• Au Louvre et au Grand Palais

    Le paysage à Rome

    au XVIIe siècle

    Présent du 7 mai 2011

    Le paysage accède au rang de genre à part entière vers 1600. D’un côté – celui des mécènes, des clients – le goût de la littérature bucolique, l’exaltation poétique de la nature virgilienne. De l’autre – celui des artistes – Rome et ses ruines, ses campagnes sauvages ou pittoresques, excitant puissant. Les conditions sont réunies pour l’éclosion du grand paysage. La coexistence, à Rome, de peintres italiens, flamands, français, allemands, accélère

    sa maturation, que ne ralentit pas, au contraire, le retour des uns et des autres dans leur patrie, où le paysage se répand.

    Le rôle du Bolonais Annibal Carrache est déterminant. Dès son Paysage fluvial, il unit l’observation de la nature (feuillé, lumière) et la composition consciente, à partir d’un choix d’éléments existants. Le paysage est une création : l’artiste n’est pas prisonnier d’un site précis. Le difficile équilibre de la nature et de l’idéal existe déjà chez Carrache. Lieu pensé, le paysage accueille alors logiquement des sujets nobles (religieux ou mythologiques).

    Les élèves de Carrache sont nombreux. Le Dominiquin suggère l’éloignement avec des passages de tons imperceptibles (Paysage avec laveuses de linge ; Paysage avec Hercule et Acheloüs). Le Guerchin place de belles baigneuses dans la nature (Paysage avec Diane). Les figures de l’Albane ont une élégance parfois affectée, mais certains coins de nature n’ont pas ce défaut.

    « La fuite en Egypte » est un thème répété, comme d’autres qui s’accompagnent par définition d’un paysage. L’Albane en peint plusieurs, mais aussi le Cavalier d’Arpin, le Dominiquin qui laisse passer la Sainte Famille dans un coin, comme si elle n’était qu’un prétexte. Cette façon de composer ne paraît-elle pas artificielle, à nous qui concevons que le paysage puisse exister pour lui-même ? Mais ici le sujet noble donne réellement sens au paysage. Rubens acquiert un paysage rocheux de Paul Bril, aux belles lumières, et y ajoute Psyché et l’aigle, cette modification est caractéristique de sa conception du paysage.

    L’Anversois Paul Bril, venu à Rome après son frère Mathias, est contemporain d’Annibal Carrache. Il apporte du Nord un goût pour le paysage « pur », proche du nôtre, ou animé par le quotidien. Le Forum romain intéresse les peintres étrangers, bien sûr, mais ils ne dissimulent pas qu’il est occupé par le marché à bestiaux. La familiarité y trouve son compte. Les ruines ne sont pas séparées de la vie contemporaine, elles apparaissent chez Bril, chez Poelenburgh (Ruines dans la campagne), chez Breenbergh (Paysage avec le temps de Minerve Medica). Ces paysages romains des Nordiques séduisent par leur simplicité – la simplicité du sujet, de la manière de l’aborder. Goffredo Wals (originaire de Cologne) qui donne le pas aux murs et aux roches sur la verdure, dans des compositions très géométriques, paraît ainsi tout à fait « moderne » – si cela a un sens.

    Au contact d’Annibal Carrache, les Nordiques cependant introduisent aussi des sujets nobles, comme Paul Bril avec le Paysage avec saint Jean-Baptiste ou sa Vue de port qui, par son ambition, annonce le Lorrain.

    Car deux Français à Rome achèvent de donner ses lois au genre. Le Lorrain peint des scènes simples (Paysage avec un berger) ou compliquées (Vue d’un port avec le Capitole), avec une préoccupation toujours aiguë de l’atmosphère.

    Poussin, que l’opinion courante voit comme un peintre intellectuel et froid, tient la bride haute à sa sensualité, mais elle est présente, et parfois il la lui laisse sur le cou. La Vue de Grottaferrata avec Vénus et Adonis est une splendeur de verts et de mordorures. Avec Nymphe et Satyres, il démontre que le dessin et la couleur ne sont pas appelés à s’opposer dans une distinction radicale.

    Dans leur sillage, deux autres Français : Gaspard Dughet, beau-frère de Poussin (Paysage avec chasseurs, remarquez les rochers travaillés par frottis), Jean Lemaire, peintre de ruines modeste mais non sans charme.

    Tous les quatre, ainsi que Swanevelt, peignirent un ensemble de grands paysages pour le Buen Retiro de Madrid. La mode du paysage s’était répandue, et la réputation des Français avait traversé les frontières. L’épouse française de Philipe IV, Elisabeth de France (fille d’Henri IV), est peut-être pour quelque chose dans le choix de ces artistes. Les cinq peintres restèrent en deçà de leur manière afin de donner unité à l’ensemble, assez austère mais majestueux et exemplaire du genre (Paysage avec saint Paul ermite, de Poussin).

    On revient volontiers à des peintures moins « élevées », pour paître plus frais : les lointains légers et nets de Filippo Napoletano, ceux de Viola, les verts nuancés de Bonzi, les tons délicats de Cortone… Sans oublier la mâle peinture de Velasquez qui s’intéressa à un coin du jardin de la Villa Médicis.

    Une salle est consacrée aux dessins des uns et des autres – quelques perles –, que complète l’exposition du Louvre dédiée au Lorrain.

    Un Lorrain à Rome

    Claude Gelée naquit en Lorraine entre 1600 et 1605. Apprenti pâtissier devenu orphelin, il accompagna un parent à Rome, qui l’y abandonna, ou presque. Le jeune adolescent se retrouva à broyer des couleurs chez le peintre Agostino Tassi, un élève de Paul Bril. Ayant vu des tableaux de Goffredo Wals, il partit à Naples où il fut son élève (1620-1622) avant de revenir chez Tassi. Claude avait la bougeotte. Il retourna en Lorraine en passant par Venise et l’Allemagne, resta un an dans sa région natale comme assistant de Deruet, puis revint à Rome en 1626, après un voyage semé d’embûches. Le Lorrain allait désormais limiter ses allées et venues à la région de Rome, où il mourra en 1682.

    Cinquante ans de dessins ! La mise en commun des collections du Louvre et du musée Teylers (Haarlem) offre une rétrospective chronologique du Lorrain.

    L’introduction présente l’artiste et les confrères avec lesquels il allait sur le motif. Deux dessins, émouvants témoignages, représentent un artiste au travail dans son coin de nature. Arbres, rochers, cascades, sous-bois, collines… Tout est digne d’intérêt pour le Français entouré d’amis surtout nordiques. Nous retrouvons là Bril, Tassi, Wals, Breenbergh ; Poelenburgh qui réserve le papier pour suggérer le soleil violent ; Swanevelt, brillant dans la suggestion de la lumière et dans le rendu du feuillage. Les artistes comparent leurs œuvres, leurs façons de rendre tel ou tel effet, qu’ils s’empruntent.

    La manière du Lorrain est particulièrement libre, le peintre Sandrart, dérouté par cette spontanéité très tôt efficace, hésitait à se prononcer sur son talent. Comme Poussin, en comparaison, paraît précautionneux !

    On distingue assez aisément les dessins qui ont été travaillés en atelier et ceux qui ont été réalisés in situ, enlevés : le pinceau est audacieux (Arbres et rochers près d’un ruisseau, vers 1635), décontracté (Rochers avec arbres et buisson et Cabanes près du lac de Nemi, 1638-1640), la feuille est largement lavée (Paysage rocheux avec figure assise, 1640-45). Le Lorrain est curieux de toute variation, de toute nuance. Une violente flaque de lumière sur le sol, la lumière diffuse à travers les troncs d’une pinède, dans toute sa subtilité, tout l’intéresse. Dans un même feuillé il décrit l’arbre et la lumière, mais le rigoureux développement des troncs et branches dans l’espace est objet d’une étude aussi poussée.

    Un dessin au pinceau et lavis, des arbres envahis par la végétation, a un air chinois. Cela ne doit pas surprendre : Sandrart écrivit sur la peinture chinoise, le Lorrain avait certainement pu observer quelques feuilles originales. Ni une ni deux, il s’y essaye.

    Parallèlement à ces dessins géniaux, Claude a énormément dessiné en atelier, reprenant des feuilles ébauchées dehors, reconstituant de mémoire. Une bonne part de ces dessins sont des études pour des paysages à l’huile. Conformément au goût du temps, Claude utilise le paysage pour des scènes mythologiques (des nymphes, des satires, le Parnasse…), historiques (Le Débarquement de Cléopâtre, L’Onction de David par Samuel), religieuses : la fuite en Egypte, le sermon sur la montagne. Et la lumière, toujours, éclaire de façon choisie le sujet.

    Elle préoccupera le Lorrain jusqu’à la fin. Les effets crépusculaires, vaporeux, dorés, donnent une atmosphère particulière à des paysages purs ou tirés de la littérature (Mercure et Battus, 1662, sujet des Métamorphoses d’Ovide ; Enée guidé vers les Enfers par la Sibylle, 1669).

    L’étonnant talent du Lorrain lui a valu la considération de ses pairs, parfois malintentionnée : de nombreux « à la manière de » circulèrent, ce qui le poussa à copier ses tableaux dans un recueil, dit « livre de vérité », qui lui permettait d’authentifier sur demande ses tableaux en cas de doute. Ses clients furent des ambassadeurs, des prélats, Urbain VIII, Alexandre VII, Philipe IV, Louis XIV. Il resta toujours un peintre d’atelier et de nature, non de salon. Entré à l’Académie de Saint-Luc en 1633, il refusa en 1654 le poste de premier recteur. Il fut également membre de l’Académie des Virtuoses, académie pontificale des Beaux-Arts. Et virtuose, il l’était, dans le meilleur sens du mot, de la main comme de l’œil.

    Samuel

    Nature et idéal : le paysage à Rome, 1600-1650. Jusqu’au 6 juin 2011, Grand Palais.

    Claude le Lorrain, le dessinateur face à la nature. Jusqu’au 18 juillet 2011, musée du Louvre.

    Salvatore Rosa (1615-1673), Paysage lacustre avec troupeaux, 1640. © The Cleveland Art Museum

    Diego Velàzquez, Vue du jardin de la villa Medicis © Museo Nacional del Prado

    Le Lorrain, Arbres © Haarlem, Teylers Museum

    La Sibylle de Cumes conduisant Énée aux Enfers © RMN / Jean-Gilles Berizzi


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  • Au musée du Louvre

    Louis de Boullogne,

    dessinateur

    Présent du 30 avril 2011

    Les dessins de Louis de Boullogne – papier bleu, rehauts blancs – sont à voir au Louvre. On ne saurait parler de ce peintre sans mentionner sa famille : « l’habileté du pinceau s’y est succédée de père en fils ; elle ne faisait que changer de main », écrivit Dézalier d’Argenville.

    Louis Boullogne (1609-1674), peintre, eut quatre enfants peintres qui tous furent reçus à l’Académie, à la fondation de laquelle il avait participé en 1648 : deux filles, Madeleine et Geneviève – elles font partie de la quinzaine d’académiciennes des XVIIe-XVIIIe siècles – ; deux garçons, Bon et Louis.

    Bon Boullogne (1649-1717) fut un peintre virtuose, capable de pasticher Rembrandt, Poussin, le Guide, etc., et de tromper les connaisseurs. Son œuvre ne se résume pas à cela. Parmi les commandes importantes qui lui furent passées, figurent les décors de l’escalier du château de Versailles, d’une partie de la chapelle, et de deux chapelles des Invalides (celle de Saint Jérôme et celle de Saint Ambroise).

    Le cadet, Louis (1654-1733) fut surnommé « le Jeune » pour le différencier de son père et de son frère, jusqu’à son anoblissement en 1724 : la particule permit de le distinguer. Sa carrière est parallèle à celle de Bon. Premier prix de l’Académie en 1673, il passe comme lui cinq ans à Rome (1675-1679). On le trouve retenu pour les mêmes chantiers. Il ira plus loin, devenant premier peintre du roi et directeur de l’Académie.

    A une époque où la peinture religieuse s’essoufflait ou dégénérait, les frères Boullogne y mirent, plus que d’autres, le talent au service de la foi. Bernard Dorival attribue cela à l’orientation religieuse : les artistes issus de familles jansénistes « apportèrent à l’exécution de leurs œuvres sacrées un respect émouvant » (La peinture française, 1946). Les dessins de Louis confirment cela et grâce à eux nous suivons l’artiste dans les lieux prestigieux qu’il a décorés.

    Au château de Versailles, il peignit la chapelle de la Vierge (1702-1709) : l’Annonciation, l’Assomption, les Vertus et les Litanies. L’étude d’ensemble des principales peintures est complétée par des études de détails, pratique de laquelle il ne se départit jamais : l’ange Gabriel, par exemple, est l’objet de plusieurs dessins. Le plus poussé est magnifique, tant du point de vue du drapé que de la lumière (illustration).

    Robert de Cotte lui commanda deux tableaux pour le chœur de Notre-Dame de Paris : la Présentation au temple, le Repos pendant la fuite en Egypte (cette dernière au musée d’Arras). Un remarquable dessin, un jeune homme tenant un encensoir, se rapporte au premier ; au second, un visage d’ange et un jeune homme tenant une corbeille : ce personnage n’est qu’à l’arrière-plan mais est l’objet d’une étude sérieuse.

    Louis de Boullogne avait déjà vu un de ses tableaux entrer à Notre-Dame (où des tableaux de son père l’avaient précédé) : la confrérie des Orfèvres l’avait choisi pour réaliser le May de 1685. On appelait ainsi le tableau qu’elle offrait chaque mois de mai à la cathédrale de Paris (coutume qui tombera en désuétude au début du XVIIIe siècle). On en voit l’esquisse, mise au carreau. Le tableau, le Christ et le centenier, est au musée des Beaux-Arts d’Arras.

    La vie de saint Augustin a été traitée deux fois par Louis. Les Augustins déchaussés (les « Petits-Pères ») lui commandèrent un Baptême et une Ordination pour leur réfectoire de la place des Victoires ; puis le peintre réalisa le décor de la chapelle des Invalides consacrée à ce Père. Parmi les dessins préparatoires, on remarque un jeune sous-diacre portant un livre : l’attention de l’artiste s’est portée sur la manche plissée.

    Grand peintre religieux, Louis de Boullogne a aussi peint des tableaux de chevalets, profanes. A Rambouillet, son frère et lui peignirent des dessus-de-porte, Louis deux scènes représentant Diane, à la chasse et au repos (1707, Beaux-Arts de Tours). Il se montre grand dessinateur de nu. Les deux suivantes endormies, celle qui s’essuie le pied, une femme allongée de dos… Le dessin est d’une grande rigueur.

    D’autres dessins, qui correspondent aussi à des peintures, annoncent le style galant qui se répandra dans le siècle  : Mars et Vénus (1712, musée de Berlin), les muses qui n’ont rien de mythologique mais mignonnes et gracieuses : Erato, Thalie, (1715, musée de Niort).

    Les dessins de Louis de Boullogne, pour la plupart, sont réalisés sur papier gris ou bleu, avec des rehauts blancs (gouache ou craie). Nous en avons cité quelques-uns, bien d’autres sont de qualité : études de mains, de pieds, de visages… La recherche de la forme est poussée, le trait est ferme. La recherche d’une correction extrême qui, parfois, ne va pas sans froideur. C’est le défaut d’une qualité.

    Samuel

    Louis de Boullogne, premier peintre du roi.

    Jusqu’au 6 juin 2011, musée du Louvre.

    illustration : Etude de détail pour l’ange Gabriel © RMN / Thierry Ollivier.


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  • Au musée d’Orsay

    Manet, un maître à part

    Présent du 23 avril 2011

     

    Edouard Manet (1832-1883) est un peintre difficile. Le monde académique, la planète critique et l’univers confraternel des ateliers même n’ont pas toujours su le cerner. Tantôt on lui a donné la casquette de l’école réaliste, tantôt celle de l’impressionnisme. Casquette à carreaux, casquette à pont, même si Manet a groupé autour de lui à la fin des années 1860, au café Guerbois entre Clichy et Batignolles, Zola, Bracquemond, Bazille, Fantin, Renoir et Degas et d’autres, il a toujours refusé le couvre-chef.

    Comme il y a une littérature de lettré, sa peinture est celle d’un homme qui pense aux maîtres – Degas, avec qui il avait nombre de points communs sauf celui-là, le lui a reproché. Les chefs-d’œuvre du passé éclairent en partie les siens. Le monde académique ne sut pas reconnaître la part profondément traditionnelle de sa peinture, peut-être parce que le passé y était décanté, mais aussi parce que la peinture officielle, contrairement à ce qu’elle prétendait, était tout sauf traditionnelle : elle était routinière.

    L’histoire a minimisé la formation de Manet dans l’atelier de Thomas Couture. Qu’il ait passé six ans (1850-1856) chez un peintre académique, ne cadrait pas avec l’idée que le modernisme se fait de la carrière d’un « révolutionnaire ». L’académisme de Couture est d’ailleurs relatif. Le maître l’était en paroles, moins pinceau en main. Un portrait dans un musée lituanien, une femme en chemisier blanc, me l’avait laissé penser. J’ai retrouvé la façon franche de traiter le vêtement dans une esquisse de détail pour sa grande toile de l’Enrôlement des volontaires de 1792, un homme vu de dos, en fait juste une chemise blanche et une besace. Il y a de la décision là-dedans.

    Le musée d’Orsay rend à Couture ce que Manet lui doit. Une série de portraits, parmi lesquels Prince S.T. (1852), le plus réussi, explique ceux des débuts de Manet. Couture a tendance à perdre son modèle dans le modelé trop détaillé, Manet, tout en reprenant l’éclairage du visage et le fond neutre, donne au visage plus d’unité, par un modelé moins dispersé (Portrait d’homme, 1855-1856). Quelques années plus tard, deux portraits en pied, deux garçonnets (Le petit Lange et Le jeune garçon à l’épée, 1861-1862), constituent deux chefs-d’œuvre. La force concentrée de Manet lui permet de laisser inachevé son tableau : au petit Lange, il manque un bras, mais qui s’en apercevra ? L’inachèvement laisse voir sa manière d’ébaucher : des jus montés peu à peu jusqu’à l’opacité.

    Ces deux toiles se rattachent à l’art de Couture, ainsi qu’aux maîtres que Manet étudie attentivement, en particulier Velasquez. Il copie, à Florence, l’autoportrait du vieux Titien. Au Louvre, la Barque de Dante de Delacroix, lequel en ces années finit sa vie (1863), isolé, sans savoir qu’il est, pour la jeune génération, la référence.

    La carrière de Manet va connaître des refus au Salon, des acceptations qui feront bondir la critique. En 1863, Manet doit exposer Le déjeuner sur l’herbe au Salon des Refusés. Cette composition s’inspire du Concert pastoral alors attribué à Giorgione (désormais au Titien). La femme nue est son modèle Victorine Meurent, qui pose aussi pour Le Fifre, merveilleux tableau dans le prolongement des tableaux de garçonnets, refusé en 1866. C’est elle aussi, l’Olympia du tableau accepté au Salon de 1865, qui scandalisa la critique. Là encore, le sujet était nourri de références magistrales : La Vénus d’Urbin du Titien, que Manet avait copiée, la Maja desnuda de Goya. La sienne fut jugée fort indécente, quand on acceptait des indécences bien plus grandes ! La critique acceptait toute indécence du moment qu’elle fût peinte de façon académique. « L’indécence » du tableau de Manet réside dans le traitement du nu sans le réalisme abâtardi d’idéalisme, sans les lècheries de pinceau suggestives, sans le fondu douceâtre que l’académisme estimait essentiels à la représentation du nu féminin. Son Olympia est une forme picturale – une très belle étude à la sanguine le confirme – non un fantasme rendu vaporeusement acceptable.

    Au même Salon, Manet exposait un Christ insulté par les soldats. L’artiste montrait qu’il se conformait aux genres reconnus. Il a peint d’autres toiles religieuses : le Christ aux anges, un Moine en prières (où se devine Zurbaran). Des toiles fortes, mais le regard du Christ insulté n’est pas à la hauteur. On croit plus aux soldats. Que manque-t-il à cet art pour être vraiment religieux ?

    A la fin des années 1860, Manet se rapproche des impressionnistes. Ou ceux-ci se rapprochent de lui. Il a un train d’avance : il a déjà exposé, fait parler de lui. Certaines peintures prendront un « air » impressionniste. La Seine à Argenteuil (1874) a le ton local, mais deux figures sur la rive, même discrètes, dépassent le strict paysage. Ce sont aussi les figures de Sur la plage (1873), la femme concentrée dans la lecture, l’homme perdu dans ses pensées, qui donnent un sens autre que paysager au tableau. De ce Manet-là, les personnages intériorisés sur la plage ou ailleurs, en annoncent d’autres, ceux de Gauguin – « Degas, Manet, pour qui j’ai une admiration sans bornes », écrira-t-il de Tahiti au critique Fontainas en 1899.

    Parmi les impressionnistes, Berthe Morisot fut certainement la plus proche de Manet. Elle fut à partir de 1868 son modèle, et son élève. Elle est la femme assise dans la grande toile du Balcon, aux côtés de deux autres personnes (inspirée par une toile de Goya). Son beau visage est fermé, mais s’ouvre un brin dans le portrait « au bouquet de violettes ». Berthe fut-elle amoureuse de Manet ? A lire certains courriers adressés à sa mère, qui l’accompagnait dans les premiers temps qu’elle posait, on le pressent. Elle observe l’humeur de Manet, son travail, et ne cache pas son dépit lorsqu’une autre élève et modèle, Eva Gonzalès, débarque et approche trop près de « son » peintre. Manet avait épousé en 1863 Suzanne Leenhoff, le professeur de piano de ses frères, et Berthe Morisot épousera un de ceux-ci, Eugène Manet, en 1874.

    1874 est d’abord l’année du premier Salon impressionniste. Berthe y exposa, Manet non. La bande y vit, sinon une trahison, du moins la crainte d’un opportuniste encore attaché au système officiel. Théophile Gautier, dès 1845, avait dénoncé « ces lâches outrages » que le jury du sacro-saint Salon se permettait à l’égard des artistes qui ne répondaient pas à ses critères. Le jeu pervers de l’acceptation ou du refus des tableaux ne lui avait pas échappé (article du 11 mars 1845). Manet ne fera pas sienne cette analyse. Il croit à l’honnêteté intellectuelle du jury et pense inutile de chercher une reconnaissance autre qu’officielle, convaincu qu’un peintre doué doit finir par emporter le morceau. Il acceptait de soumettre ses toiles au jury. Naïveté éloignée de l’attitude d’un Cézanne qui, lui, présentait ses tableaux pour le « plaisir » de voir le jury se choquer (le plaisir de la démonstration).

    La palette de Manet continue de s’éclaircir, de s’alléger. La toile intitulée Au père Lathuille (1879) est fraîche, décidée, savamment construite. Attablés, un gandin se heurte à la moue d’une pimbêche, déconvenue qu’à l’arrière-plan un garçon, blanchi sous le plateau, constate, désabusé.

    A partir de 1875, les portraits, hélas, prennent une allure mondaine, comme celui du peintre Carolus-Duran, celui du journaliste et critique d’art Albert Wolff, à l’air satisfait (il « s’opposa à l’antisémitisme et aux peintres impressionnistes » dit, d’un ton d’épitaphe, Wikipedia), et encore ceux de son ami Antonin Proust. Mais le portrait de Clemenceau rattrape cette faiblesse. Campé comme une borne, le personnage ne passe pas inaperçu. Celui de Mallarmé est plus intimiste, l’homme est, comme Baudelaire du temps de leur jeunesse, l’autre poète lié au peintre par une belle amitié.

    Les natures mortes de Manet ont eu beaucoup de succès au XXe siècle. Elles ont parfois éclipsé d’autres tableaux. Manet en eût été surpris, car il respectait la hiérarchie des genres. Ses natures mortes sont d’une telle qualité qu’elles relativisent cette hiérarchie, voire la nient. L’asperge est connue, le citron aussi ; les poissons sur la nappe peuvent rebuter mais attardez-vous à la manière du peintre d’en rendre l’écaille et la forme, d’un pinceau courant, et ils seront un sujet pas moins acceptable qu’une coupe de fruits. L’attention aux choses, qui est le tout de la nature morte, ne surprend pas chez Manet. Il en a inclus dans plusieurs grands tableaux, les livres du portrait de Zola, le pique-nique du Déjeuner sur l’herbe, le bouquet d’Olympia.

    Samuel

    Manet, inventeur du Moderne. Jusqu’au 3 juillet 2011, musée d’Orsay.

    illustration: Le petit Lange. © Staatliche Kunsthalle Karlsruhe. Au père Lathuille. © Collection du Musée des Beaux-Arts de Tournai, Belgique. Berthe Morisot au bouquet de violettes. © Musée d'Orsay, dist. RMN / Patrice Schmidt


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  • Au musée d’Orsay

    Ballade préraphaélite

    Présent du 16 avril 2011

    En 1848, trois peintres anglais fondent la Confrérie préraphaélite : Millais, Hunt et Rossetti. Démarche proche de celle des Nazaréens allemands, il s’agit de se dégager de l’idéal raphaélesque, plus exactement de l’aspect conventionnel qu’il a pris dans la pratique académique victorienne. Un désir de primitivisme ? Ce désir, s’il exista, fut contrecarré par le recours au réel, judicieuse réponse à l’idéalisme qui devint, mal comprise, un réalisme stérile. L’influence de la photographie, récemment mise au point (1839), ne fut pas pour rien dans ce dévoiement. Les photographes furent, autour des préraphaélites, presque plus nombreux que les poètes et les écrivains.

    Leur influence est particulièrement forte sur les paysagistes. La photographie enregistrait les masses et, en y regardant de plus près, les détails aussi. Rien de tel en peinture, où les masses sont prépondérantes et où les détails sont suggérés ou sacrifiés. Fascinés par ce qui était propre au médium photographique, les peintres s’y laissèrent prendre. Ils détaillèrent à outrance. Ils confondirent l’attention à la nature avec sa reproduction serve.

    Théophile Gautier, dans son feuilleton concernant l’Exposition universelle de 1855, trouve du bon chez Millais et Hunt, et relève la faiblesse du concept. Il devine, dans une telle vision, la lentille plus que l’œil : « il arrive que les détails prennent cette importance exagérée que le microscope donne aux objets, et qu’un brin d’herbe attire autant l’œil qu’un arbre ».

    Ce défaut rédhibitoire est accentué par l’utilisation, toujours dans un souci de vérité, d’un ton local rapidement irréel à force de tourner au vert jaune, une teinte à vous dégoûter des légumes. La même teinte – on ne saurait parler d’harmonie – se retrouve dans les différentes toiles de John William Inchbold, et chez un autre peintre : Charles Allston Collins. D’Inchbold, il n’y a guère que Le manoir hanté qui se sauve par sa fraîcheur, ce tableau étant l’un des premiers : le détaillisme n’est pas encore principe, les teintes sont encore soumises à la pensée.

    Les photographes demandèrent à la peinture du pittoresque, mais cela était moins grave que la confusion des techniques. C’est donc à eux que l’on demandera de bons paysages. Jennings (La roche de Dargle, avec un peintre au travail), Sinclair (Givre dans un parc), White (Le pont de Lledr).

    Ils hésitèrent, pour ce qui est du portrait, entre la netteté et le flou. Les photographies de Lady Clementina Hawarden sont nettes et contrastées (Photographic Study, étude pour laquelle posa sa fille). David Wilkie Wynfield opta pour une mise au point plus diffuse. On lui doit de remarquables portraits, simples (le peintre Watts), ou costumés car les préraphaélites aimaient les mises en scènes littéraires : Hunt en costume Renaissance, Millais en Dante.

    Julia Margaret Cameron (née en 1815 à Calcutta, morte en 1879 à Ceylan) partagea sa vie entre l’Inde et l’Angleterre où, de 1863 à 1875, elle réalisa des portraits d’une force extraordinaire. Artistes et jeunes femmes de son entourage passent devant l’objectif, par lequel elle s’entend à donner aux volumes des visages une présence rare, non sans évanescence parfois (illustration). Elle aussi met en scène des textes de Shakespeare, de Milton, de Tennyson – son voisin sur l’île de Wight. Son portrait de celui-ci est à comparer avec celui qu’en donne Watts, tout comme celui de Iago pour lequel pose un modèle italien, lui aussi peint par Watts.

    Côté peinture, on admire également La robe de soie bleue, ambitieux tableau de Dante Gabriel Rossetti, pour lequel a posé Jane Morris. Le charisme du modèle n’est-il pas pour beaucoup dans la réussite de cette peinture ? Rossetti fit poser Jane Morris de 1865 à 1882 (date de sa mort à lui). Cela ne les empêcha pas d’être amants. Il la fit également poser pour des photographies, indiquant les poses et conduisant le travail de John Parsons, photographe. (Delacroix fit de même pour des études d’académie, en collaboration avec Eugène Durieu.) Cela donne treize photographies où elle pose dans le jardin de Rossetti, habillée d’une robe non corseté dessinée par elle-même. Avec une once d’étrangeté, un air lointain et farouche tout à fait captivants, sa beauté est solide, sans rien de ce que les muses préraphaélites peuvent avoir de caricaturalement chlorotique.

    La photographie préraphaélite, bien supérieure à la peinture ? John Ruskin, dont on voit une superbe étude de roches et de fougères, et qui s’était fait le chantre du mouvement, n’aurait pas aimé constater cela. Autre leçon de l’exposition, la prééminence de deux femmes. Un modèle, Jane Morris. Une photographe, Julia Margaret Cameron.

    Samuel

    Une ballade d’amour et de mort :

    Photographie préraphaélite en Grande-Bretagne, 1848-1875.

    Jusqu’au 29 mai 2011, musée d’Orsay.

     

    illustration : Julia Margaret Cameron, Maud, 1875 © Musée d'Orsay (dist. RMN) / Patrice Schmidt

     

     

     

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  • Au musée Jacquemart-André

    Les frères Caillebotte

    Présent du 9 avril 2011

    On ne présente plus Gustave Caillebotte (1848-1894). Il a étudié aux Beaux-Arts après avoir passé un an dans l’atelier de Léon Bonnat, un peintre académique que la jeunesse, Alphonse Allais en tête, a beaucoup moqué. Rebuté au Salon, Caillebotte se lia avec les impressionnistes, pour lesquels il fut un ami et un mécène. Compagnon de route, c’est un peintre non moins important.

    Il restait à présenter, en sa compagnie, son frère Martial (1853-1910). Lui, entra au Conservatoire. Il apprit la composition pour piano, orchestre, trouva son inspiration dans la musique religieuse. Il n’alla pas aussi loin que son frère dans son art et, la quarantaine passée, s’exprima surtout à travers l’objectif. Ce photographe amateur le fut avec professionnalisme. Ses tirages sont soignés, étudiés.

    Confronter les photographies du cadet aux peintures de l’aîné, évoquer une affection fraternelle et une ambiance familiale, tel est l’objet de l’exposition du musée Jacquemart-André.

    Les Caillebotte sont une famille bourgeoise parisienne aisée. Le père a fait fortune en fournissant lits et draps à l’armée. A sa mort en 1874, les enfants se trouvent à l’abri du besoin, libres de s’adonner à leurs passions. Deux autres décès assez proches achèvent de lier Gustave et Martial : décès de leur frère René, de leur mère.

    Le peintre et le photographe vivent dans le quartier neuf du boulevard Hausmann, de la rue Miromesnil, aux larges perspectives. Les cadrages sont audacieux, que Gustave regarde la perspective depuis le balcon (illustration), ou la rue en plongée, depuis le même balcon. Le Boulevard vu d’en haut et Un refuge, boulevard Hausmann, expérimentent avec succès cet angle difficile. Le premier est printanier, de jeunes feuilles s’interposent entre le peintre et le trottoir, comme une japonaiserie parisienne.

    Quand Martial se met à la photographie, son frère a peint l’essentiel de son œuvre. Il s’en inspire pour les cadrages et, en frère d’impressionniste, il étudie les modifications du climat, effets de neige, de brouillard. Ses petits clichés nous ramènent à un vieux Paris : le Sacré-Cœur en construction, l’éclectique palais du Trocadéro, façon Opéra, qui sera détruit en 1937, mais aussi les rues avec leurs paveurs, les ouvriers, une pissotière, la descente d’un réverbère du Pont de la Concorde…

    Le métier de Gustave se fait pesant lorsqu’il s’occupe de portraits et d’autoportraits. Les photographies de Martial sont meilleures, voici la vie de la bourgeoisie avec ses loisirs, ses repas, ses discussions au salon, ses séjours au bord de la mer. On aperçoit la sympathique silhouette ventrue de l’abbé Alfred Caillebotte, demi-frère né d’un premier mariage. Les enfants de Martial (Jean et Geneviève) sont un sujet de choix, ils jouent au jardin, lèchent des cuillères tirées d’une bassine de cuivre (illustration) ; la première coupe de cheveux du garçonnet, à l’âge de dix ans, est un document quasi ethnographique : il entre dans la classe des hommes. C’est aussi l’épouse du photographe, dans sa baignoire, ou celui-ci se rasant.

    La vie parisienne ne se limite pas à l’urbain : la banlieue campagnarde compte. La propriété paternelle est à Yerres ; les frères acquièrent un domaine au Petit Gennevilliers. Gustave étudie les jeux du soleil et de l’ombre : le jardin potager des deux propriétés est traité de façon vibrante, celui du Petit Gennevilliers avec une douceur particulière.

    Gustave se passionne pour les fleurs, qu’il cultive avant de les peindre. Un goût d’horticulteur et d’artiste qui renforce son amitié avec Claude Monet, lequel dans sa propriété de Giverny y donne libre cours. Gustave n’aime pas les fleurs en vase : il les peint en parterre ou dans la serre. Des marguerites, des orchidées, et une magnifique toile représentant un pied de capucines, aériennes et fraîches. Si le collectionneur privé veut s’en dessaisir, écrire au journal.

    Les frères s’intéressent aux trains, aux premières voitures, mais plus que tout aux voiliers. Ils participent aux régates sur la Seine. Gustave se fait architecte de marine, il conçoit et surveille la construction de modèles adaptés à la course. Photos de voiliers, peintures de voiliers, mais tout ne se vaut pas dans les grandes toiles, certaines tuées par le travail comme celles qui composent le triptyque de 1878. Elles sont surpassées par les Bateaux à l’ancre, immobiles dans la lumière mélancolique.

    Samuel

    Dans l’intimité des frères Caillebotte, peintre et photographe.

    Jusqu’au 11 juillet 2011, Musée Jacquemart-André.


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