• LES JARGONAUTES<?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p></o:p>

    Médical. – La lecture d’un fascicule intitulé Rôle de l’aidant informel dans la prise en charge d’un patient Alzheimer permet de savoir, enfin, ce qu’est un aidant informel. « Nous appelons aidant informel, une personne issue de l’entourage proche de la personne dépendante, qui assume la prise en charge de la personne âgée de façon non rémunérée, sans avoir été formée pour cette tâche. » D’où une distinction qui saute aux yeux : il y a un aidant informel principal et des aidants informels potentiels. Mais, puisque l’aidant informel n’a pas reçu de formation, il a besoin d’un soutien qui s’appelle « l’aide aux aidants dans leur activité d’aide ». Voilà un rédacteur qui n’est pas aidé.<o:p></o:p>

    *<o:p></o:p>

    Ecclésiastique. – Le bulletin Horizon 49 (devise : « Faire Église en Anjou »), supplément à Chrétiens Médias 49, indique un service de « pastorale familiale » : le CLER, Centre de Liaison des Équipes de Recherche sur l’amour et la famille. Ça donne envie.<o:p></o:p>

    Est publié dans le même numéro (juin 2004) le texte d’un poète mystique libanais, Kaul Gibran, qui adresse aux époux ce conseil : « Partagez votre pain mais ne mangez pas de la même miche. » Dont acte.

     

     

    Chaque mois, la rubrique impertinente Idées et langages.



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  • Ayant voté non au référendum et refusé la collection d’art moderne de François Pinault, les Français sont d’« indécrottables ploucs » : tel est l’avis de Beaux Arts Magazine (n°253, juillet 2005, p. 32). Le ton est donné.<?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p></o:p>

    Que cette revue présente les créatures du Coréen Ham Jin, « réalisées avec de l’anchois séché, du pop-corn, du dentifrice, ou du chewing-gum, [qui] frappent par leur virtuosité ténue et leur sexualité parfois échevelée bien que minimale » (p. 76), ou bien qu’elle traite des créateurs qui « distillent quelques virus pour perturber le champ visuel des signes d’un quotidien trop policé » (p. 14), elle ne se dépare jamais de l’Obsession, allant jusqu’à louer « les nourritures transgressives… le jeu transgressif du manger moderne… l’avè-nement et la banalisation de cette cuisine internationale ont détruit le caractère transgressif de la cuisine ethnique, de la cuisine de l’autre. » (p. 30)<o:p></o:p>

    « L’autre » : notion importante, qui a supplanté celle de prochain, et qui revient dans la bouche de Donnedieu de Vabres, l’interviewé ministre à la culture (pp. 48-51). L’occasion pour lui de s’inquiéter des « formes renaissantes d’intégrismes, de fanatismes, de discriminations, d’exclusions, de racismes… L’ouverture à l’autre et au changement suscite des peurs savamment entretenues… » Il connaît son texte. Ses bonnes intentions sont indéniables : il veut « créer une spirale de confiance chez nos concitoyens… Si vous êtes frileux, si vous avez peur, vous n’acceptez pas ce qui vous dérange ».<o:p></o:p>

    <?xml:namespace prefix = v ns = "urn:schemas-microsoft-com:vml" /><v:shapetype id=_x0000_t75 stroked="f" filled="f" path="m@4@5l@4@11@9@11@9@5xe" o:preferrelative="t" o:spt="75" coordsize="21600,21600"><v:stroke joinstyle="miter"></v:stroke><v:formulas><v:f eqn="if lineDrawn pixelLineWidth 0"></v:f><v:f eqn="sum @0 1 0"></v:f><v:f eqn="sum 0 0 @1"></v:f><v:f eqn="prod @2 1 2"></v:f><v:f eqn="prod @3 21600 pixelWidth"></v:f><v:f eqn="prod @3 21600 pixelHeight"></v:f><v:f eqn="sum @0 0 1"></v:f><v:f eqn="prod @6 1 2"></v:f><v:f eqn="prod @7 21600 pixelWidth"></v:f><v:f eqn="sum @8 21600 0"></v:f><v:f eqn="prod @7 21600 pixelHeight"></v:f><v:f eqn="sum @10 21600 0"></v:f></v:formulas><v:path o:connecttype="rect" gradientshapeok="t" o:extrusionok="f"></v:path><o:lock aspectratio="t" v:ext="edit"></o:lock></v:shapetype><v:shape id=_x0000_s1027 style="MARGIN-TOP: 78.3pt; Z-INDEX: -1; LEFT: 0px; MARGIN-LEFT: 99pt; WIDTH: 127.3pt; POSITION: absolute; HEIGHT: 169.85pt; TEXT-ALIGN: left; mso-wrap-distance-top: 8.5pt" stroked="t" strokeweight=".25pt" type="#_x0000_t75" wrapcoords="-254 -191 -254 21504 21727 21504 21727 -191 -254 -191"><v:imagedata grayscale="t" o:title="100_0993" src="file:///C:\DOCUME~1\martin\LOCALS~1\Temp\msohtml1\01\clip_image001.jpg"></v:imagedata><?xml:namespace prefix = w ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:word" /><w:wrap type="tight"></w:wrap></v:shape>On reconnaît là un parfum politique bien identifié, plus explicite, si besoin était, page 27 : une création du festival d’Avignon (« Anathème ») « fera entendre des textes – extraits principalement de l’Ancien Testament – où tonne abondamment la voix d’un Dieu vengeur et intolérant.<v:shape id=_x0000_s1026 style="MARGIN-TOP: 7.85pt; Z-INDEX: -2; MARGIN-LEFT: 171.7pt; WIDTH: 127.3pt; POSITION: absolute; HEIGHT: 169.45pt; mso-wrap-distance-top: 8.5pt; mso-position-horizontal-relative: char; mso-position-vertical-relative: line" stroked="t" strokeweight=".25pt" type="#_x0000_t75" wrapcoords="-254 -191 -254 21504 21727 21504 21727 -191 -254 -191"> <v:imagedata grayscale="t" o:title="100_0991" src="file:///C:\DOCUME~1\martin\LOCALS~1\Temp\msohtml1\01\clip_image003.jpg"></v:imagedata><w:wrap type="tight"></w:wrap></v:shape>En son nom, la civilisation occi- dentale a justifié quantité de mas-  sacres. […] Et à se demander si l’on peut établir un lien entre monothéisme et génocide ». Les Juifs et les Mu-  sulmans appré- cieront, mais on a compris que ce ne sont pas eux qui sont visés.<o:p></o:p>

    Le décor est planté, le joli paysage où s’inscrit si bien l’article de Christine Angot, « Prière de toucher » (pp. 60-63). « Louise Bourgeois a livré sa version très personnelle de l’incarnation en sculptant le mobilier d’une église à Bonnieux, dans le Vaucluse. » Ladite église, du xviie, a été inaugurée l’année dernière par Jack Lang. On se félicite qu’elle ne soit pas consacrée lorsqu’on voit le mobilier sculpté : un bénitier dans lequel sont taillés des seins de mémères, un « Christ en croix » fait d’un avant-bras emmanché de deux mains (cf. ill. ci-dessous).<o:p></o:p>

    Évacuons d’abord les commentaires de Christine Angot. Ils sont, ou alambiqués : « La biographie de Louise Bourgeois , si présente soit-elle, est broyée par la main droite, crispée de douleur, ou crispée tout court, du Christ dans le chœur. La biographie est broyée par l’incarnation. » Ou malsains, perturbés, mêlant le religieux à l’érotisme (antique recette qui doit porter un nom en psychiatrie) : « Et l’érotisme de ce bras , main ouverte main crispée, magnifique, est immédiat ». Ne nous arrêtons pas en si bon chemin : ce bras, « je voudrais l’emporter chez moi. Je comprends les femmes mystiques en extase devant ce corps d’homme qui est Dieu… » Quant au bénitier : « y plonger la main, les caresser, être presque gênée. » <o:p></o:p>

    En réalité, les œuvres de Louise Bourgeois ne sont pas originales : elles sont caractéristiques d’une époque où les artistes et autres plasticiens sont obsédés par le catholicisme, au point de s’acharner sans cesse à le tourner en dérision dans des œuvres blasphématoires. Ils pourraient n’être pas catholiques et œuvrer sans se soucier de la religion ; mais il ne s’agit pas d’art…<o:p></o:p>

    J’ai vu, il y a quelques temps, dans une galerie rue Saint-Paul, un petit Christ aux bras levés manière janséniste, vêtu du périzonion –bref, un Christ de crucifix. Sauf qu’il n’était porté par aucune croix et soulevait des haltères. Où peut germer une telle idée, sinon dans un esprit obsédé ? Comme le « crucifix » de Louise Bourgeois, ce Christ-là était de facture réaliste : c’est le blasphème de goût bourgeois, pour le bour- bourgeois. Un semblant d’art adoucit la provocation. L’imitation étant la plus basse forme de l’art, elle convient, en l’espèce, aux plus basses idées.<o:p></o:p>

    D’autres courants artistiques expriment la même obsession sous d’autres formes et des dehors plus violents. Le Manifeste de l’Art Brutal (une dérive de l’art brut) de Miguel Amate, corrigé çà et là de coquilles nombreuses, ne s’en cache pas :<o:p></o:p>

    L’Art Brutal n’est pas né d’un geste ou d’une action spontanée, mais s’ancre dans l’histoire de l’humanité, du premier jour où l’homme de Cro-Magnon se brûla avec le feu ; ceci fut le premier « cri brutal ».<o:p></o:p>

    L’Église catholique n’a rien compris, récupérant Jésus sur la croix, car l’important fut la couronne d’épines, les trois clous et le Suaire.<o:p></o:p>

    La balle du pistolet d’Oswald est plus pertinent que l’enterrement médiatique de Kennedy, comme le pneu qui explosa volatilisant James Dean est plus approprié à la notion de destin que la fin d’un acteur.<o:p></o:p>

    La fin des illusions et des mystifications apparaît enfin à la lumière du jour, comme le fait que se fut le crayon de Marx qui écrivit ‘Le Capital’, et donc transforma le monde… Et dans l’histoire de l’art, l’oreille de Vagh [Van Gogh] est plus représentative que ses tableaux…<o:p></o:p>

    Un autre manifeste, signé El Bruto, que je suppose être encore Miguel Amate, précise :<o:p></o:p>

    Nous proposons, comme Sainte Thérèse d’Avila, de sanctifier l’ineffable puisqu’il n’a ni odeur ni corps… Et, comme le prônait le Marquis de Sade, c’est le sexe qui, à la place du prophète, devrait être crucifié ![1]<o:p></o:p>

    En voilà assez, n’est-ce pas ? On voit combien l’idée de la Crucifixion, donc de notre rachat, leur est insupportable. J’ai eu l’occasion, l’année dernière, de réagir au livre de Mgr Rouet L’Église et l’Art d’avant-garde, dans lequel j’avais trouvé les mêmes haines. Qu’on me permette de me citer moi-même.<o:p></o:p>

    « Mais alors, comment l’art d’avant-garde que promeut l’Église de France ne répond-il pas à nos vœux, lui qui n’est pas abstrait ? Monseigneur Rouet ne se fonde-t-il pas, lui aussi, sur l’Incarnation ? Ne nous laissons pas abuser. Il est manifeste que dans la bouche de monseigneur Rouet la créature est la fin et non le moyen ; que quand il répète « le Christ s’est fait chair », il entend « un homme nommé Christ n’a été que chair ». Et puisque tout n’est que chair, cet art nous présente invariablement des images de cadavres, de chairs sanguinolentes et malades. À travers ces représentations, que nous dit l’art d’avant-garde ? Qu’il y a la mort, la maladie et la solitude. Nous apprend-il quelque chose ? Non : chaque homme, dans son âme blessée par le péché originel et par son expérience quotidienne, connaît cette triade. L’art d’avant-garde ne nous surprend pas et ne nous apprend rien.<o:p></o:p>

    « Au-delà de nos maux, la mort du Christ est la tragédie suprême, puisque nulle souffrance humaine ne lui est comparable. Elle anéantit la tragédie grecque en la surpassant infiniment au point que le sentiment tragique de celle-ci semble n’en être plus que le pressentiment. (Les Pères de l’Église ne se firent pas faute de voir en Eschyle un inspiré.)

    Bien plus, trois jours après, la Résurrection est la mort définitive de la tragédie. Mort, où est ta victoire ? L’art d’avant-garde, niant la Résurrection et la Rédemption, soutient, lui, que la mort est victorieuse, d’où ses obsessions anti-catholiques : du Christ en travesti au boudin consacré, de la femme en croix à la Vierge salie, il n’est qu’un blasphème continu. »[1]<o:p></o:p>

    Léon Bloy, parlant d’À Rebours, disait : « Je ne sais pas s’il s’est jamais vu un aussi ferme parti pris d’éconduire la Vérité et la Beauté pour n’admettre que l’anomalie et la déviation, l’exception même étant abhorrée, si elle impliquait l’équilibre de la force ou de la grandeur. »[2] Il y aurait d’autres, et de multiples, citations de Bloy à faire sur le sujet, car cet écrivain avait pressenti bien des évolutions.[3] L’anomalie et la déviation sont aujourd’hui la norme ; elles prennent leur plein sens quand elles mettent au jour le blasphème qui les enfante.<o:p></o:p>

    Louise Bourgeois connaît-elle Mgr Rouet ? Les mettre en contact serait une pieuse idée. Cet évêque se ferait un devoir de consacrer l’église de Bonnieux, avec Jack Lang en diacre. Mais ils refuseront : ils auraient préféré, dit-on, d’autres attributs dans le bénitier. Les gens ne sont jamais contents.<o:p></o:p>

    Samuel<o:p></o:p>



    [1] « Le beau vu d’en bas », dans Présent du 3 avril 2004. J’avais écrit, sur le même sujet, un pamphlet (Avant-garde et Arrière-train), qui a effrayé quelques éditeurs.<o:p></o:p>

    [2] Sur la tombe de Huysmans (1913), in O. C., t. 4, Mercure de France, 1965, p. 349.<o:p></o:p>

    [3] Voyez par exemple « Le Christ au dépotoir », ibid., pp. 82-89. L’article est de mars 1885. « Il n’y a que deux sortes d’immondices, les immondices des bêtes et les immondices des esprits. On la connaît, la boue révolutionnaire et anticléricale ! Elle est fabuleusement surannée et plus vieille encore que le christianisme. Elle coule des parties basses de l’humanité depuis soixante siècles… »<o:p></o:p>


    <o:p></o:p>
     

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  • L’église Saint-Pierre, de Savennières (Maine-et-Loire), dont les murs les plus anciens peuvent être datés du xe siècle, présente deux groupes de modillons, ceux du portail sud et ceux du chevet, tous du xiie. Un troisième groupe de sculptures, toujours omis dans les descriptions parce que hors d’œuvre, est constitué de trois jardinières, posées à même le sol aux abords du portail sud. Les jardinières romanes n’existant pas, elles sont bien sûr des remplois après dépositions. Ces jardinières semblent, au premier coup d’œil, former toutes trois un ensemble. À y regarder de plus près, on constate que deux pierres, que nous appellerons A et B, sont de même dimensions, alors que la troisième pierre (Z) est de taille légèrement supérieure. En A et B, un décor architectural met les sculptures en valeur : quatre colonnes (une à chaque extrémité, deux accouplées au centre), chacune avec piédestal, tore, astragale, chapiteau (l’un à angles volutés, l’autre orné) et tailloir, supportent deux arcs segmentaires où des traits gravés simulent les claveaux. Rien de tel en Z, qui est un bas-relief coïlanaglyphe : le cadre qui entoure les sculptures est en fait la saillie de la pierre elle-même. Les trois pierres ne forment donc pas un tout : Z doit être mise à part.<?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p></o:p>

    Un examen rapide de A et B révèle que le sujet traité est : les quatre saisons. De façon rationnelle, chaque pierre est occupée par deux saisons, chacune occupant une moitié de la pierre, la séparation étant matérialisée par les colonnes accouplées susdites.<o:p></o:p>

    Les calendriers mois à mois, parfois couplés au zodiaque (symbole du temps qui s’écoule, cyclique), ont été fort en vogue au Moyen Âge ; ordinairement, ils sont composés de douze activités rustiques (dans lesquelles activités s’inscrivent la sieste ou le dîner. Les quatre saisons ont été moins représentées ; les premiers saisonniers furent composés de personnages appelés à devenir allégoriques : à Reims, la vigne n’est plus vendangée, elle est le siège d’un homme qui médite, et l’hiver est un vieillard frileux. Cette formule (personnages allégoriques avec attributs) se maintiendra longtemps, jusqu’aux façades de nombreux hôtels de notre Marais : Sully, Soubise, Carnavalet… D’où la particularité des sculptures des pierres qui nous occupent, où chaque saison est matérialisée par l’activité la plus représentative qui, dans une calendrier complet, ne serait qu’un douzième de l’année.

    [...]

    Si la signification des sculptures est claire, l’origine et l’histoire des pierres sont indéterminables. D’où viennent-elles ? Quand ont-elles été déposées ? D’où vient la pierre C, si proche de la pierre B ? Où est l’élément Y représentant le printemps et l’automne, qui faisait la paire avec Z ? La survie de sculptures hors d’œuvre est compromise, or celles-ci nous parviennent bien conservées, seules les épaufrures du temps les ont marquées. Leur style permet de les classer antérieures aux sculptures du portail et de l’abside. Étaient-ce les linteaux d’une porte (séparée par un trumeau) ? De tels linteaux sculptés étaient fréquents dans une première manière romane ; l’église Saint-Pierre de Champagne a deux portes, à gauche et à droite du portail ; elles sont coiffées d’un linteau en bâtière sculpté. Et les calendriers sont presque toujours aux portes. <o:p></o:p>

    Cette hypothèse n’explique pas d’où vient la pierre Z ; l’absence de documents nous laisse sur notre faim. <o:p></o:p>

    Quoi qu’il en soit, s’il est toujours bon d’être renseigné sur le contexte d’une œuvre, c’est une des qualités, et une des forces, des œuvres plastiques que de pouvoir être goûtées quand bien même leurs origines et les circonstances de leur existence nous sont inconnues.<o:p></o:p>

    Samuel

     

    <o:p>Retrouvez l'intégralité de cet article dans lovendrin n°7.</o:p>


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  • <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:wrapblock><?xml:namespace prefix = v ns = "urn:schemas-microsoft-com:vml" /><v:shapetype id=_x0000_t75 stroked="f" filled="f" path="m@4@5l@4@11@9@11@9@5xe" o:preferrelative="t" o:spt="75" coordsize="21600,21600"><v:stroke joinstyle="miter"></v:stroke><v:formulas><v:f eqn="if lineDrawn pixelLineWidth 0"></v:f><v:f eqn="sum @0 1 0"></v:f><v:f eqn="sum 0 0 @1"></v:f><v:f eqn="prod @2 1 2"></v:f><v:f eqn="prod @3 21600 pixelWidth"></v:f><v:f eqn="prod @3 21600 pixelHeight"></v:f><v:f eqn="sum @0 0 1"></v:f><v:f eqn="prod @6 1 2"></v:f><v:f eqn="prod @7 21600 pixelWidth"></v:f><v:f eqn="sum @8 21600 0"></v:f><v:f eqn="prod @7 21600 pixelHeight"></v:f><v:f eqn="sum @10 21600 0"></v:f></v:formulas><v:path o:connecttype="rect" gradientshapeok="t" o:extrusionok="f"></v:path><o:lock aspectratio="t" v:ext="edit"></o:lock></v:shapetype><v:shape id=_x0000_s1026 style="MARGIN-TOP: 0px; Z-INDEX: 1; LEFT: 0px; MARGIN-LEFT: 261pt; WIDTH: 227.25pt; POSITION: absolute; HEIGHT: 342pt; TEXT-ALIGN: left; mso-wrap-distance-bottom: 5.65pt" stroked="t" strokeweight=".25pt" type="#_x0000_t75"><v:imagedata grayscale="t" o:title="100_0997" src="file:///C:\DOCUME~1\martin\LOCALS~1\Temp\msohtml1\01\clip_image001.jpg"></v:imagedata><?xml:namespace prefix = w ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:word" /><w:wrap type="topAndBottom"></w:wrap></v:shape></o:wrapblock>
    L’ÂME DE JORIS-KARL HUYSMANS<o:p></o:p>

    M. Joris-Karl Huysmans s’assit en face de son âme et la contempla face à face. Dans quoi la lui avait-on apportée ? Était-ce un calice ou une demi-pinte ? Et qui la lui avait portée ? Un archange ou un bar-man ? Et il ne se rappelait même pas si on lui avait dit : « Voilà, Monsieur », ou : « Voici, Pécheur. » Ah ! le ton du messager ! Timbre d’au-delà ou accent d’Outre-Manche ? Il ne savait pas, il savait seulement que son âme était là.<o:p></o:p>

     Et encore, était-ce son âme ?<o:p></o:p>

    Quelque chose de lourd, d’informe, de bouillonnant, avec un jet qui s’arrêtait en boursouflure écumante, un suintement gras qui pouvait être de l’huile sainte et qui pouvait être autre chose, avec des rides et des creux d’humilité et des vallonnements de lassitude, et des plaies qui pouvaient être des plaies de prières et des plaies de clous consacrés, et des plaques qui pouvaient être des plaques de remords, et des taches de péchés qui voulaient rester pour être pleurés, et des brûlures de flamme mystique, des froncements de dégoût, d’horreur, et des fossés de fureur pieuse et des frissons de ferveur amère et des tons changeants, brouillés ici de bile humaine, là souriant d’extase et d’une extase méchante, bleus ici et d’un bleu souillé de ciel souillé, vert là et d’un vert sombre d’espoir sombre et vieux rose d’un rose de jeunesse lointaine et gris d’une candeur diverse et mauve d’un ancien violet archiépiscopal et sang de bœuf d’un ci-devant rouge cardinalice, c’était une âme grandiloquente et affaissée, d’une sérénité batailleuse et d’une laborieuse inquiétude, c’était une âme d’effort, d’effort vers le paradis et d’effort vers l’enfer, c’était une grosse âme tourmentée et débile, l’âme massive d’un matérialiste hésitant, l’âme nuancée d’un bedeau byzantin ou d’un ermite capripède. Et c’était aussi, si on le voulait, une masse de n’importe quoi, - de n’importe quoi qui n’eût pas été léger, clair et souple.<o:p></o:p>

    I<o:p></o:p>

    Joris-Karl Huysmans contempla cette masse patiemment : ça avait, à travers le vase, des reflets et des fluences : il y brillait des larmes et des pierres liturgiques et des bandelettes chrétiennes s’y amincissaient, puis ça redevenait obscur comme le péché. Joris parla :<o:p></o:p>

    « C’est laid, dit-il, c’est sale et ça tient de la place, c’est glaireux, ça a des glandes et des goitres, on croirait des abcès d’intestins et des tumeurs et des varices : c’est horrible, c’est bien mon âme. »<o:p></o:p>

    Il se tut un instant et jouit de son horreur.<o:p></o:p>

    Puis : « Est-ce horrible, dit-il ? Pourquoi ? Non, c’est drôle et ce n’est pas attirant. Et on voit bien cependant que c’est une brave âme triste, une âme pesante, mais c’est une âme sans vocation. Elle n’était pas née pour la vertu, et elle n’était pas née non plus pour la faute. Pauvre âme qui as erré parmi le monde et parmi les mondes, qui as été ramasser partout, dans les fanges les plus parfumées et dans les fanges les plus simples, des répugnances et des dégoûts, pauvre âme qui t’es attardée, parmi l’odeur des gares, l’odeur des boudoirs et l’odeurs des cabarets, à chercher l’odeur qui fait vomir, pauvre âme qui, parmi le vertige des cloches et le vertige des messes noires, as cherché le vertige qui fait le plus trembler, te voilà maintenant qui, molle et désireuse des pires soumissions devant Dieu, te cabres et qui retournes à tes vomissements, à tes vertiges et à tes dégoûts. Et je te plains, mon âme, quoique tu sois mon âme, je te plains en tes sursauts, en tes prostrations et en tes agenouillements, et je plains le pauvre homme qui est en moi, qui a souffert et qui souffre. » Il savoura sa souffrance un moment, puis :<o:p></o:p>

    « La vérité, dit-il, c’est que mon âme est une âme avec des narines, des lèvres, une gorge et un ventre. Narines un peu insensibilisées par trop de senteurs, lèvre usées, gorge usée, palais perdu et ventre un peu vide.<o:p></o:p>

    Et c’est avec tout cela, avec tous ces restes qu’elle se rue en un appétit vers Dieu. Ah ! Dieu, chair fraîche que mes lèvres n’ont pas encore baisée, chair fraîche dont la fraîcheur ravivera mes dents, troublera mon palais, mouillera ma gorge et donnera à mon ventre la plus rare indigestion ! Et que ce soit un éclair et une ivresse de tout mon être, qu’est-ce que ça peut faire aux gens ? »<o:p></o:p>

    Il réfléchit et s’attrista.<o:p></o:p>

    II<o:p></o:p>

     « Mais ça me fait, à moi. Être catholique et ne pouvoir offrir à Dieu que l’émoi de sa salive, de ses orteils et de son derme ! Se sentir pour cœur un muscle malade, racorni, fiévreux et toussotant, et ne pas se sentir d’âme ! Oui, mon âme, je la vois, elle est là et elle est toute gonflée, énorme, eh bien ! je ne sais pas si elle existe, si ce n’est pas une chose toute physique, si ce n’est pas tout simplement un amas d’ulcères et d’ulcères modestes. Âme venue sur le tard, âme jaillie de mes malaises, de mes aigreurs, de mes vomissements. Agglomération de mes désillusions, de mes désespérances et des mes écoeurements. Et combien factice, mon âme ! combien factices, mes écoeurements et mon dégoût ! Mon malheur, c’est de ne pouvoir ni me détester ni me cracher. Je me sens trop évidemment un brave homme. Quand il me faut de la boue, il me faut aller la trouver très loin de chez moi, loin de la rue de Sèvres, à cette douloureuse Bièvre[1]– et, quand je veux de la foi, il me faut aller la trouver à Saint-Sulpice.[2] Ce n’est pas loin de chez moi, mais, tout de même, je demeure plus près du Bon Marché que de Saint-Sulpice et de Saint-Germain-des-Prés. Et il y a entre nous tant de tramways à traction électrique et tant de bureaux téléphoniques ! Non, je ne puis pas me détester et si j’ai pour moi de l’admiration, ce n’est qu’une admiration laborieuse et pénible. Je n’ai pas assez vécu en dehors de moi et je n’ai pas assez vécu en moi. Je crois bien que je n’ai jamais été plus loin que l’épiderme des autres et mon épiderme. Et mon âme m’est aussi étrangère que l’âme de mes contemporains et que l’âme des gens d’antan. Et pourtant je me suis promené, j’ai fait effort pour me promener dans les temps, dans l’espace et dans mes pires dédales intimes que, au besoin, j’inventerais. J’ai été et je suis le touriste taciturne et mélancolique qui ne s’ennuie pas tout à fait et qui voudrait bien s’ennuyer et qui voudrait bien s’amuser aussi, mâchant des mots du guide Joanne et tâchant à s’enthousiasmer dessus et à trouver autre chose, par eux, pour s’amuser mieux ou pour s’embêter plus. Et j’ai balancé en moi un éternel mal de mer à vide et hésitant. »<o:p></o:p>

    Il le balança et reprit :<o:p></o:p>

    III<o:p></o:p>

     « Au fond, j’aurais bien pu rester chez moi ou à mon bureau. Je n’y aurais pas été plus malheureux qu’ailleurs, mon âme y aurait été aussi trouble et aussi pauvre, mais c’était trop bête d’avoir le mal de mer sans voir la mer. J’allai la chercher. Je fis des voyages à travers les tableaux et les mystères. Il me fallait des notes et des impressions et des causes à mettre sur mon mal de mer. Et c’est là toute mon histoire.<o:p></o:p>

    Je n’avais pas de dispositions. Je n’étais pas fatal. C’étaient là vertus dont il me fallait profiter. J’en profitai. Ma mauvaise humeur s’aventura à travers des parfums, des étrangetés et des misères d’estomac. Ce n’était pas le rêver et le « ailleurs » de Baudelaire. Et j’allais, maussade et précis, parmi ces choses. Des enthousiasmes de ci, de là, mais des enthousiasmes un peu truqués, documentés d’ailleurs et de belle tenue, enthousiasmes dosés, progressifs, mathématiques, ne s’échevelant que suivant les règles et les proportions, après descriptions et exposés des motifs. Et des paradoxes un peu ennuyés, soutenus : c’était beau. Je n’étais pas un révolté : irrésolu et d’un mécontentement nomade et ce mal de mer s’adaptant à tout, se rythmant sur tout, je pouvais aller où je voulais et toujours avec le même bonheur, le même ton, la même grimace s’alanguissant et se perpétuant. »<o:p></o:p>

    Il regarda son âme d’un air hargneux, il la fixa et sembla la palper, la renifler, la peser en silence ; puis il continua :<o:p></o:p>

    <o:p> </o:p>

    IV<o:p></o:p>

     « Ah ! cette âme ! penser qu’elle resta [la] même à travers tant de spectacles, tant d’hésitations, tant de désirs. Elle ne devint ni plus pâle, ni plus crevassée, ni plus légère. Et, en les endroits, les plus divers, elle ne s’est pas guérie et elle n’est pas devenue plus malade. Elle n’a changé ni de couleur, ni d’odeur parmi toutes les harmonies de parfums, parmi tous les mélanges d’essence et d’alcools, parmi tous les tableaux et tous les encens, parmi les plus noires magies et les plus intimes sanctuaires : rien n’a mordu sur elle, ni la messe noire, ni la messe de la Trappe, rien ne l’a vieillie, rien ne l’a rajeunie : elle reste grognonne et de teinte indécise et elle attend. Ah ! j’ai épuisé maintenant toutes les étapes, j’ai été partout où les hommes peuvent chercher des sensations, des idées, des larmes et des élans, j’ai été au fond des pires gouffres et j’ai tâché à m’envoler sur les cloches et à peindre les anges – et j’ai été partout sans émotion. Ésotérique et vulgarisateur, j’ai fait des variations sur Gilles de Rais[3] après que Hennique[4] eut fait les mêmes variations sur le duc de Beaufort et sur d’autres évocations, et j’ai entr’ouvert pesamment la porte du Mystère[5] et, derrière moi, des gens sont venus qui, sans entrer, ont vendu le Mystère en des bazars à treize[6] à peine neufs, j’ai rendu accessible à tous la simonie, le sacrilège, l’hérésie – et ça ne m’a pas amusé. J’ai offert le comte de Montesquiou[7] à la curiosité des masses, j’ai chanté l’essence de bergamotes et les viandes cuites au four[8] – et ça ne m’a pas amusé. J’ai inventé une façon de voir et de dire les choses que d’autres après moi ont sottement exploitées, j’ai inventé Wisthler en une orthographe qui n’a pas prévalu[9] – et ça ne m’a pas amusé. J’ai été à la Trappe, j’en ai rapporté les impressions du Désespéré de Léon Bloy[10] – et ça ne m’a pas amusé, j’ai inventé une manière d’avoir mal à l’estomac et la manière de s’en servir ; j’ai fait les pires combinaisons de dyspepsie et de foi, d’art et de dysenterie, tout ça avec la même impassibilité, le même souci monotone de composition et d’écriture, et mon âme n’a pas bronché. J’aurai été celui des gens de ce temps qui aura eu le plus d’influence sur ceux de ce temps et les disciples les plus attentifs et les plus directs, j’aurai créé des passions nouvelles, des maladies nouvelles, une nouvelle esthétique et un nouvel ennui ; j’aurai eu les évolutions les plus intéressantes, les plus poignantes désillusions, les plus heureuses audaces, j’aurai été celui qui sait tout mettre en valeur, qui sait donner le ton, qui sait peindre, qui sait sentir, j’aurai dressé le plus parfait répertoire, le plus copieux catalogue d’inquiétudes, d’hésita-tions, de tentatives et de dégoûts, j’aurai été démon, ange et homme – sans m’en apercevoir. Et je me serai à peine aperçu que j’étais un pauvre homme et que j’avais une pauvre âme. Et, en résumé, j’ai promené des dons de style et une humeur âpre à travers des spectacles et des questions pour qui je n’étais pas fait du tout. Mais de quoi me serais-je occupé si je ne m’étais pas occupé de ça ? Et mon âme n’était pas faite pour cette vie. Mais pour qu[o]i mon âme était-elle faite et pour quelle vie étais-je fait ? »<o:p></o:p>

    Après cette ratiocination, le visage de J.-K. Huysmans gardait les plis de toujours. Il n’était ni plus ni moins amer, ni plus mécontent, ni plus radieux. Et les tableaux, les Vierges et la brocante d’alentour n’avaient pas plus de grâce et pas plus de méchanceté.<o:p></o:p>

    Et J.-K. Huysmans promit à son âme de nouvelles promenades, de nouveaux paysages et de nouveaux avatars, puis, maugréant et éternel, se reprit à considérer son âme.<o:p></o:p>




    Apollinaire conclut son chapitre sur La Jeunesse par ces mots : « Le style d’Ernest La Jeunesse, qui appartenait à l’école de Jean de Tinan, est néologique, c’est son défaut ; mais il est ému, c’est sa qualité. Mais cette qualité suffira-t-elle à garder certaines de ses pages de l’oubli ? On peut en douter et penser que, si l’on se doit se souvenir de lui, c’est surtout parce qu’il fut le dernier boulevardier. » Ce n’est pas cet aspect de lui qu’on voudrait exhumer. Il me paraît qu’on pourrait rééditer de ses écrits, qui gardent un intérêt pour l’histoire littéraire, voire la littérature tout court. Exactement contemporaines du premier Livre des Masques de Remy de Gourmont, Les Nuits… s’attachent à démasquer les gloires d’alors, avec une finesse et un mordant toujours frais. Les minores ont de ces saveurs particulières.<o:p></o:p>

    Amédée Schwa<o:p></o:p>



    [1] « La Bièvre », in Croquis parisiens, 1880 : « la Bièvre, avec son attitude désespérée et son air réfléchi de ceux qui souffrent… » ; Huysmans reviendra sur cette rivière dans La Bièvre (1890), livre réédité et complété en 1898 : La Bièvre et Saint-Séverin.<o:p></o:p>

    [2] Dans Là-bas (1891), le sonneur de Saint-Sulpice est l’un des seuls protagonistes à avoir une foi pure. En 1892, Huysmans prend comme directeur de conscience l’abbé Ferret, vicaire de Saint-Sulpice.<o:p></o:p>

    [3] Dans Là-bas, 1891.<o:p></o:p>

    [4] Léon Hennique, qui faisait partie du cercle naturaliste, avait publié en 1889 Un caractère, qui a pu inspiré Huysmans.<o:p></o:p>

    [5] À partir de 1887, Huysmans s’intéresse à l’occultisme, qui continuera à l’attirer après sa conversion ; c’est une des raisons de la brouille avec Léon Bloy.<o:p></o:p>

    [6] « Bazars à treize » : Littré donne la définition de « boutique à treize, boutique ambulante ou petit bazar où l’on vend divers objets de peu de valeur, côtés au même prix et souvent à sept ou treize sous. »<o:p></o:p>

    [7] Le comte de Montesquiou, poète, essayiste (1855-1921), ami de Proust, fut le modèle de des Esseintes.<o:p></o:p>

    [8] Allusion au « poème en prose des viandes cuites au four », in Croquis parisiens, 1880.<o:p></o:p>

    [9]  C’est dans Certains (1889) que Huysmans traite de Whistler, avec une orthographe fautive. Notons que Proust, dans sa correspondance, utilise plus souvent celle-ci que l’orthographe correcte.<o:p></o:p>

    [10] Publié en 1886. Les séjours de Huysmans à la Trappe de N.-D. d’Igny eurent lieu dans les années 1892.<o:p></o:p>



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  • Ernest La Jeunesse, Les Nuits, les Ennuis et les Âmes de nos plus notoires Contemporains - Quand, fouinant dans une colline de vieux volumes aux puces, je tombai sur ce titre et ce nom d’auteur bizarrement calligraphiés sur une couverture verte à première vue début xxe, j’achetai ce livre les yeux fermés : un ouvrage ainsi nommé se doit d’être, sinon de qualité, du moins une curiosité.<?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p></o:p>

    Cet ouvrage a été publié en 1896, chez Perrin et Cie. Étaient annoncés, du même auteur, trois ouvrages « pour paraître prochainement »  et neuf autres (!) « en préparation », dont ces quelques titres : L’Ironie, thèse ; Fragments d’histoire littéraire ; Essais de biographie sentimentale.<o:p></o:p>

    Qui était cet Ernest La Jeunesse ? Le Dictionnaire de biographie française nous indique qu’il s’appelait en réalité Ernest Horry Cohen,[1] né en 1874, mort en 1917 ; il dresse cette liste d’ouvrages : Les Nuits, les Ennuis… (1896) ; L’Holocauste (1898) ; Ouste ! texte et icôneries (1898) ; L’Huis clos malgré lui (1900) ; Cinq ans chez les sauvages (1902) ; Le Boulevard (1906) ; Le Forçat honoraire (1907) ; Des soirs, des gens, des choses (1913, recueil d’articles).<o:p></o:p>

    Il me revint d’avoir croisé ce La Jeunesse dans différentes lectures. Léautaud note avoir rencontré Jean de Tinan accompagné de La Jeunesse (23 septembre 1896). Plus tard, il se souviendra de lui à ses débuts, venant au Théâtre de l’Œuvre « un veston boutonné jusqu’au cou sans chemise dessous » à cause de sa pauvreté (12 décembre 1922). La mention de ce théâtre nous reporte aux mêmes années 1895. Nous savons par ailleurs que La Jeunesse en illustra certains programmes.[2]<o:p></o:p>

    Le texte de deux envois de Jules Renard à La Jeunesse nous a été conservé.[3]<o:p></o:p>

    à Ernest Lajeunesse[4]<o:p></o:p>

    auteur du chef d’œuvre Boum ! Poum<o:p></o:p>

                                              Jules Renard<o:p></o:p>

                                              Juillet 1901<o:p></o:p>

    <o:p> </o:p>

    à Ernest La Jeunesse<o:p></o:p>

    rare et véritable homme de lettres<o:p></o:p>

                                              Jules Renard<o:p></o:p>

                                              9bre 1907<o:p></o:p>

    Quel est ce chef d’œuvre Boum ! Poum ? Quelle allusion est-ce là ? Nous glanons dans une note de l’éditeur un titre de plus : Madame est morte (théâtre).<o:p></o:p>

    Léon Bloy l’appelle Ernest La Vieillesse (24 mai 1908) ou parle d’ « Ernest qui représente, dit-on, la Jeunesse » (20 avril 1910). Nous ne nous prononcerons pas sur ce jeu de mot. À cette époque, La Jeunesse est journaliste et Bloy lui reproche des articles favorables à Coppée et Bourget.<o:p></o:p>

    C’est Apollinaire, si curieux des gens hors normes, qui a le plus parlé d’Ernest La Jeunesse. Dans une lettre à Picasso, il relate un dîner où il présenta La Jeunesse à Max Jacob, prétendant qu’ils étaient cousins, d’où ces médiocres vers :<o:p></o:p>

    Et pour commémorer cette insigne rencontre<o:p></o:p>

    La Jeunesse fit le portrait de Max Jacob<o:p></o:p>

    Qui depuis dans Paris à ses amis le montre<o:p></o:p>

                                   En se montant le job[5]<o:p></o:p>

    Il y raconte également un combat singulier qui eut lieu entre La Jeunesse et Paul Fort.<o:p></o:p>

    Parmi d’autres impromptus de Moréas, il rapporte celui-ci :<o:p></o:p>

                Bois le Cinzano de Turin,<o:p></o:p>

                O La Jeunesse purpurin ![6]<o:p></o:p>

    Un chapitre entier du Flâneur des deux rives est consacré à notre auteur : « Du ‘Napo’ à la chambre d’Ernest La Jeunesse ». Le livre date de 1918, La Jeunesse était mort l’année précédente. Je laisse le lecteur relire cette précieuse évocation. En plus des titres déjà connus, Apollinaire parle de L’Imitation de notre maître Napoléon (qui figure « pour paraître prochainement » dans Les Nuits…). Il y est aussi question d’une pièce de théâtre : La Dynastie. A-t-elle été jouée, ou même publiée ? <o:p></o:p>

    Léon Deffoux, dans son livre Le Pastiche littéraire (Paris, 1932), reconnaît la grande habileté de La Jeunesse à cet exercice. Les Nuits… est, selon lui, « un des bons ouvrages que d’un peu loin, le pastiche ait inspirés » (p. 137). Il le définit comme un livre « mi-critique, mi-pastiche », ce qui me paraît bien vu. Il mentionne Cinq ans chez les sauvages[7], « où on trouve, entre autres bons pastiches, un grand Aiglon très réussi, mais trop sévère peut-être pour le poète de l’Aiglon. » (p. 172)<o:p></o:p>

    En 1939, André Billy classe La Jeunesse parmi les brillants chroniqueurs des temps passés…[8]<o:p></o:p>

    Si nous avons passé en revue les mentions qu’on trouve çà et là de La Jeunesse, ce n’est pas pour étaler des références littéraires (dont nous sommes prêt à reconnaître la totale vanité), mais pour montrer que cet homme qui fut connu en son temps, s’étant fait une réputation par des ouvrages de qualité, tomba petit à petit dans l’oubli postume[9] au point de n’être plus qu’un nom dans une liste vingt ans après, avant de n’être plus cité nulle part.<o:p></o:p>

    Les Nuits, les Ennuis et les Âmes de nos plus notoires contemporains est donc le premier ouvrage d’un jeune auteur désargenté. Il ne saurait être question de recenser tous ces contemporains dont parle La Jeunesse, qu’il les cite en passant ou qu’il leur consacre un chapitre. Nommons, parmi ceux-ci, Anatole France, Pierre Loti, les Daudet, Émile Zola, Huysmans, Jules Renard, Paul Bourget, François Coppée, Maeterlinck…<o:p></o:p>

    Il pastiche Henri de Régnier, gendre de José-Maria de Heredia, dans une suite de poèmes (« Intérieur »), qui s’ouvre sur cette strophe :<o:p></o:p>

    Par un ciel souriant d’un sourire d’automne,<o:p></o:p>

    Le poète José-Maria maria<o:p></o:p>

    Son enfant à l’enfant qui, grave, séria<o:p></o:p>

    Des vers d’hysope et d’or, de fièvre et<o:p></o:p>

    [d’anémone.<o:p></o:p>

    « L’apologie de M. Émile Zola », où le romancier parle au diable en croyant que c’est un interviewer, se termine ainsi :<o:p></o:p>

    « Il s’arrêta avant de lancer à son malheureux visiteur d’autres plaisanteries et commença à le regarder. Il remarqua d’abord qu’il n’avait pas pris de notes, et il remarqua ensuite qu’un malaise le prenait. Et le visiteur indiqua d’un geste la masse des volumes et la masse des locomotives, des cabarets, des canons, des pelles et des charrues qui y sommeillaient, puis d’une voix tranquille :<o:p></o:p>

    Tu ne me reconnais pas, fit-il. C’est moi qui, il y a onze lustres peut-être ou vingt siècles – ai acheté ton âme – au poids. »<o:p></o:p>

    Voilà comment débute « Le soliloque de M. Pierre Loti » :<o:p></o:p>

    « Pour avoir promené avec une grâce héroïque parmi l’horreur d’un bal masqué l’horreur d’un costume de Bédouin, M. Loti se jugea digne, ce soir-là, des récompenses les plus hautes.<o:p></o:p>

    Pour ne s’épargner aucune volupté, il se déclama, se chuchota, se sanglota les pages les plus irrésistibles de sa Jérusalem, et il s’aperçut que sa volupté était modeste. »<o:p></o:p>

    Il serait plaisant de multiplier les exemples de l’humour et de l’ironie de La Jeunesse en piochant çà et là. Je préfère donner in extenso un unique chapitre. On risquerait, sinon, de ne voir en lui qu’un faiseur de pointes et de passer à côté de l’originalité de sa manière. On verra que son talent va bien au-delà de l’épigramme. Le choix est difficile. Le chapitre sur les Daudet est fort bien fait, mais long ; je me décide pour celui consacré à Huysmans, annoté au minimum.

    Amédée SCHWA




    [1] Lors de la parution des Nuits…, Édouard Drumont loua le talent de La Jeunesse, mais fut bien moqué lorsqu’on apprit que c’était l’œuvre d’un Horry Cohen.<o:p></o:p>

    [2] D’après J.-P. Goujon, dans une note au roman de Willy (écrit en réalité par… Jean de Tinan), Maîtresse d’esthètes, rééd. 1995, édition originale en… 1897.<o:p></o:p>

    [3] Dans Jules Renard, Lettres retrouvées, 1884-1910, Paris, 1997, éditées par J.-F. Flamant.<o:p></o:p>

    [4] Son nom a souvent été orthographié ainsi. La couverture des Nuits… prête d’ailleurs à confusion.<o:p></o:p>

    [5] Picasso/Apollinaire, Correspondance, édition de P. Caizergues et H. Seckel, Paris, 1992, lettre du 27 juin 1906. Se monter le job : s’abuser, se monter la tête.<o:p></o:p>

    [6] « Anecdotiques » du 16 juin 1911 (Moréas était mort en 1909).<o:p></o:p>

    [7] Paris, Juven, 1900 ; suivant le Dictionnaire de biogr. fr., 1902.<o:p></o:p>

    [8] La Littérature française contemporaine, Paris, p. 201.<o:p></o:p>

    [9] Je me permets ici cette orthographe bizarre de « postume », l’estimant correcte à la réelle étymologie du mot : postumus, superlatif de posterus.<o:p></o:p>


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