• Hugues Rebell

    Portraits d’écrivains

    Maurice Barrès

    Quand j’ai vu Nancy à l’automne, avec les jolies grilles dorées de la place Stanislas et les vastes frondaisons de son jardin, Nancy avec ses casernes et ses coquets musées, il m’a semblé voir l’âme de Barrès, fine, élégante, gracieuse, - ayant aussi ses profondeurs, ses orages.

    On l’appela fumiste, c’est bientôt dit. Ce mot-là signifie : savoir sourire. Certes, il faut savoir sourire de beaucoup de choses, ou l’on est un sot, il faut paraître sourire de beaucoup d’autres ou l’on est un maladroit. Mais on peut aimer et haïr et être un passionné entre quatre murs. Maurice Barrès est un écrivain ; il exprime les idées les plus délicates, les plus subtiles par des images justes et naturelles ; sa phrase est parée, chantante, mais d’une coquetterie discrète, toute française et d’ancien régime. Il marche entouré des charmants fantômes qu’il a imaginés ou créés : Athéné, Bérénice, Claire, Marina.

    C’est cette société sans doute qui le préserve, en ces contacts odieux auxquels l’oblige par ambition de tous les rôles et par dilettantisme, une âme plus vagabonde, capricieuse et énergique, sous des apparences de lassitude, que celle de l’empereur Hadrien. Lorsque dans un journal, à côté de la prose d’une Séverine, il nous donne quelques pensées sur l’art ou la politique, je crois voir l’un de ces croquis des grands artistes où le trait, encore que sommaire, est si juste qu’il recrée pour nous toute la réalité. De même, s’il parle des réformes sociales auprès d’un Thiviers ou d’un Jaurès, il ne nous choque point. Pourtant l’auteur socialiste ou anarchiste nous paraît pousser le dilettantisme trop loin. Le prince de Ligne coiffé d’un bonnet phrygien ne nous étonnerait pas davantage. Maurice Barrès a plutôt l’air d’un grand dignitaire ecclésiastique du XVIIIe siècle que d’un révolutionnaire. Georges Leconte disait : « Quand Barrès lève la main, je m’attends à voir briller l’anneau pastoral. »

    René Boylesve

    En cette époque d’indifférence et de pose banale, comme je vais avec joie vers ceux qui subissent l’enchantement de la vie. René Boylesve est l’un de ces rares.

    Felix qui potuit rerum cognoscere causas !

    Heureux, dirais-je à mon tour, celui qui voit la beauté de tout ce qui l’environne. Celui-là vraiment est un symboliste et un idéiste. L’Âme de la nature ! l’Âme des ruines ! L’Âme de cette humanité fugitive au milieu de laquelle nous passons ! Avec elles s’unissent ces grands hommes, nos saints à nous ! Chateaubriand, Byron, Vigny, Keats, Shelley. René Boylesve s’avance de même pour cette divine communion. Il nous dit la terreur et la joie que nous cause le spectacle de la montagne, comme aussi la volupté somptueuse et l’orgueil de la Venise des Doges. à propos d’un pastel de Point il recréera la grâce délicate et fine de la femme moderne, comme devant des statuettes de Tanagra il évoquera les joies des peuples morts. Mais passionné à la façon des antiques qui ne violèrent point la noblesse ni la simplicité naturelle, il ne gâte point ses sentiments par une expression exagérée et comme il ne sied point de livrer son âme aux marchands de ce siècle, il la pare et la déguise au besoin avec des ironies. Ainsi s’explique le beau sourire tranquille que je lui vois et qui me fait songer à certaines statues de Jean de Bologne. Ce sourire indique un esprit dominateur qui gouverne les mille impressions de la vie, soucieux avant tout de se créer une personnalité une et harmonieuse.

    Maurice du Plessys

    Les Anciens représentaient Minerve et les Muses souriantes. Nos modernes ne voient plus Erato que dans les cimetières, et pareille à l’un de ces fantômes que se plaît à peindre Mme Jacquemin. Maurice du Plessys est allé trouver cette muse misérable, il l’a ramenée parmi les vivants, lui a rendu la joie, et peu à peu, en sa compagnie, ses joues se sont colorées et son corps a pris de nobles formes.

    Les poèmes du Premier livre pastoral sont vraiment d’une forte et belle venue. Parmi les poètes romans, Maurice du Plessys est le plus latin du groupe ; j’entends par là qu’il possède, plus encore que le don rythmique, celui de l’expression énergique, de l’image large et précise. Les mots qui, au XVIe siècle, avaient une signification déterminée, employés plus tard à contre-sens par de mauvais écrivains, n’ont plus aujourd’hui qu’un sens fuyant, fort lâche, et c’est pourquoi presque toute la poésie d’aujourd’hui est si vague, consacrée uniquement à la sensation. Une poésie en effet ne peut penser, ne peut atteindre au lyrisme noble et au pathétique, sans la propriété des termes qui permet de renfermer beaucoup d’idées en une simple alliance de mots. Maurice du Plessys, surtout dans ses vers descriptifs comme ceux du commencement de l’Hymne à Hermès, me semble avoir complètement reconquis ce style plein et vigoureux qui donne tant de prix à l’œuvre d’un Malherbe. Ajoutons qu’il veut remettre en honneur le conte à la manière de La Fontaine où le lyrisme le plus familier succède au ton rieur et badin. Et c’est bien là le désir d’un vrai poète qui n’enferme point la Muse dans l’enclos des « symboles » mais la laisse rire et s’ébattre dans le monde entier.

    Raymond de la Tailhède

    M. Raymond de la Tailhède n’a encore publié que quelques poèmes, et cependant ils révèlent une âme si noble de poète et un art si parfait qu’on ne peut le placer qu’au premier rang. « Ils débordent de fiertés et d’orgueils », disait déjà Jules Tellier de ses premiers essais. Le mouvement, l’enthousiasme, l’audace sûre de ses tours font de ses vers les plus magnifiques qui soient : Ronsard serait heureux de les consacrer de son nom. Notre seul regret est que M. de la Tailhède, avec un dédain bien compréhensible d’ailleurs, quand on songe au public prétendu lettré de ce temps, - se soit retiré dans son château de Marmande, écrivant pour lui seul, plus heureux de vivre avec les poètes de la Pléiade et son cher Cervantès qu’avec ses grossiers contemporains. La nature certainement est la meilleure inspiratrice, et nous ne pouvons blâmer cette hautaine solitude, mais nous serions heureux que le poète nous fît part plus souvent de ses œuvres, et songeât qu’au milieu de la foule indifférente, il compte un petit groupe de sincères admirateurs.

    Charles Maurras

    Un critique qui est à la fois un artiste, un philosophe et un passionné, un écrivain qui ne prend point les autres pour s’en faire un piédestal, mais pour leur en élever un ; un auteur qui aime lire, qui sait lire ; - n’est-ce pas, dans la démocratie littéraire de ce temps, un homme vraiment rare et qui semble même unique ? - Je ne sais pas de prose plus légère, plus ailée que la sienne. Charles Maurras a la grâce, l’ironie discrète, l’élégance et, - comme son maître Anatole France, - le goût qui ne force jamais le trait, et dit tout d’un mot. Lisez ses contes philosophiques, ses études sur Anatole France, Jean Moréas. C’est la façon d’écrire, - encore que rajeunie avec un sens exquis du moderne, - du La Fontaine des Amours de Psyché, du Fontenelle du Dialogue des Morts. Qui me disait donc qu’il n’y avait plus de tradition ? Les meilleurs et les plus originaux écrivains de cette époque sont justement des lecteurs assidus de nos classiques, sans que leur fidélité au passé les empêche d’innover, et mieux, plus sûrement que ces farouches destructeurs d’idoles, - toujours prêts à s’attaquer à des dieux. Ce serait cependant calomnier Charles Maurras de dire qu’il appartient à cette époque d’hommes médiocres ; il est au-dessus d’elle comme tous ceux dont la pensée demeurera. Pour moi, je le vois très bien dans cette académie platonicienne que fonda le grand Cosme de Médicis. D’ailleurs sa physionomie ardente, mais belle de calme force, rappelle absolument certains portraits des Uffizi. C’est qu’aussi, au point de vue intellectuel, Charles Maurras est moins un Français de nos contemporains qu’un de ces nobles florentins du XVe siècle, épris de la pensée et de l’art lumineux des Anciens.

    Jean Moréas

    Jean Moréas a renouvelé le chant pur des ancêtres ! C’est pourquoi je l’admire. Si quelques-uns, sous prétexte d’individualisme, renient toute la gloire du Passé et rejettent la lyre sainte que les anciens poètes se passaient de main en main, c’est en vérité qu’ils ne sont point de la famille. Ils peuvent aller chanter à l’écart : Sophocle, Virgile, Racine ne veulent point d’eux. Il y a des gens qui prêtent à Jean Moréas de l’orgueil, moi je dirais qu’il a de la piété. Condamner les œuvres déjà très belles de ses débuts par amour d’une beauté plus haute, voilà ce que ce poète a fait. Tandis que la plupart ont l’air de chercher des trésors dans une chambre obscure, Jean Moréas s’en va au soleil cueillir les fleurs des champs. Sa conception d’un poème dont chaque vers n’est pas seulement intéressant par lui-même, mais concourt à une harmonie d’ensemble, il l’a réalisée dans son admirable Pèlerin passionné, fort et gracieux tour à tour comme le savent être les maîtres, plein d’une inspiration noble et naturelle. Mais si Jean Moréas est fidèle aux anciens, c’est qu’il n’y a pas deux façons de concevoir l’art ; il ne les imite point pour cela, il reste lui-même et, par les sentiments qu’il exprime, il est moderne et bien plus que tel ou tel charlatan qui prend un costume bariolé ou un masque effrayant pour attirer les foules.

    Jules Renard

    On se place au-dessus de son temps, quand on est capable d’en voir les ridicules et d’en percer l’hypocrisie. Ainsi Jules Renard ne se mêle point à la foule des grotesques, gardant son poste d’observation, - au balcon, dirais-je. Il me semble que tout l’artificiel des âmes modernes, que ce soit celle de l’écornifleur, de Mme Vernetou ou du symboliste, a été surpris, fixé en des pages d’ironie par ce philosophe. Jules Renard dans les livres me donne une impression d’honnêteté. Tous ses petits chapitres sont composés et écrits. Il sait la valeur d’une description, d’un dialogue, d’un mot. Son style est fait. Il ne cherche point à vous en faire accroire, il ne vous livre point de la besogne négligée, sous prétexte de vous fournir de la passion plus sincère. Cet ensemble de petits chapitres forme une très grande œuvre. On est surpris en achevant la lecture d’un de ses livres de voir le monstre qui se dresse devant nous. Cette logique dans la création et dans l’exécution demeure le plus sûr moyen de nous émouvoir, le seul moyen littéraire en tout cas. Jules Renard est en effet un artiste. être artiste, ce n’est point chevaucher des nuages, interpeller la foudre et crier aux étoiles, c’est s’intéresser à chaque chose de la vie, et la faire sienne, en y mettant son amour ou sa haine ou son mépris, c’est la faire belle en la recomposant, non pour étonner et épouvanter les hommes, mais pour leur donner une noble jouissance.


    votre commentaire
  • Hugues Rebell

    1867-1905

    par Xavier Soleil

    Georges Grassal de Choffat qui prit pour pseudonyme Hugues Rebell est né à Nantes le 27 octobre 1867, dans une famille bourgeoise de marins, armateurs et banquiers. Héritier, à la mort de son père, en 1887, d’une fortune importante, il s’installe à Paris et se consacre à la littérature, aux livres et aux voyages. C’est à Venise qu’il commença à écrire les poèmes de son premier livre important, Les Chants de la pluie et du soleil, ainsi que son premier roman, La Nichina, publiés respectivement en 1894 et 1896.

    Sa génération se cherchait alors en poésie, entre les derniers tenants du Symbolisme et les premiers adeptes de l’école romane que Moréas fondait en 1891 ; elle se cherchait également dans le roman avec Barrès - Un homme libre parut en 1889 et L’ Ennemi des lois en 1892 -, les derniers Maupassant, Jean Lorrain, mais surtout les premiers Bourget - Cruelle énigme, Mensonges - délicats miroirs d’une société déjà condamnée, mais aussi leçons quasi balzaciennes de morale sociale.

    Très tôt Hugues Rebell précise ses positions politiques : il est nationaliste et monarchiste. Dès 1894, il prend part aux grands débats de l’époque en publiant Union des Trois Aristocraties, - celles du nom, de l’argent et du talent -, proclamant haut et clair son vœu de « créer une hiérarchie, pour sauver le monde de la grande maladie démocratique, de cette grande fièvre populaire du commandement ».

    On pourra s’étonner qu’il ait préconisé une alliance entre trois « supériorités sociales » que rien ne semblait devoir rapprocher, mais, outre qu’une telle proposition n’était qu’un essai d’application des géniales visions d’Auguste Comte, on ne manquera pas de remarquer l’importance que, dans cette perspective, il attachait au rôle fédérateur de la monarchie. On trouve là comme un essai d’application de l’idée de décentralisation chère aux fédéralistes nationalistes de l’époque, mais aussi un début de réponse aux questions que posera plus tard Charles Maurras dans L’Avenir de l’intelligence dont le dernier chapitre semble tout entier inspiré des réflexions de Rebell.

    Ses articles du Soleil, journal royaliste, sont un modèle de clarté et d’intelligence politique dans un style à la fois classique et fougueux. Anatole France, Charles Maurras le tiennent en haute estime. En 1900, il répondra à l’Enquête sur la Monarchie une lettre qui commence ainsi :

    « Mon cher ami,

    Votre enquête sur la monarchie doit réjouir tous ceux qui voient dans le rétablissement de la royauté nationale l’unique moyen de sauver la France. Elle vient, comme la lumière, dissiper les brumes qui nous enveloppent et révéler notre réelle existence. »

    Et ceci qui, aujourd’hui, est d’une criante actualité :

    « Contrairement aux droits des pouvoirs absolus, les droits de la République commencent au seuil de chacun de nous. Elle sait bien qu’elle est trop anti-française pour gouverner sans une inquisition de tous les instants. Elle ne s’en cache même plus. »

    Tant par sa philosophie politique que par son inspiration poétique, Rebell apparaît comme un disciple de Nietzsche qu’il avait lu en Allemagne et dont, dès 1893, il publiait, dans la revue L’Ermitage, la traduction de quelque pages d’ Ainsi parlait Zarathoustra, le chapitre intitulé « De l’homme supérieur » dont voici un extrait :

    « Ayez aujourd’hui une bonne méfiance, hommes supérieurs ! hommes courageux ! hommes francs ! Et tenez secrètes vos raisons. Car cet aujourd’hui appartient à la populace. Ce que la populace n’a pas appris à croire sans raison, qui pourrait le renverser auprès d’elle par des raisons? Sur la place publique on persuade par des gestes. Mais les raisons rendent la populace méfiante. Et si la vérité a une fois remporté la victoire là-bas, demandez-vous alors avec une bonne méfiance : « Quelle grande erreur a combattu pour elle ? » Gardez-vous aussi des savants ! Ils vous haïssent, car ils sont stériles ! Ils ont des yeux froids et secs, devant eux tout oiseau est déplumé. Ceux-ci se vantent de ne pas mentir : mais l’incapacité de mentir est encore bien loin de l’amour de la vérité. Gardez-vous ! L’absence de fièvre est bien loin d’être de la connaissance ! Je ne crois pas aux esprits réfrigérés. Celui qui ne sait pas mentir, ne sait pas ce que c’est que la vérité. »

    Il n’est pas sans intérêt de souligner l’attirance de Hugues Rebell pour Frédéric Nietzsche, car Les Chants de la pluie et du soleil ont certainement trouvé chez le philosophe allemand une de leurs sources d’inspiration. Comme lui, Rebell exalte la force et la solitude des forts, la haine de la foule et des philosophies plus ou moins nébuleuses issues de la révolution, le mépris de la démocratie et de son impure cuisine. Comme son maître, il déteste le christianisme primitif et son succédané, le protestantisme. Ouvrir ce livre, écrira, quelques années plus tard Remy de Gourmont, « c’est tomber dans une mine où l’on puiserait longtemps sans l’appauvrir ». Et René Boylesve, dans l’admirable portrait qu’il lui consacra au lendemain de sa mort, notait qu’ « un grand nombre de ses Chants sont des cris de révolte contre l’universelle entreprise de nivellement, de vulgarisation et d’abaissement de la pensée ».

    Je ne m’étendrai pas sur les romans de Rebell. La Nichina, dédiée à Maurice Barrès, « en reconnaissance de ses merveilleuses pages sur la Venise de Tiepolo » fut appréciée des connaisseurs - René Boylesve, Lionel des Rieux, Rachilde, Jean Lorrain -, et bien accueillie du public. « Il ne conçut pas, écrivit plus tard René Boylesve, le projet d’artiste de composer un roman ; il donna une nouvelle forme à la conception sociale qu’il avait chantée dans les Chants de la pluie et du soleil ». Citons encore La Femme qui a connu l’Empereur (1901) et Les Nuits chaudes du Cap français. Vivants et originaux, écrits dans un style plein et fruité, ils sont d’une veine qui s’attache à décrire le côté sensuel de la passion, - voire du plaisir -, amoureux, veine dans laquelle s’illustraient déjà la plupart des romanciers de cette fin de siècle, dans le sillage de Maupassant.

    Hugues Rebell mourut le 5 mars 1905, à l’âge de 37 ans. Le Diable est à table, roman philosophique auquel il travaillait depuis vingt ans fut publié après sa mort.

    En 1926, la Librairie de France publia dans ses mensuels Cahiers d’Occident les Chants de la patrie et de l’exil, recueil poétique jumeau de ses premiers Chants, quelques pages littéraires groupées sous le titre Apothéoses tardives et enterrements prématurés, et surtout un choix important des ses chroniques du Soleil. Dans la préface qu’il donna à ce recueil, Auriant notait justement : « Haine, amour, mépris, c’est tout cela qui bouillonne dans chaque page de son œuvre : haine de la démocratie, amour de l’Art et de la Beauté, mépris de la foule et de ceux qui se déshonorent à la flatter. Rebell a mis davantage encore dans ses romans, mais peu de personnes s’en sont aperçues… » N’était-ce pas sa vie même ?


    votre commentaire
  • Les ficelles de l'art contemporain

    par Samuel

    Après s’être ouvertement décrit comme un art révolutionnaire, c’est-à-dire un art de la table, mais rase, l’art contemporain s’accroche à l’art du passé, par l’entremise des conservateurs et commissaires qui, d’une part, ont pris la manie de considérer tout artiste du passé comme révolté, et, d’autre part, brouillent les pistes en présentant côte à côte les deux formes d’art.

    Les colonnes de Buren au Palais royal sont un exemple célèbre de ce parasitisme pandémique, qui consiste à contaminer un lieu de façon durable ou transitoire (l’année dernière, une monstruosité d’acier anéantissait la façade de l’hôtel Biron). Les musées sont touchés : à Orsay cela se nomme « correspondances ». Par exemple, actuellement, Bertrand Lavier, qui « recouvre des objets (voitures, armoires, réfrigérateurs) de larges aplats épais de peinture, laissant ces objets utilisables, œuvres qui sont l’objet lui-même et l’image de l’objet », est en correspondance avec La lecture de Manet.

    Autre exemple, Anthony Caro, sculpteur anglais, sommité internationale spécialisée en poutrelles peintes, a eu une rétrospective sur le site antique des marchés de Trajan à Rome en 1992 ; et, lui aussi, sa correspondance avec Manet à Orsay en 2005.

    Au Louvre, le mot choisi pour ce genre de manifestation est « contrepoint ». Cette année, jusqu’au 7 juillet, le plasticien belge Jan Fabre a carte blanche pour que s’établisse « un dialogue entre artistes du passé et artiste vivant ». D’un côté, donc, Van Eyck, Rubens, Rembrandt ; de l’autre, Jan Fabre, réputé pour ses mises en scènes où sexe, excrément et violence se mêlent harmonieusement. Ici, entre autres, deux autoportraits sculptés de l’artiste, l’un, le nez collé, saignant, contre un tableau de Van der Weyden (« une sorte de purification ») ; l’autre, sous les apparences d’un ver de terre géant rampant parmi des pierres tombales en vrac (photo). L’artiste clame son admiration pour les maîtres des écoles du Nord, qui, suivant lui, l’ont influencé.

    Cette affirmation est une ficelle, grosse mais solide, dont l’utilité est d’attraper le pigeon, qui, choqué par les œuvres de Jan Fabre, le trouve respectable malgré tout puisqu’il aime comme lui les maîtres hollandais ou flamands ; et ses œuvres gagnent en respectabilité aux yeux du pigeon. La présentation conjointe d’œuvres du passé et d’installations contemporaines a le même but : que le public croie à la continuité effective de la création. Cependant la différence de nature entre l’art contemporain et l’art traditionnel est telle que toute passerelle entre les deux n’est qu’artificielle : l’art traditionnel était contemplatif, l’art contemporain est iconoclaste. Il brise l’image pour qu’elle ne soit pas support de contemplation.

    L’art traditionnel, contemplatif, menait tout naturellement à l’art sacré. L’art contemporain s’en prend, tout aussi naturellement, au christianisme. Qu’il traite les images chrétiennes par la dérision ou l’agression, sa pente est au blasphème.

    La Croix est la cible par excellence. Un exemple tout récent, la dernière couverture du magazine Mouvement, « l’indisciplinaire des arts vivants » : un Mickey en croix, sur le thème : l’art, c’est sacré.

    Cette utilisation de Mickey est un blasphème, mais surtout un blasphème sans risque. En 2006, Claude Lévêque avait maladroitement associé un Mickey en néon à la phrase « Arbeit macht frei », référence à Auschwitz. Œuvre refusée par le Grand Palais, démêlés avec les associations de déportés… Cl. Lévêque avait naïvement cru qu’il pouvait jouer avec le tabou suprême.

      Sur la croix, ce Mickey est totalement inoffensif, car s’en prendre au christianisme, c’est s’attaquer à une minorité sans défense et non à un tabou. L’attaquant, lui, tout révolté qu’il se présente, représente la morale officielle.

    Quand ce n’est pas la croix, ce sont les valeurs chrétiennes qui sont attaquées. L’exposition Présumés innocents s’en prenait aux enfants

    3 ; l’exposition L’Infamille (actuellement à Metz) s’en prend à la famille avec les mêmes ingrédients – sexe et mort. La cave installée par M. Fritzl (Amstetten, Autriche) à l’usage de sa fille et de leur progéniture présente des similitudes troublantes avec les installations des expositions de ce genre. Ce point serait à creuser.

    Les artistes de L’Infamille sont censés, ici encore, nous proposer « un regard à rebours des conventions sociales » alors que leur regard est à rebours des valeurs chrétiennes que rejettent les conventions sociales. Parmi celles-ci figurent l’avortement, le divorce (pour rester dans la thématique des expositions susdites qui expriment justement uen haine à l’égard de la famille), auxquels s’ajoutera bientôt l’euthanasie. L’artiste allemand Gregor Schneider est dans la note : il veut exposer un mourant dans un musée. Le projet semble loufoque mais Gregor Schneider n’est pas n’importe qui : il a obtenu le Lion d’Or de la Biennale de Venise en 2001. Il appartient au système et diffuse sa culture.

     

    1 Cf. notre analyse « La vieille obsession », Lovendrin n°7, sept.-oct. 2005 ; « Racisme et blasphème autour de la Sainte Face », ibid., n°20, nov.-déc. 2007.

     2

    L’art contemporain, art officiel : « Un procès contemporain », Présent, 4 nov. 07.

     3

    L’analyse de l’exposition (Bordeaux, 2000) : « Présumés hypocrites », Présent du 3 nov. 07.

    votre commentaire
  • Au musée Cognacq – Jay<o:p></o:p>

    Dessins : le goût Goncourt<o:p></o:p>

    Présent du 17 mai 08<o:p></o:p>

    Le musée Cognacq-Jay extrait de ses riches collections une série de dessins et gouaches du XVIIIe siècle qui illustre « le goût Goncourt ». Les deux frères eurent une mauvaise influence sur le monde littéraire avec l’instauration de leur prix, mais en matière d’art leurs écrits formèrent le goût de nombreux amateurs et les guidèrent dans leurs acquisitions.<o:p></o:p>

    Un de ces amateurs était Ernest Cognacq (1839 – 1928). Arrivé à pied de l’Ile-de-Ré, il traversa des périodes difficiles mais la Samaritaine, qu’il créa en 1869, devait devenir au début du XXe siècle un des grands magasins parisiens. C’était une sorte de Birotteau, la chute en moins, et sa femme, née Jay, attentive épouse, une autre Constance Pillerault. Leur bonté d’âme s’est exercée par diverses voies. De nos jours la fondation qui porte leurs noms gère un hôpital dans le 15e arrondissement, une maison de retraite à Rueil Malmaison, où à l’origine étaient admis en priorité les anciens employés de la Samaritaine, un institut pour enfants en Seine et Marne. Le prix soutenant les parents de familles nombreuses – eux-mêmes n’eurent pas de petit Cognacq – est géré par l’Académie.<o:p></o:p>

    Acquérir une collection était d’abord une nécessité pour quelqu’un qui avait réussi, la preuve qu’il avait d’autres préoccupations que l’argent. Mais un bourgeois bien conseillé pouvait se former et s’intéresser sincèrement aux œuvres en sa possession : Ernest Cognacq en est la preuve. (De nos jours rien n’oblige un François Pinault à rassembler une collection d’art contemporain, sinon le désir puéril mais payant d’être un millionnaire transgressif.) <o:p></o:p>

    A tout seigneur tout honneur : Antoine Watteau (1684-1721) est bien représenté, en particulier par des études de femmes. La grâce d’une attitude s’exprime par un jeu de plis. Un croquis de Mezzetin évoque un moins connu personnage de la Commedia dell’Arte, mi-valet, mi-aventurier. D’autres dessins ont servi à des tableaux : La buveuse, audacieux raccourci d’épaules, se retrouvait dans L’Automne (une toile perdue) ; les croquis d’emballeurs de tableaux, dans L’enseigne de Gersaint (à Berlin). On est moins convaincu par les Fragonard – mais le musée possède la toile Perrette et le Pot au lait –, et pas du tout par un dessin de Boucher, une sirène chevauchant un dauphin sans guère d’intérêt.<o:p></o:p>

    Les « gouacheurs » (le terme est des Goncourt) se distinguent par les sujets intimistes, moralistes ou libertins, et par le raffinement de leur manière. La soirée des Tuileries de P.-A. Baudoin est une scène de genre charmante, bien éloignée des croquis réalisés au même endroit par Saint-Aubin (Présent du 15 mars, au Louvre jusqu’au 26 mai). A. Borel (1743-1810) peint une variation sur un thème galant-comique : un vieillard qui se laisse niaisement maquillé par la jeune femme moqueuse qu’il courtise.<o:p></o:p>

    Du lot sort N. Lavreince (son nom suédois Lafrensen francisé ; 1737-1810). Il a peint des élégantes de son temps, des élégantes aux préoccupations futiles qui annoncent celles de Kiraz dont une exposition vient de commencer au musée Carnavalet. Les élégantes papotent, échangent des secrets, des conseils ; empêchent la dispute entre le chien de l’une et le chat de l’autre. Parfois la futilité s’estompe et c’est un autre aspect de l’élégante qui apparaît : seule, elle interrompt la lecture d’un roman ou d’une lettre et lève vers nous un regard pensif. La lecture du courrier est un sujet fréquent : on sait l’importance des correspondances au XVIIIe.<o:p></o:p>

    Citons encore J.-B. Mallet (1759-1835), qui continue Lavreince avec moins de talent. Les titres sont ceux d’assiettes à dessert : Visite à la nourrice, Le galant militaire, La visite aux jeunes mariés, etc. J.-B. Leprince (1734-1781), élève de Boucher, rapporta d’un voyage en Russie des scènes de genre exotiques, dont il tira aussi des peintures (salle XV du musée : La sultane, Le joueur de balalaïka). Louis-Gabriel Moreau est un gouacheur qui n’a pratiqué que le paysage. La délicatesse est toujours de mise, qu’il peigne de jolies baigneuses dans un cadre élégiaque ou une Rivière en contrebas d’une futaie, aux bleus nuancés. <o:p></o:p>

    Ne pas oublier de regarder les cadres, dont un bon nombre est ouvragé avec grâce, et, ensuite, de parcourir l’ensemble des collections, installées dans le Marais depuis les années quatre-vingt-dix. L’Hôtel de Donon qui les abrite a été construit dans la seconde moitié du XVIe dans le style de Philibert Delorme. La façade sur jardin, légèrement asymétrique (visible également depuis la rue Payenne), a le charme d’une maison de famille. La façade sur la rue Elzévir, refaite au début du XVIIe, présente un fronton orné d’une grande coquille et de palmes de très bonne facture.<o:p></o:p>

    Samuel<o:p></o:p>

    Le siècle de Watteau, Dessins français du XVIIIe siècle, <o:p></o:p>

    jusqu’au 13 juillet 2008, Musée Cognacq-Jay<o:p></o:p>

    illustration : J.-A. Watteau. Jeune femme et Mezzetin © Musée Cognacq-Jay / Roger-Viollet<o:p></o:p>


    votre commentaire
  • Au Musée de Cluny<o:p></o:p>

    Histoire de la céramique lustrée<o:p></o:p>

    Présent du 10 mai 08<o:p></o:p>

    Le musée de Cluny s’intéresse à un genre de céramique particulier, la céramique à décor de lustre métallique. A l’origine – les alentours du Ve siècle –, des verriers coptes expérimentent la coloration du verre, dans la masse, avec des oxydes de cuivre et d’argent. Après la conquête de l’Egypte au milieu du VIIe siècle, les artisans musulmans reprennent l’idée et mettent au point un procédé compliqué qui permet d’obtenir une céramique à reflets métalliques. Pas moins de trois cuissons sont nécessaires : celle de la pièce brute, celle de la pièce recouverte de la glaçure, celle enfin de la pièce passée au lustre, fine couche métallescente. Dernière cuisson qui se fait en atmosphère réductrice, c’est-à-dire pauvre en oxygène, ce qui permet aux oxydes de pénétrer la glaçure.<o:p></o:p>

    Sur les clichés de laboratoire, on distingue les trois matières : silice ou argile ; matière vitreuse ; oxydes de cuivre et d’argent. L’épaisseur des unes et des autres, leurs dosages respectifs constituent des éléments sûrs de détermination de l’origine géographique de l’atelier producteur, et donc de l’époque de fabrication.<o:p></o:p>

    Identification nécessaire, car la technique du lustre a beaucoup voyagé, au rythme de l’expansion musulmane et se déplaçant avec les zones de pouvoir à l’intérieur du monde musulman. La céramique lustrée est donc abbasside, fatimide, andalouse – pour ne citer que les principaux califats – et devient chrétienne avec la progression de la Reconquista. Nous parcourons l’Irak, l’Iran, la Syrie, l’Egypte, le Maghreb, l’Espagne. Les spécialistes s’y retrouvent ; le visiteur moins, car, outre que la technique est semblable, le style l’est presque autant, homogénéité due à la migration des artisans.<o:p></o:p>

    La céramique lustrée n’était pas d’usage courant : elle était avant tout une vaisselle d’apparat ou, sous la forme de carreaux, un riche revêtement mural. Les teintes sont belles, ocre vert, brun vert, parfois rouge betterave, bleu profond. Le décor est géométrique, animal, humain.<o:p></o:p>

    Les fragments de parements les plus aboutis proviennent d’Iran. Les invasions mogols du XIIIe siècle ne freinèrent pas la production : rapidement islamisés et iranisés, les conquérants reprirent la technique de la céramique pour la reconstruction de ce qu’ils avaient détruit. Le décor est composé de deux sortes de carreaux : étoiles à huit branches s’enchâssant à des croix de Saint-André aux branches taillées en pointe. On retrouve les tons superbes, dont l’irrégularité –hasards de la cuisson – ôte toute uniformité aux motifs répétés ; l’effet coloré fonctionne de loin, la finesse des détails s’apprécie de près.<o:p></o:p>

    Cependant cette disposition (croix et étoile) était née en Algérie au XIe siècle, à la cour des Hammadides (site de la Kalâa dans les Aurès), une dynastie berbère qui s’illustra dans la lutte contre les tribus arabes hilaliennes lâchées sur le Maghreb par les Fatimides, et qui utilisa, comme toute cour qui se respectait, la céramique lustrée. <o:p></o:p>

    D’Afrique du Nord la technique était passée en Espagne, où elle connut une période féconde, côté musulman jusqu’à la chute du royaume nasride en 1492, côté chrétien aux XIVe et XVe siècles, dans la région de Valence reconquise au XIIIe, dont la terre est riche en argile. Les artisans utilisent la technique de leurs voisins musulmans de Malaga. La qualité de la production et le commerce assure une diffusion européenne, en Angleterre, en Flandres, en Avignon et en Toscane. <o:p></o:p>

    La vaisselle d’apparat, jusque là exclusivement métallique en Europe, devient de céramique. De grands vases décoratifs sont fabriqués à destination des niches. Les inscriptions se christianisent : le monogramme IHS est fréquent au fond des grandes coupes, les premiers mots de la salutation angélique se lisent sur le pourtour d’une assiette décorée d’une biche. La forme est encore orientale, le décor aussi mais sert de cadre aux blasons des familles italiennes, par exemple celui des Médicis, celui des Ricci (six étoiles et trois hérissons, riccio en italien, illustration). Les coloris sont une vibrante alliance de terre de Sienne et de bleu de cobalt, qui peut devenir un franc rapport de tons complémentaires de mine orangé et de bleu sur un grand plat à décor d’oranges. Le blanc de la glaçure, sur cette pièce comme sur d’autres, allège ce que les tons pourraient avoir d’écrasant. Parfois, un délicat feuillage doré court sur tout le vase.<o:p></o:p>

    L’importation massive en Italie y provoquera au XVIe l’éclosion d’une production locale, la majolique, qui, avec la diffusion de l’art de la Renaissance, finira par détrôner la céramique lustrée espagnole.<o:p></o:p>

    Samuel<o:p></o:p>

    Reflets d’or, d’Orient en Occident,<o:p></o:p>

     jusqu’au 1er septembre 2008, Musée de Cluny<o:p></o:p>

    illustration : Plat creux aux armes des Ricci, XVe siècle, Musée national du Moyen Âge © RMN / Franck Raux<o:p></o:p>


    votre commentaire