et pourtant si divinement au-delà de la perfection. »

    Lire des extraits

    prix du n°: 3,50

    port compris

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  • Patrimoine<o:p></o:p>

    Une tour chargée d'ans<o:p></o:p>

    Présent du 23 février 08<o:p></o:p>

    La Tour Saint-Jacques, verticale essentielle de l'axe Rivoli entre Hôtel de Ville et Châtelet, émerge peu à peu des bâches. La pose d'échafaudages en 2001 pour protéger les passants a permis l'étude précise des dégâts occasionnés par le temps et les hommes, et sa rénovation qui sera achevée l'automne prochain. S’ensuivra une refonte du square Victoria.<o:p></o:p>

    La tour est le seul vestige de l'église Saint-Jacques le Majeur, dite Saint-Jacques la Boucherie en raison de l'activité du quartier, église signalée au bord de l'importante voie Saint-Martin dès le onzième siècle. L'église d'une paroisse aussi bien située était appelée à se développer, ce qu'elle fit de façon désordonnée, par adjonctions au fil des siècles. <o:p></o:p>

    Le célèbre Nicolas Flamel offrit le financement d'un portail latéral nord en 1389. La légende explique sa richesse prodigieuse par la pratique couronnée de succès de l'alchimie : il aurait acquis un mystérieux manuscrit pour le déchiffrement duquel l'aurait éclairé un médecin juif converti rencontré à Saint-Jacques de Compostelle, aurait été maître du Prieuré de Sion... le cursus habituel de l’hermétiste qui prend sa retraite dans Harry Potter. La fortune de Nicolas Flamel, qu'il utilisa à des œuvres très charitables, est due plus prosaïquement à son activité de libraire et à des opérations immobilières intéressantes. La façade de sa maison, non loin de là, rue de Montmorency, donne une idée de l'architecture civile du début du XVe. Une rue Pernelle, toute proche, garde le souvenir de son épouse. <o:p></o:p>

    La tour qui nous intéresse fut édifiée comme clocher entre 1509 et 1522. Elle est immédiatement postérieure à la chapelle de l’hôtel de Cluny (Présent du 1er déc. 07) et, comme elle, témoigne de la santé du gothique en de certaines mains, quand dans d'autres il dégénérait et alors que la pré-renaissance se dessinait. Sa décoration est d'un flamboiement mesuré. D'une hauteur de cinquante-deux mètres auxquels s'ajoutent les neuf mètres de la statue sommitale et son socle, elle abritait un carillon de douze cloches réputé pour sa musicalité. <o:p></o:p>

    Blaise Pascal y aurait fait des expériences concernant la pesanteur en 1653 – d'où sa statue placée au pied de la tour au XIXe – mais suivant des Parisiens réfléchis ces expériences auraient plutôt eu lieu à Saint-Jacques du Haut-Pas, sa paroisse. (Restons dans la science : en 1891, un service météorologique fut installé au sommet de la tour Saint-Jacques. A l’époque on annonçait un refroidissement climatique inquiétant. Dans une saynète de François Valade, un académicien, Pancrace, explique que le « feu central de la nature se meurt » ; à quoi répond une baronne : « La science dit vrai: quand j'étais jeune fille, je n'avais jamais froid. »)<o:p></o:p>

    Fermée au culte en 1790, l'église fut vendue comme carrière de pierres. Disparaissait alors un vaste édifice riche des ajouts successifs. Le clocher, conservé, fut rapidement entouré de constructions variées. Il servit à un fondeur de plombs de chasse, à qui les cinquante mètres de haut, une fois les planchers d'étages démolis, servaient utilement son activité : les billes de métal fondu étaient lâchées d'en haut et parvenaient refroidies en bas. Deux incendies marquèrent cette période. <o:p></o:p>

    L'avenir de la tour semblait compromis mais en 1836, à l'instigation de François Arago, la Mairie de Paris acheta la tour. Sous Haussmann, le percement de la rue de Rivoli occasionna son dégagement. Le gros œuvre fut repris à la base, les parties basses sont donc récentes tandis que le sommet est ancien ; pour ce genre de construction, l’inverse est plus fréquent. Les abat-son furent remplacés par des vitraux. La sculpture fut restituée : une vingtaine d'artistes travaillèrent à garnir les niches en façade, à restaurer les cinq sculptures du sommet (le tétramorphe et la statue de Saint Jacques). Ces dernières durent être remplacées dès 1912 par des copies, car les conditions climatiques les avaient endommagées ; les chutes de pierres exigèrent la pose d'échafaudage et une restauration. Idem entre 1932 et 1937; travaux en 1968; interventions d'alpinistes en 78, en 90. Il était temps d'enrayer ce cycle  de dégradations et d'interventions de fortune.<o:p></o:p>

    La restauration des murs, des vitraux, des sculptures tant du XVIe que du XIXe a été réalisée à l'aide des techniques les plus traditionnelles assistées des plus modernes (laser, informatique). Il faut espérer qu'une longue période de stabilité s'ouvre pour cette charmante tour. S'il reste peu des sculptures originales, l'essentiel subsiste : une jolie silhouette élégante, fine, dentelée. « Le riche clocher carré de Saint-Jacques-de-la-Boucherie, avec ses angles tout émoussés de sculptures... » écrivait Victor Hugo, qui voyait dans le tétramorphe du sommet « quatre monstres qui, aujourd'hui encore, perchés aux encoignures de son toit, ont l'air de quatre sphinx qui donnent à deviner au nouveau Paris l'énigme de l'ancien... »<o:p></o:p>

    Samuel<o:p></o:p>

    illustration: Schwa Ltd, D.R.

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    tours parisiennes / Temple Sainte-Marie / Collège des Bernardins <o:p></o:p>


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  • Au musée de l’Assistance Publique<o:p></o:p>

    Géronte pensionnaire<o:p></o:p>

    Présent du 16 février 08<o:p></o:p>

    Le musée de l’AP-HP occupe une partie de l’Hôtel de Miramion, sur la paroisse de Saint-Nicolas du Chardonnet, où Mme de Miramion (1629-1696), célèbre d’abord pour avoir été, sans dommage pour son honneur, enlevée par Bussy-Rabutin, installa sa communauté de filles enseignantes et soignantes. On sait l’essor au XVIIe des congrégations aux services des pauvres, des malades, et des plus vulnérables vieillards. Ceux-ci, depuis le Moyen Age, n’avaient guère que les monastères pour abriter leurs dernières années, mais le XVIIe se caractérise par la tentative d’établir une aide plus rationnelle.<o:p></o:p>

    En 1789 la notion d’assistance remplaça celle de charité et un Comité de mendicité fut chargé de l’organiser. Le musée de l’AP-HP revient sur les deux siècles d’accueil des personnes âgées à Paris qui ont suivi. <o:p></o:p>

    L’hébergement des personnes âgées défavorisées ne fut pas uniforme, car dès la période révolutionnaire l’énormité de la tâche empêcha la nationalisation des moyens d’accueil et délégua ceux-ci à la responsabilité des municipalités, tandis qu’au XIXe reprenaient les initiatives religieuses (Petites sœurs des pauvres de Jeanne Jugan – 1839) et laïques (fondation Rossini, par sa veuve, pour accueillir les vieux chanteurs – 1889).<o:p></o:p>

    Pour s’en tenir à l’assistance officielle, trois photographies parlantes : à Sainte-Périne, où sont accueillis les fonctionnaires retraités en difficulté, chambres individuelles meublées ; à la Salpêtrière (et Bicêtre) dortoir de deux rangées de lit à courtines avec chaises et table personnelles ; à Nanterre, dortoir à quatre rangées de lit sans rideau. C’est à Nanterre qu’échouaient les pensionnaires renvoyés d’autres établissements pour alcoolisme ou mauvais comportement. <o:p></o:p>

    A conditions distinctes, rations de vin différentes : 52 cl de vin quotidien à Sainte-Périne, 32 cl à Bicêtre et 25 cl à Nanterre. La ration de vin et de tabac a toujours été codifiée par l’administration. C’était un sujet sensible, objet de contestation de la part des pensionnaires, qui n’hésitaient pas, dans ce domaine comme dans d’autres, à réclamer par voie de pétition. Imaginer des personnes âgées hébergées dans des conditions déplorables, sous la férule d’une administration omnipotente est une erreur. La cruauté du système, bien intentionné, apparaît surtout dans la séparation des conjoints indigents ou incurables, placés dans deux hospices différents.<o:p></o:p>

    Globalement la vie quotidienne n’était pas noire. La corvée d’épluchage, par exemple, n’est pas à considérer comme une exploitation mais à replacer dans le cadre du travail en général (imprimerie, artisanat…) organisé à titre d’hygiène de vie, de maintien de vie sociale. Obligatoire jusqu’en 1897, elle devint ensuite volontaire et rémunérée (illustration). Dans le domaine des loisirs, la qualité et la variété des programmes musicaux et théâtraux proposés surprennent, ainsi que leur fréquence. <o:p></o:p>

    Un repère important des hospices et maisons de retraite était la chapelle, où messes et instructions religieuses étaient fréquentes. La fête patronale de l’établissement était l’occasion de cérémonies qui dépassaient largement le cadre de l’institution. Un carton à la typographie surannée invite ainsi à la fête de l’Asile des Cinq Plaies de Notre-Seigneur, « asile pour les femmes incurables et les jeunes filles idiotes » (1883).<o:p></o:p>

    Pratiques religieuses inexistantes ou presque, de nos jours. Les plaquettes présentant telle ou telle résidence placent la messe occasionnelle à la rubrique Animations, entre le karaoké et le macramé, ou après la coiffeuse et l’esthéticienne. Révélatrice, la disparition, dans le vocabulaire du personnel de maisons de retraite, des mots « agonie » et « mort ». L’expression « fin de vie » les remplace tous deux. « Mme Untel est en fin de vie », « On a eu une fin de vie » sont les tournures correctes qui révèlent un tabou prégnant. Toute préoccupation spirituelle est absente de la gérontologie, qui semble n’être que la version scientifique des mythes de la Fontaine de Jouvence et du Chaudron de régénération : loin sont les ars moriendi. <o:p></o:p>

    L’essai de Simone de Bobeau est lisible (La vieillesse, 1979) mais autrement supérieur est un texte plein d’humanité assaisonnée d’humour : Les derniers jours d’Emmanuel Kant, de Thomas De Quincey, vie imaginaire à la manière de Marcel Schwob (et d’ailleurs traduite par lui, réédition Allia, 2004). Kant nous est dépeint vieillissant, perdant peu à peu ses facultés, mais soutenu par la régularité de sa vie et la délicatesse de ses amis et domestiques. Démonstration de dignité dans le déclin, cette œuvrette est un soin palliatif à l’usage des angoissés du vieillissement.<o:p></o:p>

    Samuel<o:p></o:p>

    Voyage du pays de Gérousie, jusqu’au 15 juin,

    Musée de l’Assistance Publique, 47 quai de la Tournelle, Paris Ve.

    illustration : La corvée d’épluchage à l’hospice d’Ivry, vers 1910 © AP-HP/Archives<o:p></o:p>


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