• Au Quai Branly

    Histoires de sculptures

    Présent du 11 juin 2011

    Le pays dogon est situé dans le sud du Mali, entre le fleuve Niger et la frontière burkinabé. L’ethnographe Marcel Griaule (1898-1956), se faisant expliquer la cosmogonie dogon dans les années 1940, en conclut que les dogon connaissent depuis des siècles l’étoile Sirius B, dont l’existence n’a été prouvée qu’en 1836 par la science européenne. Certains s’appuient sur ce qui n’est qu’interprétation pour en déduire que les Dogon sont d’origine extraterrestre – leur ancêtre fondateur ne tombe-t-il pas des cieux, avec sciences et bagages, dans une arche ? (Comprenez : une soucoupe.) Plus prosaïquement, les Dogon sont arrivés dans cette région vers les XIV-XVe siècles, fuyant l’islamisation. Les Français seront-ils un jour réputés extraterrestres ?

    Les sculptures jouent un rôle important dans la culture dogon. Que n’entendrait-on si le christianisme s’était élevé là contre ! L’aniconisme islamique et ses effets sont mentionnés avec une discrétion de violette. Le vrai est que, des trois civilisations, européenne, noire africaine et arabe, les deux premières étaient mieux disposées à s’entendre, à se convenir, que chacune d’elles avec la troisième. Des civilisations qui partagent le même respect de l’image, pour lesquelles elle est un mode d’expression à part entière, peuvent passer par-dessus bien des traits culturels a priori séparateurs.

    La sculpture dogon est essentiellement mythique. Le lien entre origines et arts appartient au personnage du forgeron, « personnage énigmatique », « figure centrale », écrit Jean Laude (Les arts de l’Afrique noire). Descendant du Démiurge et détenteur du savoir-faire, le Forgeron est habilité à sculpter les ancêtres. Venu du ciel, il a apporté avec lui dans une arche les techniques, les graines primordiales, les ancêtres humains et animaux. Dans sa chute, il se brise les jambes. (Les forgerons de la mythologie européenne, à commencer par Héphaïstos, sont aussi magiciens et boiteux.)

    L’incident se lit d’une deuxième manière : à l’origine l’homme était raide, inarticulé. Sous l’effet du choc ses membres se seraient cassés, ainsi seraient apparues les articulations qui rendent l’homme apte au travail. Les figures du peuple tellem se présentent les bras levés, certaines les jambes pliées, d’autres unijambistes. Ce pourrait être une représentation du Forgeron boiteux. Elles sont aussi, ordinairement, interprétées comme des figures implorant la pluie.

    Une autre version relate l’arrivée du Forgeron dans une arche qui se brise à l’arrivée. Il se transforme alors en cheval et tire l’arche vers une mare. Des auges cérémonielles représentent cela : sur le corps de l’arche sont figurés les passagers ; elle est dotée d’une tête de cheval. Ces auges, arches originelles, sont de bons morceaux d’art. Elles sont la propriété d’un chef religieux de village, hogon.

    Le chef de tous les hogon est celui du village d’Arou. Voici un autre mythe que racontent les sculptures où l’on voit un homme juché sur un autre. Lors d’une migration, trois frères marchaient. Le plus jeune, Arou, fatiguant, son frère aîné le prit sur ses épaules. Le petit, qui voyait plus loin de par sa position, vit le pays, le nomma et se l’appropria. (Nommer les choses, est s’en rendre maître.) Par la suite il rencontra une vieille femme qui, le voyant si gentil, lui donna divers objets qui firent de lui le premier hogon. Plus qu’une histoire, c’est la légitimation d’un état de fait social et religieux.

    Les mandés disent descendre d’Arou. Ils héritent de la sculpture tellem et niongom, mais développée, ambitieuse : un artiste s’est lancé dans la représentation de deux joueurs de balafon. La tête légèrement détournée d’un des deux personnages suffit à donner de la vie à un groupe qui, sans cela, serait raide. Ils ont sculpté beaucoup de maternités ; mais elles n’ont pas la qualité des maternités n’duleri chez qui se rencontre l’art le plus élégant : l’enfant est placé sur les genoux de sa mère, de biais, ou contre elle, plus ou moins « affectueusement ». De la mère, la poitrine et les épaules forment une partie distincte du tronc, comme emboîtées sur lui ; sur cette partie s’élance le cou. Cette vision en volumes décomposés est un langage.

    Le style régional de Bombou-Toro est, avec le style n’duleri, un art où il se passe quelque chose, où l’intériorité s’exprime. Les figures de couple sont célèbres, l’homme passant le bras gauche sur l’épaule de la femme. D’autres femmes se présentent en Aphrodite pudique.

    Marcel Griaule a répertorié 68 types de masques. 35 sont exposés. Ils valent plus par leur signification que par leur valeur artistique. Certains objets, en bois, sont intéressants : des coupes complexes, ornées de cavalier ; des appuie-tête, des tabourets, des pièces de métier à tisser, des portes et serrures sculptées : on y retrouve les « implorants » aux bras levés.

    Samuel

    Dogon. Jusqu’au 24 juillet 2011, musée du quai Branly.

    illustration : Statue féminine © musée du quai Branly, photo Patrick Gries


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  • Aux Gobelins
    Histoires de tapisseries
    Présent du 4 juin 2011
     
    La Galerie des Gobelins présente un choix de tapisseries tirées des collections nationales, pour l’essentiel des tentures réalisées d’après Raphaël et deux de ses élèves : Jules Romain et Giovanni da Udine.

    Raphaël (1483-1520) a dessiné les cartons de la tenture des Actes des Apôtres, qui a connu un destin européen exceptionnel. Des quatre tapisseries retenues, l’épisode le moins célèbre est l’aveuglement d’Elymas. A Paphos, saint Paul proclame la parole de Dieu au proconsul Sergius Paulus, très intéressé. Un magicien, Elymas, cherche à le détourner de la foi. Saint Paul annonce à ce magicien qu’il va devenir aveugle, ce qui se produit. Devant ce prodige, le proconsul se convertit.

    Raphaël peignit à fresque les Chambres du Vatican. La messe de Bolsenna est un miracle eucharistique arrivé en 1263 à un prêtre qui doutait de la Présence réelle. Le pape Urbain IV envoya comme enquêteurs saint Thomas d’Aquin et saint Bonaventure. Dans la peinture de Raphaël, fidèlement reproduite par la tapisserie, c’est Jules II, le commanditaire, qui assiste agenouillé au miracle.

    Décoratives, les tapisseries n’en sont pas moins importantes par ce qu’elles racontent. Une femme du vieux temps descend ainsi de nuit d’une tapisserie où elle figure en Omphale et discute avec le jeune héros d’un conte de Théophile Gautier. Que racontent les tentures des Gobelins ?
    Jules Romain (1492-1546) est le « fils » le plus prodigue du Raphaël. A son sujet, Jean Babelon note que « sa robustesse dégénère souvent en outrance et déclaration » (L’art au siècle de Léon X). La tenture des Fructus Belli fut tissée au XVIIe d’après les peintures commandées par Ferrante Gonzague, l’un des condottieres les plus typiques du XVIe siècle, fidèle capitaine de Charles Quint. Grandes compositions, lisibles, où ressortent aujourd’hui les fils rouges et les fils d’or, ce qui leur donne une allure éclatante. Parmi ces fruits de la guerre, la récompense et le châtiment, le dîner du général, le char du triomphe – et une mise à sac. Ferrante Gonzague avait participé au sac de Rome en 1527. Les bordures sont décorées de trophées, de dépouilles, on y lit aussi la devise Non sine fastidio, « Non sans dégoût » : l’homme de guerre était-il fatigué de manier l’épée ?
    L’histoire de Scipion, d’après Jules Romain (tissage du XVIIe), relate les épisodes marquants de la vie du général qui acheva de donner l’Espagne à Rome et eut l’idée de porter la guerre en Afrique pour détourner Annibal de l’Italie. Lors de la bataille du Tessin, il sauve la vie de son père tombé de cheval. Le repas chez Syphax et L’incendie du camp se situent lors de la deuxième guerre punique. Syphax était un roi numide qui chercha à s’allier avec Scipion. Ce dîner est une audace, car rendre en tapisserie un repas aux flambeaux était une gageure, qui s’avère réussie.
    Giovanni da Udine (1487-1564) est un tempérament plus décoratif. Il est l’auteur des Triomphes des dieux (tissage bruxellois du XVIe). Le triomphe de Vénus se fait sur une belle nef autour de laquelle voltigent de multiples Amours, nagent Tritons et Néréides emmenés par Neptune. Le triomphe de Bacchus relate, dans le registre inférieur, la fabrication du vin. D’autres scènes, liées au vin, sont moins explicites, mais certains personnages titubent ou montrent les signes de la gueule de bois.
    Le triomphe de Minerve est une tapisserie plus narrative. L’histoire de Persée y domine, à bon droit puisqu’il fut aidé par la déesse dans sa lutte contre Méduse. Furieuse que celle-ci ait couché avec Neptune dans un de ses temples, Minerve avait transformé Méduse en monstre. Depuis, ces deux-là se détestaient. La plus belle scène est celle où Persée lutte pour sauver Andromède de l’appétit du monstre marin femelle envoyé par Neptune. Le dieu voulait venger les Néréides, ses protégées, que Cassiopée, mère d’Andromède, s’était vantée de surpasser en beauté. Les femmes ne rient pas sur de tels sujets.
    Un maître du Nord, non identifié, est à l’origine de l’Histoire de Vulcain, tissage de Mortlake, vers 1625. Beau tissage, beaux dessins : les personnages sont bien campés, le décor, soigné, ne les écrase pas. On voit Vulcain préparer le filet de bronze, plus léger qu’un fil d’araignée, et le disposer sur le lit où il compte piéger son épouse, Vénus, et l’amant de celle-ci, Mars. Deux femmes l’aident dans cette tâche, une duègne et une sorte d’allégorie de la Jalousie, si on juge d’après sa laideur. La tenture suivante est habilement composée. Par une ouverture, on aperçoit les amants pris dans le filet ; la scène principale est celle où Neptune plaide la cause de Vulcain devant un Jupiter fort embêté par cette histoire qu’à son avis le mari aurait mieux fait de ne pas ébruiter.
    Que plût aux dieux que sans être caché
    J’eusse m’amie ainsi auprès de moi.
    Par ces mots Clément Marot concluait une épigramme sur le sujet.
    Samuel
     
    L'Eclat de la Renaissance italienne.
    Jusqu’au 24 juillet 2011, Galerie des Gobelins.
     
    illustration : Persée délivrant Andromède, d’après Giovanni da Udine (XVIe siècle). Paris, Mobilier national © P. Sébert

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  • Au musée d’Art moderne

    Van Dongen,

    en noirs et couleurs

    Présent du 28 mai 2011

    Kees Van Dongen, peintre mondain ? Il est souvent caractérisé ainsi. Son œuvre mérite-t-elle cette dépréciation ? Pas toute. Le peintre a été snobé, victime de son refus des « ismes », à commencer par celui qui englobe presque tous ceux du XXe siècle : l’intellectualisme, qui a, sinon tué, meurtri la peinture. Il a revendiqué le fait d’être célèbre, de vendre, quand d’autres qui jouaient l’élévation au-dessus des contingences, l’étaient autant, vendaient encore plus, mais avec l’air de ne pas y toucher.

    Il y eut l’anarchisme dans sa jeunesse. Ce fut la forme prise par une farouche indépendance à l’égard des convenances, à commencer par celles des ateliers, laquelle lui fera assumer d’être un peintre mondain au début des années vingt, ou de participer en 1941 au « voyage d’Allemagne ». Ce tourisme incongru lui vaudra d’être interdit de Salon en 1945 et explique qu’il s’installe à Monaco en 1946, où il meurt en 1968. Pour le reste, ce natif de Rotterdam (1877) a fait carrière à Paris. Ses logements successifs suivent l’air du temps : Montmartre, Montparnasse, XVIe arrondissement.

    Ses premières toiles, pourraient s’y rencontrer Van Gogh ou Steinlein (une buveuse d’absinthe, 1903). Cette buveuse, faite de crayon, d’encre et d’aquarelle, a de la force. Une femme affalée sur la chaussée est victime d’une hallucination : au ras du pavé, un crâne sous haut-de-forme la regarde, goguenard.

    En 1905-1907, Van Dongen fréquente le Bateau-Lavoir et s’y installe. Voisin de Picasso, qui le surnomme « le Kropotkine du Bateau-Lavoir » (Kropotkine était un anarcho-communiste), il fréquente les fauves : Derain, Matisse, Vlaminck. Il dessine au cirque Médrano, au Moulin de la Galette. Une toile immortalise « la Mattchiche », danse vaguement brésilienne chantée par Félix Mayol, la tante flamboyante du café-concert : « C'est la danse nouvelle / Mademoiselle / Prenez un air canaille / Cambrez la taille / Ça s'appelle la Mattchiche / Prenez vos miches / Ainsi qu'une Espagnole / Joyeuse et folle ! » La vulgarité chansonnée ne date pas d’hier.

    La maîtresse de Picasso, Fernande Olivier, pose régulièrement pour lui. Ce sont de bons portraits, où Van Dongen se plaît à opposer, à un noir profond, coloré, un noir vif si l’on peut dire, d’autres couleurs non moins vives (illustration – en gris…). Le portrait du marchand Kahnweiler (1907) semble descendre de Van Gogh (fond rouge, noirs colorés de la chevelure et du costume, vert Véronèse clair dans les chairs), de même que La Commode (1912), en bleu et jaune orangé les plus crus de près mais qui s’accordent lorsqu’on s’éloigne. Cependant on est loin de l’intériorité de Van Gogh. Mais le portrait d’Adèle Besson a de la douceur et de la profondeur.

    Où situer le Van Dongen des années 1900-1910 ? Il est quelque part entre les fauves français et les expressionnistes allemands. Il pratique la tâche colorée qui réveille en sursaut, le cerne vif qui retentit. Le portrait de Modjesko, soprano travesti, est une symphonie de tons juxtaposés sans demi-teintes, et l’arbitraire d’un épiderme à la Simpson convient à ce monstre hommasse. Van Dongen est à classer parmi les peintres de l’Ecole de Paris. Ses nus ont la chair blafarde, typique de cette école mal circonscrite. Il en est de très réussis.

    Durant la guerre, Van Dongen rompt avec sa femme et se met en ménage avec Jasmy Jacob, directrice commerciale d’une maison de couture. De 1918 à 1929, c’est la période des portraits mondains : actrices, cinéastes, chanteurs, écrivains, défilent devant le chevalet. Fernande Olivier note, dans ses souvenirs (Picasso et ses amis, préface de Léautaud), qu’il avait gardé des bals et cafés montmartrois « ce côté réaliste, voire un peu canaille, que l’on trouve encore dans certains de ses portraits mondains ». Portraits trop faciles parmi lesquels, tout de même, quelques-uns ressortent : La Sphinx et L’écuyère sont rigoureux, approchent certains Derain.

    D’autres tableaux nous renvoient aux fêtes qu’aimait donner Van Dongen et qui étaient courues. Elles n’ont pas peu contribué à sa réputation. Soirées d’avant-guerre, plus folles soirées d’après, débridées, « non conventionnelles », nous dit-on. Un bal des années folles (1925) montre un homme en costume dansant avec une femme nue. Quant au peintre, il se représente tel qu’il apparut lors d’une soirée : en Neptune (1922). Difficile de déterminer la part de second degré qu’il mettait dans ces fêtes et dans ces tableaux.

    La crise de 1929 mit Van Dongen au pas. L’exposition s’arrête là. On connaît le joli portrait de BB, qui date de 1954 : il restait peu de créativité à cet artiste qui avait tant peint et aimé les femmes.

    Samuel

    Van Dongen, fauve, anarchiste et mondain.

    Jusqu’au 17 juillet 2011, musée d’Art moderne de la Ville de Paris.

    illustration : Kees Van Dongen, Le Chapeau rose, 1907 © Musée Fabre de Montpellier Agglomération Photographe Frédéric Jaulmes © ADAGP, Paris, 2011


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  • Au musée du Louvre

    Le Christ

    selon Rembrandt

    Présent du 21 mai 2011

    L’œuvre de Rembrandt témoigne d’une interrogation permanente : comment représenter le Christ – a fortiori, bien sûr, après la Résurrection. Le Christ apparaissant à Marie-Madeleine, aux apôtres, que ce soit au Cénacle, en particulier à saint Thomas incrédule, ou sur le chemin d’Emmaüs, autant de sujets qui explorent cela.

    Une solution consiste à jouer de la lumière éclatante. Son intensité aveuglante « efface » la figure du Christ, dans un Noli me tangere (dessin), dans une apparition du Christ aux apôtres (eau-forte) : manière d’exprimer que Marie-Madeleine ne reconnaît pas le Christ ; que les apôtres « s’imaginaient voir un esprit » (Lc 24,37). Une lumière éclatante peut aussi dramatiser la scène tout en rendant, par contre-jour, la figure du Christ obscure. C’est le cas d’un Repas d’Emmaüs, une œuvre de jeunesse (musée Jacquemart-André), construite sur un contre-jour violent, qu’atténue un feu dans une arrière-salle, à la façon d’un Le Nain.

    Parfois Rembrandt use moins de ce principe lumineux. L’incrédulité de saint Thomas (1634, Moscou) présente des formes définies autant dans la lumière que dans l’ombre. C’est un remarquable tableau, tout comme Le souper à Emmaüs (1648, Louvre), aux couleurs irisées. Dans tous les cas, se vérifie le constat d’Henri Charlier : « l’art de Rembrandt donne l’effet d’un songe théâtral très émouvant où le mystère plus que le spirituel est exprimé ».

    En 1656, Rembrandt (1606-1669) qui gère un atelier florissant est pourtant au bord de la faillite. L’inventaire des biens qui est alors effectué mentionne, parmi ses propres peintures, une « Tête du Christ d’après nature » (Een Cristus tronie nae’t leven). Lorsque ce document fut publié, à plusieurs reprises au XIXe siècle, les éditeurs furent embarrassés : comment interpréter cette étrange formulation ? Il n’y a pourtant pas à barguigner, la tête fut peinte d’après nature, d’après modèle vivant.

    Rembrandt a peint beaucoup de membres de la communauté juive d’Amsterdam. Il y a quatre ans, une exposition du musée d’Art et d’Histoire du judaïsme avait tenté d’établir, non sans gêne, l’équilibre entre « judaïsation » et « déjudaïsation » des portraits de Rembrandt (voir Présent du 2 juin 2007). Dans cette série, deux très beaux portraits de jeunes hommes juifs (musée de Berlin, musée de Fort Worth). Parallèlement à cette activité de portraitiste, nourrie par elle, une réflexion personnelle, autant religieuse qu’artistique, a pu mener l’artiste à doter ses Christ de traits considérés par lui comme typiquement juifs et à peindre des Christ « d’après nature ». (La confrontation entre un vieil artiste d’Anvers et une jeune juive qu’il fait poser pour une Annonciation, c’est le sujet d’une nouvelle de Stefan Zweig, « Les prodiges de la vie ».)

    Quelques petits tableaux forment une série de têtes de Christ manifestement inspirés par les portraits juifs ou peints d’après modèle. On les date d’entre 1648 et 1656. Chacun est particularisé, par le port de tête, l’expression. L’un (Berlin) dégage une impression monumentale. Un autre (Detroit) est manifestement une étude pour le Souper d’Emmaüs du Louvre. Celui de Philadelphia (illustration) a une présence particulièrement émouvante. Les Christ de Rembrandt sont d’une grande douceur. Ses élèves et suiveurs, dont on voit quelques travaux, n’éviteront pas le poncif du douceâtre.

    La méditation du peintre a-t-elle renouvelé de façon révolutionnaire le sujet ? Evoquant la figure christique telle qu’elle a été peinte avant Rembrandt, le catalogue affirme : « Cette image canonique, voire stéréotypée du Christ, avait été affirmée par des siècles de tradition, et affinée au fil des controverses ecclésiastiques – parfois dans le sang » (sic). Une « image canonique » ? On aimerait savoir laquelle, et si elle n’est pas qu’un fantasme plutôt qu’une réalité de l’histoire de l’art. Le fait qu’on reconnaisse aisément le Christ dans l’art chrétien n’est pas dû à un stéréotype puisqu’au contraire chaque artiste l’a individualisé. Après tout, même si moins stéréotypé, on reconnaît tout autant le Christ dans les tableaux de Rembrandt.

    Un choix abondant de gravures des XVe et XVIe siècles montre la diversité des manières de figurer le Christ, gracile, presque fragile chez Martin Schongauer tandis qu’il est athlétique chez Mantegna. Dürer, Lucas de Leyde, Goltzius, autant d’artistes sur lesquels Rembrandt s’appuie ou dont il s’écarte. Son Christ de la Crucifixion du Mas-d’Agenais (1631) est humble et souffrant, ego sum vermis. L’influence de ce tableau est immédiate sur Jacob Backer, sur Jan Lievens.

    Une remarquable exposition où l’on voit à l’œuvre l’esprit curieux et insatisfait du grand artiste hollandais.

    Samuel

    Rembrandt et la figure du Christ.

    Jusqu’au 18 juillet 2011, musée du Louvre.

    illustration : Tête du Christ, huile sur bois © Philadelphia Museum of Art


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  • Au Grand Palais

    Odilon Redon

    et ses mondes

    Présent du 14 mai 2011

    La précédente exposition française d’Odilon Redon remonte à 1956. Il a fallu se contenter, ces dernières années, de l’apercevoir. La rareté ne lui nuit pas, ses œuvres sont ainsi riches qu’on n’oublie pas les avoir vues. Le char d’Apollon était au catalogue d’une exposition sur le pastel (Orsay, 2009) et un portrait de son fils Arï à l’exposition « Enfants modèles » (Orangerie, 2010).

    Né à Bordeaux en 1840, Redon commence en 1857 des études d’architecture à Paris mais échoue au concours d’entrée des Beaux-Arts (1862). A l’automne 1864, il entre dans l’atelier de Gérôme. « Le professeur eut de mes dons naturels la plus obscure, la plus entière méconnaissance. » Personnalité discrète voire effacée, d’une allure correspondant plus à l’image d’un « petit-bourgeois » qu’à celle d’un « artiste », Redon quitte sans bruit l’atelier de Gérôme au bout de quelques mois.

    Il retourne à Bordeaux où il trouve son maître, Rodolphe Bresdin, graveur et lithographe. Avec lui, Odilon Redon comprend que son monde est celui du rêve, du fantastique – le monde des graveurs qui, la tête penchée sur la plaque, s’abstraient de la réalité que les peintres, juchés sur leur tabouret d’atelier, le col dévissé, ne sont que trop portés à zyeuter. L’art de Dürer, surchargé de symboles, l’art de Rembrandt, obombré, le renseignent sur lui-même. Cela le met aux marges de son époque, qui, dans des courants picturaux très différents (académisme, naturalisme, impressionnisme), ne se détourne pas de la réalité.

    De 1865 à 1890, Redon est occupé à ses estampes, qu’il nomme ses « Noirs ». Il publie des recueils de gravures, expose des fusains.

    En 1879 paraît son premier album de lithographies, Dans le rêve, parmi lesquelles on remarque le Joueur, qui porte sur le dos un dé comme une Chimère, ou Sur la coupe, tête coupée qui hante l’artiste. Elle sera souvent celle de Jean-Baptiste, mais pas seulement. Elle apparaît, angoissante, dans quantité d’autres planches et dessins (Diable enlevant une tête, très beau fusain ; Une tête coupée, qui rappelle celle de Camille Claudel par Rodin). Quand elle n’est pas coupée, c’est tout comme : celle du Noyé émerge sous une éclipse terrible et pesante.

    Les sujets bizarres, ésotériques, occultistes ou symbolistes, « surréalistes », se multiplient. On ne s’y reconnaît pas forcément. L’incompréhension n’empêche pas d’apprécier la subtilité des gris, le velouté des noirs, les valeurs nuancées à l’eau-forte, au crayon, en lithographie.

    D’autres albums seront consacrés à l’étrange : les Origines, la Nuit, Songes, et non moins ceux placés sous un patronage : A Edgar Poe (1882), Hommage à Goya (1885), La Tentation de saint Antoine (1888), A Gustave Flaubert (1889). Que les planches se rapportent à un auteur ou un livre, elles ne sont en aucun cas illustrations, « mot défectueux » : « vous ne le trouverez pas en mes catalogues. C’est un terme à trouver : je ne vois que ceux de transmission, d’interprétation, et encore ils ne sont pas exacts pour dire tout à fait le résultat d’une de mes lectures passant dans mes noirs organisés ».

    Les noirs de Redon, ces relectures, ne pouvaient qu’intéresser les écrivains à un moment où ils avaient fait le tour du naturalisme. Redon précède le symbolisme, dont il est l’une des racines. Thadée Natanson le baptise « Prince du Rêve » (dans la Revue blanche, 1894), Mallarmé et Huysmans suivent son évolution de près. Des Esseintes accroche à ses murs des gravures de Bresdin et de Redon.

    A partir de 1890, ayant comme épuisé les ressources du noir et du blanc, Redon se met à la couleur. Sa science des valeurs, appliquée à celle des tons, donne d’étonnantes harmonies, à l’huile ou au pastel. Etonnants effets du Buisson rouge, du Bouddha, du Christ du silence ! Ici son monde rejoint celui de Gauguin, à qui il rend un Hommage explicite, et dont il trace le Profil noir, régions que fréquentera, plus tard dans le siècle, Bernard Bouts.

    Goûtant la couleur dans ses imperceptibles nuances et ses vivacités, Odilon Redon devient naturellement peintre de fleurs. Entre 1900 et sa mort (1916), les bouquets s’épanouissent. L’étrange cède le pas au féerique : certaines fleurs du Vase vert ne deviennent-elles pas déjà papillons, insectes ? Ou est-ce l’inverse ? La féerie le mène vers les contrées si classiques de la mythologie : la naissance de Vénus, le Char d’Apollon dans ces ciels fantastiques, Pégase – auquel Bellérophon passe la bride afin d’aller tuer la Chimère, tout un symbole. « J’ai fait un art selon moi. Je l’ai fait avec les yeux ouverts sur les merveilles du monde visible, et quoi qu’on ait pu en dire, avec le souci constant d’obéir aux lois du naturel et de la vie.

    « Je l’ai fait aussi avec l’amour de quelques maîtres qui m’ont induit au culte de la beauté. »

    Samuel

    Odilon Redon, Prince du Rêve. Grand Palais, jusqu’au 20 juin 2011.

    illustration : Odilon Redon, Pégase et Bellérophon, fusain © The metropolitan Museum of Art New York / RMN Grand Palais


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