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Vieilles chouettes
par Samuel
Léglise Saint-Symphorien du Vieil-Baugé (Anjou) est inscrite au registre des clochers tors : son clocher du XIXe présente une vrille volontaire (comme huit autres clochers en Maine-et-Loire, ce département a la plus forte proportion de ce type de clochers), et une inclinaison due à deux foudroiements. Vu de la campagne, il évoque le bonnet dun lutin.
Le chur est du XIIIe siècle, il est couvert de voûtes Plantagenêt. Un des culots représente une chouette et un buccinateur. (ill. 1 & 2) Ce nest pas de la grande sculpture, mais cette chouette illue, pattue, a un charme rustique.
Il y a plus de chouettes quon ne croie dans lart médiéval. Elles se rangent dans quatre catégories : chouettes seules, chouettes alignées, chouettes avec proie, chouettes attaquées par de petits oiseaux. Comme le dit V.-H. Debidour, « les interprétations symboliques contradictoires sen sont donné à cur joie avec la chouette ».1 Symbole de vigilance, de méditation, ou davarice, de paresse, de la vanité de la sagesse humaine Une chouette dans un tableau de Jérôme Bosch symbolise lhérésie ; dans un autre tableau du même peintre, pour un autre commentateur, la rouerie. Une troisième chouette recevrait une troisième explication.
La composition fréquente qui la montre assaillie par de petits oiseaux sexpliquerait ainsi : la chouette serait le peuple juif qui refuse la lumière, les oiseaux les peuples chrétiens qui la houspilleraient par raillerie.2 Ce serait la version romane de lopposition gothique entre église et Synagogue. Mais, pour Hugues de Saint-Victor, la chouette serait le Christ, qui aime les pécheurs (les ténèbres) et préfère, à lorgueil des palais, lhumilité des ruines. (Dans le psaume 101, il est question de la chouette vivant au milieu des ruines, image de lhomme accablé.)
On oscille entre le symbole positif et le symbole négatif, ce qui relativise, une fois de plus, les interprétations quon peut donner aux sculptures à partir des textes. M. Brincard note au sujet de léquivoque de la chouette, que « ce nest pas la première fois que nous relevons des contradictions dans ce symbolisme du XIIe siècle si compliqué, si propice aux effets décoratifs et aux considérations morales, mais difficile à suivre pour nos esprits habitués à la précision. »3 Debidour signale avec justesse que la chouette, quand elle occupe un angle de chapiteau, a un rôle décoratif, sa tête et ses grands yeux remplaçant idéalement la volute. Dans la crypte de Saint-Parize-le-Châtel (Nièvre), elle marque langle. (ill. 5) Les chouettes rapaces sont quand à elles la « reprise dun thème décoratif très ancien. »4 La représentation de la chouette attaquée, tout aussi fréquente dans les décors enluminés ou dans les marges des manuscrits, incline à penser que le symbolisme nest pas aussi fort quon voudrait le faire croire. (ill. 3 & 4 ; la chouette attaquée par deux pies est originale, ainsi que lessai de transcription de son chant).
Lexplication de la chouette attaquée est assez compliquée pour être peu convaincante.5 Il semble que la scène romane résulte de linterprétation dune image par un texte, tous deux antiques. Une mosaïque romaine du IIIe siècle (musée dEl Jem en Tunisie) représente une chouette vêtue dune toge autour de laquelle tombe des oiseaux morts. (ill. 6) Linscription dit que la chouette (noctua, loiseau de nuit) ne se soucie pas « des oiseaux jaloux ». Dans lHistoire naturelle de Pline nous lisons un combat : « Les noctua soutiennent avec adresse les attaques des oiseaux : entourées par une foule trop nombreuse, elles se couchent sur le dos, se défendent avec leurs pattes et, se ramassant, protègent toutes les parties de leur corps, avec le bec et les ongles. »6
Les représentations romanes découlent de limage et du texte, sans quon puisse pour autant en déterminer le sens quelles ont pris, sil y en a un.
Avançons dans le temps. Un vitrail du XVIe siècle, dans les collections du château découen, représentant lélément Air (il existe son pendant Terre), vient éclaircir ou compliquer la question. (ill. 7)
La composition est basée sur une symétrie axiale rompue par le personnage central (lAir), tourné vers une scène que nous reconnaissons sans peine : la chouette attaquée, répétée à droite. (La symétrie est brisée par dautres détails que je vous laisse repérer.) Le verrier a réuni des animaux existants (oiseaux, chouettes, aigles dans le registre inférieur, guêpes, mouches, libellules, cigognes) et des créatures ailées : hommes-papillons jouant du buccin, stryges dans le registre supérieur.
Il est clair que le peuple juif houspillé par les peuples chrétiens serait hors sujet dans cette composition, et que son doublon symétrique naurait aucun sens. Lintérêt de la scène est de regrouper un maximum dailes, mais également dopposer deux sortes doiseaux : ceux qui pépient et qui crient, et certaines espèces de chouettes dont le chant continu est proche de la musique dinstruments à vent, lesquels sont pratiqués par les hommes-papillons.
Nous retrouvons notre sculpture de Saint-Symphorien (chouette + buccinateur), jusque dans un détail : le buccinateur de la console na pas de jambes, il se termine curieusement sauf si on le compare à la manière dont se terminent les hommes-papillons du vitrail découen. Nous aurions donc, à Saint-Symphorien, lélément Air, signifié par un homme qui souffle dans un instrument et par un animal ailé qui chante : cest bien dairs quil sagit, avec les deux sens que le mot a en français moderne. En existe-t-il dautres occurences? Dans labbatiale de Guitres (Gironde), est signalée un culot darcature représente « un personnage assis tenant une cornemuse assez grande à sa gauche se tient une chouette ( ?) et à sa droite un cylindre (tambour ?). » (Information prise sur le site de J.-L. Matte consacré à liconographie de la cornemuse. Les photographies ne permettent pas didentifier la chouette avec certitude.)
Je ne me souviens plus des autres sculptures du chur, nayant pris que cette photographie. Si les autres éléments sont absents, cela ne joue pas en défaveur de lexplication, car en matière romane on trouve rarement les quatre éléments réunis (ou bien na-t-on pas su les identifier). On trouve souvent lEau et/ou la Terre, en général lélément est figuré par un personnage et un animal : notre sculpture répond à ce critère.
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Des nuisibles signalés à Versailles et N.-D. de Paris,
par Samuel
Le parasitisme esthétique, cette manie de polluer un beau lieu par linstallation duvres contemporaines (le Palais Royal, lhôtel de Biron, les marchés de Trajan ), manie à laquelle nous consacrions quelques lignes dans notre dernier numéro,1 franchira selon le principe de lescalier une marche de plus en septembre prochain : lartiste Jeff Koons est invité à investir Versailles. Quinze sculptures seront installées dans la galerie des Glaces et dans les appartements royaux, une autre au centre du parterre de lOrangerie.
Une rencontre Jeff Koons vs Louis the Fourteenth, ce sont deux pointures qui saffrontent.
Jeff Koons est, avec Damien Hirst, lartiste vivant le plus cher au monde. Hanging Heart, un cur de trois mètres de haut (photo page suivante), sest vendu chez Sothebys en 2007 vingt et un millions de dollars (21 000 000 $) Il appartient à la veine ludique de lart contemporain, cette forme sous laquelle celui-ci se présente de la manière la plus innocente apparemment, mais qui nen est pas moins destructrice (sinon il naurait pas été présent à lexposition « Présumés innocents »). Chien et lapin, panthère rose, légos Les gogos trouvent cela amusant.
Bien entendu il ne squatte pas, il ne fait que répondre à une invitation. Celle de Jean-Jacques Aillagon, dont le curriculum est éloquent :
président du Centre Pompidou de 1996 à 2002 ;
ministre de la Culture de 2002 à 2004 ;
conseiller de la Fondation Pinault (il a trouvé Venise pour accueillir cette collection privée, et M. Pinault est le mécène principal de lexposition de Versailles) ;
membre du Conseil économique et social ;
président de TV5-monde ;
« Président de lÉtablissement public du musée et du domaine national de Versailles » depuis juin 2007.
J.-J. Aillagon a invité J. Koons parce quil souhaite quon regarde Versailles autrement. Et si on regardait Aillagon et Koons autrement quils veulent quon les regarde ? Jiji apparaîtrait comme un nuisible de carrière, et Jeff comme un kitchenet.
à N.-D. de Paris, les conférences de Carême étaient cette année consacrées à lhistoire, lart, léconomie, lanthropologie, la philosophie. Si je vous en parle si tardivement, cest que dinstinct je me garde bien dassister à ce genre de mortellerie, mais je remercie le prêtre qui ma signalé la conférence du dimanche 17 février sur lart contemporain. Penser que la vision rouettiste était tombée en désuétude était, de ma part, dune naïveté toute catholique.2
Lintroduction par Benoît Chantre, éditeur, a la clarté des fresques de la chapelle Sixtine avant restauration : « Quand lAutre [ouah lautre, zyva !] vient vers nous et risque de nous enthousiasmer, il faut savoir attendre. Nous tombons sinon, face à cet Autre, dans une réciprocité qui ne peut que mal finir, dégénérer en divinité disputée. Nous cherchons à devenir cet événement, sans le laisser se dire en nous. [ ] à la création du monde [répond] la dé-création de celui qui se supprime comme obstacle, afin quau risque de lenthousiasme succède linspiration. Lévénement trouve alors ses mots, ses couleurs et ses sons ceux-là mêmes que lartiste, ou le saint, ignoraient posséder. » Tout nest pas clair, mais cette dernière confusion entre lartiste et le saint, avatar carnavalesque des théories de Wackenroder, est celle de Mgr Rouet, on la retrouve aggravée dans la conférence de Jean de Loisy « spécialiste en art contemporain ».
Si « lart moderne a probablement inventé son extraordinaire aventure grâce à la distance quil prenait avec les églises » (sic), il nen reste pas moins que des artistes du XXe siècle ont travaillé « sur une lucidité différente » ( ?) pour « saffronter plus au néant quau divin ». Quelle justesse dans le soulignement de labîme entre la foi et lart moderne ! mais le conférencier, catholique, sémerveille. Car il faut sabandonner « avec confiance » à la « crise » que provoque le langage nouveau : « Sans cette crise, sans cette confiance, nous sommes comme lincroyant : lhostie est un peu de pain et non pas le corps du Christ. De même, le carré blanc de Malevitch ne sera quun tableau blanc. La fontaine de Marcel Duchamp ne sera quun urinoir » Le parallélisme vous choque ? Hommes de peu de foi ! « Autrement dit cette confiance est la condition de la transsubstantiation de luvre. » Et de citer un chant de la beat-generation : « Holy ! Everything is Holy, everybody is Holy, every mans an angel ! »3
Vous connaissez comme moi ces sculptures romanes qui représentent un âne enseignant à dautres animaux. Dire quelles ont parfois paru irrévérencieuses.
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Lectures du jour... et de la nuit
par Mathilde ou Kwasi
Dominique Lapierre, Un Arc-en-ciel dans la nuit, Robert Laffont, mai 2008, 21 euros.
Difficile dignorer la parution du dernier livre de Dominique Lapierre. Le sujet polémique entre tous en est la création de lAfrique du Sud. à sa manière talentueuse lauteur fait un récit épique de linstallation des premiers colons hollandais. Nous vivons les tribulations malheureuses et héroïques des habitants blancs et noirs du pays jusquà lavènement de Mandela. Soyez rassurés vous trouverez les inévitables couplets louangeurs sur le leader de lANC. Néanmoins louvrage présente plusieurs intérêts : la vision calviniste de la colonisation, la justification quasi mystique de lapartheid et de multiples détails sur les débuts de lexploitation des ressources minières du pays. Si on y ajoute de sérieuses références bibliographiques ce livre un est bon divertissement. - M.
Robert Hugh Benson, Les Confessions dun converti, éditions de LHomme Nouveau, mars 2008, 260 pages, 15 euros.
Robert H. Benson (1871-1914) sest fait connaître par son magnifique roman danticipation Le Maître de la Terre. Avec cette réédition des Confessions dun converti, nous passons dans le domaine autobiographique. Benson, jeune prêtre anglican et fils du Primat de Canterbury, raconte avec une grande simplicité son chemin vers léglise romaine. Sa conversion ne prend pas de forme extraordinaire. Pas de vision éclatante à la Mauriac, juste une suite naturelle de petits événements, minuscules appels de la Providence. Les rites anglicans sont passés au crible avec humour. Les positions contradictoires de léglise anglaise vis-à-vis des sacrements, particulièrement de la confession, donnent lieu à des situations cocasses. Le voyage en Terre sainte de lauteur ajoute au sentiment de labsurdité dune église nationale. Et puis surtout il évoque admirablement le rite catholique. Ce livre est tout à la fois un roman, un catéchisme et une longue poésie. - M.
Alain Le Ninèze, Sator, Lénigme du carré magique, Actes Sud, mai 2008, 250 pages, 20 euros.
Voici avec ce roman historique une approche sympathique quoiquun peu ésotérique de lénigme du cryptogramme sacré : « Sator arepo » A. Le Ninèze imagine lenquête menée par un procurateur de Judée, Lucius Albinus. Ce dernier mandaté par son oncle Balbus Pison, sénateur romain secrètement converti au christianisme, entreprend de déchiffrer le signe des chrétiens. Nous sommes sous le règne sanguinaire de Néron. Albinus doit faire preuve de prudence afin de rencontrer les derniers témoins de la mort de Jésus. Nous suivons la progression de ses recherches à travers la correspondance échangée avec Pison, resté à Rome. Personnages fictifs et réels se mêlent avec habileté et crédibilité. Lauteur jette une lumière nouvelle et originale sur la signification du carré magique. Si la lecture de Carcopino sur le sujet vous rebutait, je vous conseille vivement de vous plonger dans ce livre ! - M.
Gérard Guyon, Le choix du royaume, éditions Ad Solem, mai 2008, 450 pages, 35 euros (avec une préface de Mgr R. Minnerath).
En opposant, à la Rome terrestre éternelle, une fin de lHistoire et une Cité céleste, les chrétiens remettaient en cause jusquaux institutions romaines. Refuser dappartenir à une société dont les dieux traditionnels étaient garants, revenait à passer pour irréligieux, voire athée. Ce nest quau cours du troisième siècle que se dessina, avec des repentirs, une réponse à cette question cruciale : « Comment les chrétiens peuvent-ils, sans perdre leur identité, exprimer à la fois leur condition détranger de passage dans la Cité et lui rendre ses devoirs politiques, sociaux, culturels et économiques ? » Asociaux un temps, les chrétiens ébauchèrent peu à peu leur propre notion de citoyenneté, réflexion qui aboutira à réconcilier le croyant et le citoyen, et à établir lunité juridique ecclésiale. Une analyse de la formation de la conscience politique chrétienne de la Cité, où lhistoire des idées croise nécessairement la théologie, par G. Guyon, professeur dhistoire du droit à luniversité de Bordeaux. - K.
Sylvie Brunel, A qui profite le développement durable ? Larousse, coll. A dire vrai, mai 2008, 160 pages, 9,90 euros.
Lauteur, géographe & spécialiste des questions du développement (professeur à la Sorbonne), réagit au délire ambiant de léco-citoyenneté, fondé sur un réchauffement de la planète ni prouvé, ni forcément néfaste. Jouant sur une peur très humaine, celle de manquer, et établi sur trois mythes, la Nature naturelle, la Nature bienveillante, lharmonie des sociétés primitives avec la Nature, le développement durable constitue en fait un redoutable moyen de contrôle des sociétés tant du Nord que du Sud par le biais des taxes, du contrôle des naissances et des ordures, et une juteuse source de profits pour les ONG, qui distribuent les bons points et engrangent les subsides, ainsi que pour les entreprises qui se proclamant propres décrochent les marchés. Le Nord comme le Sud y trouvent leur compte : le Sud, en rendant le Nord responsable de la destruction de son patrimoine écologique, en obtient des aides (variation sur le thème de lappauvrissement causé par la colonisation) ; le Nord, en reprochant au Sud daspirer au développement et de produire sale, a plus de légitimité à placer ses propres productions. Nouvelle religion, le développement durable a une morale et des prêtres tournés vers les générations futures mais hostiles à lhomme actuel. Ceux que lauteur nhésite pas à nommer Khmers verts sont par contre favorables à lanimal : les grands mammifères en Afrique ou les animaux sauvages réintroduits en Europe finissent par avoir plus de droits que ce petit mammifère inférieur quest lhomme coupable, le pauvre dont la vieille voiture pollue ou la mère de famille qui ne peut transporter sa progéniture sur son porte-bagages ni la nourrir au bio. En fait, le développement durable est un concept basé « sur le mode de vie et les besoins dun homme adulte dans la force de lâge, résidant en ville et plutôt aisé. » - K.
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Du bon usage des sciences humaines,
-Caillois, Dumézil, Monnerot-
par Amédée Schwa
La réédition duvres de Roger Caillois1 est loccasion de rapprocher trois têtes : la sienne, celles de Jules Monnerot et de Georges Dumézil. Rencontres biographiques et intellectuelles : dune part Caillois et Monnerot appartinrent au mouvement surréaliste et le quittèrent par même appétence à comprendre ; dautre part à la même époque Caillois suit les cours de Dumézil à lécole Pratique des Hautes études (entre 1934 et 1939), Monnerot lui rend visite régulièrement et suit ses publications. Dumézil, animé de la même appétence. Tous trois ont en commun de sintéresser aux mythes. Dumézil confronte les mythes indo-européens. Monnerot, marqué par G. Sorel,2 ose lanalyse sociologique du marxisme, le décrit comme mythe fondé sur un autre mythe, caractéristique du XIXe : la science,3 et comme phénomène religieux apocalyptique. Caillois sans sastreindre à un domaine précis se penche sur différents mythes, moins anciens et moins politiques, dont la sociologie nest pas absente.
A Caillois on doit lintitulé de sciences obliques, transversales : pratique intellectuelle permettant de dépasser les cases individuelles et de soutenir les sciences humaines, « qui nont de sciences que le nom », rappelle-t-il.4 Les soutenir entre elles ou à laide de sciences plus sûres. Elles ne peuvent que gagner à se frotter aux sciences réelles, lesquelles à leur tour peuvent en recevoir des éclairages inattendus. Monnerot et Dumézil relèvent, peu ou prou, de cette obliquité, ne serait-ce que par leur formation, celle quils ont reçue et celle quils se sont donnée.
Dumézil est linguiste, historien des religions, comparatiste, mythologue, il connaît une trentaine de langues anciennes et modernes. Monnerot est historien, psychologue, ethnologue, philosophe ; Caillois est grammairien, historien des religions, mythologue Quon ne se méprenne pas : ils nont pas une teinture de telle ou telle discipline mais sont si je puis dire colorés dans la masse. Généralistes, ils sont aussi spécialistes. Il y a chez eux une puissance de feu incomparable : ce ne sont pas des intellectuels, dont Monnerot disait que ce sont des gens qui font exercice de leur intellect sans condition de rendement. Lintellectuel, dit-il ailleurs (et le prototype en est Sartre) est « un affectif cérébral qui poursuit les idées et les associations didées qui « lexcitent ». Si une telle définition vaut, on peut mesurer dun coup dil toute la distance qui sépare ce phénomène historique situé et daté, lintellectuel du XIXe et du XXe européen, du type humain qui subit lattraction de la vérité, qui est attiré par la sagesse. La preuve en est à la portée du lecteur. Le mot « Intellectuel » ne peut se traduire en grec ancien. »5
Tous trois rejettent les explications qui se prétendent globales. Le marxisme et son sens de lHistoire. La psychanalyse omnisciente. Cette intention systématique, cest ce que lui reprochent Monnerot et Caillois. Celui-ci écrit : « la prétention de tout expliquer peut rapidement amener le système à létat de délire dinterprétation, comme il est arrivé aux théories solaires (Max Müller et ses disciples) et astrales (Stucken et lécole panbabyloniste) et plus récemment aux lamentables tentatives psychanalytiques (C. G. Jung, etc.) » 6 Par ailleurs ils en acceptent certaines propositions comme acquises et donc utilisables. Pour Monnerot, le refoulement tel que le décrit la psychanalyse éclaire singulièrement la censure sociale, laquelle se manifeste plus souvent par une multitude dauto-censures individuelles que par une censure étatique moins efficace. Dumézil est le plus cruel. Ayant disséqué un mythe indo-iranien particulièrement compliqué, voire « tordu », il ose « une question irrévérencieuse » : « Si, au lieu dune fameuse fable grecque, le docteur Sigmund Freud avait entendu parler des embarrassantes situations qui menacent de mettre fin à la carrière de Kâvya Usanas comme à celle de Kay Us, et des procédures qui dénouent laporie le salut réciproque du maître qui a bu le disciple et du disciple qui gémit dans les entrailles du maître, devenu ainsi son père et sa mère ; le salut réciproque du grand-père et du petit-fils, lâme future du second obtenant la grâce du premier qui le porte, virtuel, à travers un père à naître, dans son sac à semence , que serait aujourdhui limagerie centrale de la psychanalyse ? »7 Voilà dipe et Freud au vide-ordures où finissent les systèmes bâtis sur les hasards dune culture générale.
Monnerot est critique vis-à-vis dune certaine ethnographie, uniquement tournée vers les terres lointaines. Non quil la juge inutile ; nul doute quil sy serait montré génial, mais lethnographie exotique lui semble plus une diversion quun sujet détudes objectivement accepté. Ce quil dénonce est le refus dappliquer aux sociétés de lEurope moderne les méthodes de recherches auxquelles on soumet les sociétés primitives. Selon lui, é. Durkheim, en établissant que la sociologie devait étudier les sociétés les plus simples (« primitives ») avant détudier les plus complexes (« civilisées »), a délibérément sous couvert de méthode écarté toute étude des institutions de la IIIe République ; toute étude, et toute personne qui tenterait de les étudier.8 « Lautosociologie était ainsi rendue impossible par le mécanisme suivant : monopole des grands moyens de connaissance par un organe spécialisé, lécole de sociologie, qui nen use pas pour analyser le régime et interdit aux autres den user, se servant contre eux du silence, et si le mur du silence est crevé, du discrédit. »
Le mur du silence a efficacement limité la diffusion des livres de Jules Monnerot, le discrédit a frappé Georges Dumézil (par laccusation quon sait). Luvre de Roger Caillois trente ans après sa mort peine à refaire surface. Ces trois chercheurs ont eu le tort de refuser les dogmes marxistes et psychanalytiques ; ils ont eu le tort de ne pas être structuralistes. Si on passe en revue le domaine couvert par le structuralisme, on constate quà eux trois ils le dominaient ou en avaient invalidé certains quartiers : anthropologie, histoire des religions, sémiologie, philosophie marxiste, psychanalyse ; et on constate que ce sont dautres noms qui sont encensés, Cl. Lévi-Strauss, J.-P. Vernant, R. Barthes, L. Althusser, J. Lacan, M. Foucault
Lidée de système tirée de la linguistique de Ferdinand de Saussure, devenue structuralisme linguistique chez émile Benveniste (1902-1976 ; professeur à lEPHE dans les mêmes années que Dumézil) était tout à fait viable : Saussure, Benveniste et Dumézil ont à eux trois permis à la discipline des sciences indo-européennes de naître et dexister, sans la notion de structure les vues seraient restées vaseuses. Lorsque Dumézil sintéresse aux articulations dun mythe et non aux détails, il met en évidence une structure. Lorsque Caillois tâtonne à formuler son idée dune loi universelle gouvernant la matière inerte comme la matière grise, il tend à considérer une structure. Lerreur du structuralisme ne réside pas dans la notion de structure mais dans le suffixe qui révèle combien la méthode est devenue doctrine, que la structure nest pas lobjet de la recherche mais que la recherche est prisonnière dune structure : au lieu den repérer une (éventuellement), elle est posée préalablement comme existante. Le déterminisme joint ne pouvait que satisfaire des marxistes ; les structuralistes le furent systématiquement ou, si on préfère, structurellement, cest cela qui les sauve un temps de loubli alors que le structuralisme est dépassé. Comparées à eux, nos trois têtes font preuve dinfiniment plus de souplesse.
Le domaine officiel des sciences humaines en France, pour être louangé, nen est pas moins fort en retard. Les études sérieuses sont anglo-saxonnes. La phase post-structuraliste vécue aujourdhui dans un enseignement supérieur délabré, quen attendre ? Les propositions davenir, écrivait G. Dumézil, « attendent seulement, dans limmensité, dans léternité des bibliothèques, la flânerie ou linquiétude dun esprit libre. »9
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Au centre Pompidou<o:p></o:p>
Rouault le Jeune<o:p></o:p>
Présent du 2 août 08<o:p></o:p>
Aux abords de la galerie des fauves (Matisse, Vlaminck, Kupka…), le musée G. Pompidou a rassemblé vingt-cinq œuvres de Georges Rouault (1871-1958). Une toute petite exposition, donc, consacrée pour l’essentiel aux années 1905-1910. Œuvres contemporaines du fauvisme, mais combien différentes. Le cerne noir, hérité de son apprentissage chez un peintre verrier, parfois épaissi jusqu’à devenir lui-même un à-plat en mouvement, ce trait noir cerne des couleurs mates et sourdes qui n’ont rien de fauve. L’inspiration de Rouault, pour être féroce, est plus compliquée que celle d’une bête sauvage : sociale et dramatique, marquée par Daumier et Toulouse-Lautrec, mais également chrétienne.<o:p></o:p>
Ses portraits de filles, thème banal du XIXe finissant, commun aux peintres comme aux poètes, n’ont rien de magnifié : devant le miroir, dans une pièce sordide, un corps blême aux yeux fardés s’apprête ; <st1:personname productid="la Fille">la Fille</st1:personname> debout, décatie, en tenue de travail, attend, tout comme le trio de filles assis sur un banc : leurs différentes tailles produisent un effet comique, tandis que l’identique affublement, qui signale les chairs interchangeables, provoque la tristesse, une pitié grinçante propre à Rouault.<o:p></o:p>
Le même désenchantement transpire dans les huiles ou aquarelles consacrées au cirque. Les clowns, les acrobates, lorsqu’ils paradent, ne suscitent ni rêve ni féerie : exhibé dans la rue, le clown n’est plus qu’un pitre (illustration). Il a eu tort de sortir du cercle de la piste qui garantissait la magie du spectacle. Polichinelle, éclairé par une lune sale, se trouve être un homme fatigué, marqué par la boisson. Le portrait du Conférencier, homme à besicles, vient tout droit de Daumier pour le style, ou de Dickens : on se souvient de tel ou tel pédant professant dans une pension sévère. Le Jeu de massacre, pour lequel l’artiste n’utilise pas moins de quatre techniques (aquarelle, gouache, encre de chine, craies de couleur), est basé sur une ambiguïté : les visages grotesques sont-ils ceux du jeu ou ceux des joueurs ? Leurs grimaces appellent la balle ou l’annoncent.<o:p></o:p>
Il y avait dans cette peinture, et dans le tempérament de Rouault, de quoi séduire Léon Bloy, mais ce fut d’abord Rouault qui fut séduit par l’écrivain en lisant <st1:personname productid="La Femme">La Femme</st1:personname> pauvre, trouvé dans la bibliothèque de son maître Gustave Moreau. De 1905 à sa mort en 1917, Léon Bloy le reçoit fréquemment chez lui. G. Rouault se lie avec d’autres proches de la famille Bloy, en particulier les Maritain. Bloy visite le musée Gustave Moreau, dont Rouault est devenu conservateur en 1898, et, s’il apprécie les grandes compositions du maître, il déplore son inspiration peu chrétienne et admire plus Le Christ enfant parmi les docteurs pour lequel Rouault a reçu le prix Chenavard. Bloy retrouve dans la peinture de Rouault une puissance d’expression chrétienne qu’avait eue, un temps, la peinture de son ami Henry de Groux, puissance si opposée à l’art sulpicien, art honni. En 1914, Léon Bloy lui dédicace une réédition du Désespéré dont le frontispice est une photographie de l’auteur devant un troupeau de cochons : « Avec une petite image de piété pour se souvenir du Jugement dernier, quand nos contemporains auront été restitués à leur forme véritable. » <o:p></o:p>
La toile la plus tardive (1925) est L’Apprenti ouvrier. C’est un autoportrait, calme et digne. Rouault s’y montre en imagier des anciens temps. Son visage presque enfantin sous une coiffe nous renvoie à quelque primitif. A cette date, le dadaïsme mourant a accompli son œuvre de subversion, mais L’Apprenti ouvrier maintient le cap et manifeste – d’une manière aussi discrète que sûre d’elle-même – qu’il existe une autre voie pour la peinture et pour l’artiste. Cette voie plus paisible et plus lumineuse, Rouault contribuera à la dégager, à en assurer le terrassement. Quelques œuvres l’annoncent déjà, comme la faïence peinte d’un nu dans la nature, aux tons cézanniens, ou tel nu, une baigneuse aux bras levés (1907, aquarelle et gouache), dépourvue de toute lividité.<o:p></o:p>
Dans la série des paysages, L’escalier du parc de Versailles, et Versailles, le jet d’eau, illustrent parfaitement la spontanéité et l’emploi personnel des techniques : l’étonnant effet de crépuscule du Jet d’eau, proprement entre chien et loup, est obtenu en mariant le pastel et l’aquarelle.<o:p></o:p>
Différentes expositions, au Japon, en Italie, aux USA, commémorent cette année les cinquante ans de la mort de l’artiste ; l’exposition du centre Pompidou constitue un prologue à celle qui s’ouvrira en septembre à <st1:personname productid="la Pinacoth│que">la Pinacothèque</st1:personname> de Paris, où une partie du fonds du musée Idemitsu (Japon) sera présentée au public français.<o:p></o:p>
Samuel<o:p></o:p>
Hommage à Georges Rouault – 1871-1958 –, l’effervescence des débuts, <o:p></o:p>
jusqu’au 13 octobre 08, Centre Pompidou<o:p></o:p>
illustration : Clown, 1910-1913 © Centre Pompidou © Adagp, Paris, 2008. J.-Cl. Planchet<o:p></o:p>
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