• Vieilles chouettes

    par Samuel

    L’église Saint-Symphorien du Vieil-Baugé (Anjou) est inscrite au registre des clochers tors : son clocher du XIXe présente une vrille volontaire (comme huit autres clochers en Maine-et-Loire, ce département a la plus forte proportion de ce type de clochers), et une inclinaison due à deux foudroiements. Vu de la campagne, il évoque le bonnet d’un lutin.

    Le chœur est du XIIIe siècle, il est couvert de voûtes Plantagenêt. Un des culots représente une chouette et un buccinateur. (ill. 1 & 2) Ce n’est pas de la grande sculpture, mais cette chouette œillue, pattue, a un charme rustique.

    Il y a plus de chouettes qu’on ne croie dans l’art médiéval. Elles se rangent dans quatre catégories : chouettes seules, chouettes alignées, chouettes avec proie, chouettes attaquées par de petits oiseaux. Comme le dit V.-H. Debidour, « les interprétations symboliques contradictoires s’en sont donné à cœur joie avec la chouette ».1  Symbole de vigilance, de méditation, ou d’avarice, de paresse, de la vanité de la sagesse humaine… Une chouette dans un tableau de Jérôme Bosch symbolise l’hérésie ; dans un autre tableau du même peintre, pour un autre commentateur, la rouerie. Une troisième chouette recevrait une troisième explication.

    La composition fréquente qui la montre assaillie par de petits oiseaux s’expliquerait ainsi : la chouette serait le peuple juif qui refuse la lumière, les oiseaux les peuples chrétiens qui la houspilleraient par raillerie. Ce serait la version romane de l’opposition gothique entre église et Synagogue. Mais, pour Hugues de Saint-Victor, la chouette serait le Christ, qui aime les pécheurs (les ténèbres) et préfère, à l’orgueil des palais, l’humilité des ruines. (Dans le psaume 101, il est question de la chouette vivant au milieu des ruines, image de l’homme accablé.)

    On oscille entre le symbole positif et le symbole négatif, ce qui relativise, une fois de plus, les interprétations qu’on peut donner aux sculptures à partir des textes. M. Brincard note au sujet de l’équivoque de la chouette, que « ce n’est pas la première fois que nous relevons des contradictions dans ce symbolisme du XIIe siècle si compliqué, si propice aux effets décoratifs et aux considérations morales, mais difficile à suivre pour nos esprits habitués à la précision. »3  Debidour signale avec justesse que la chouette, quand elle occupe un angle de chapiteau, a un rôle décoratif, sa tête et ses grands yeux remplaçant idéalement la volute. Dans la crypte de Saint-Parize-le-Châtel (Nièvre), elle marque l’angle. (ill. 5) Les chouettes rapaces sont quand à elles la « reprise d’un thème décoratif très ancien. »4  La représentation de la chouette attaquée, tout aussi fréquente dans les décors enluminés ou dans les marges des manuscrits, incline à penser que le symbolisme n’est pas aussi fort qu’on voudrait le faire croire. (ill. 3 & 4 ; la chouette attaquée par deux pies est originale, ainsi que l’essai de transcription de son chant).

    L’explication de la chouette attaquée est assez compliquée pour être peu convaincante.5  Il semble que la scène romane résulte de l’interprétation d’une image par un texte, tous deux antiques. Une mosaïque romaine du IIIe siècle (musée d’El Jem en Tunisie) représente une chouette vêtue d’une toge autour de laquelle tombe des oiseaux morts. (ill. 6) L’inscription dit que la chouette (noctua, l’oiseau de nuit) ne se soucie pas « des oiseaux jaloux ». Dans l’Histoire naturelle de Pline nous lisons un combat : « Les noctua soutiennent avec adresse les attaques des oiseaux : entourées par une foule trop nombreuse, elles se couchent sur le dos, se défendent avec leurs pattes et, se ramassant, protègent toutes les parties de leur corps, avec le bec et les ongles. »6 

    Les représentations romanes découlent de l’image et du texte, sans qu’on puisse pour autant en déterminer le sens qu’elles ont pris, s’il y en a un.

    Avançons dans le temps. Un vitrail du XVIe siècle, dans les collections du château d’écouen, représentant l’élément Air (il existe son pendant Terre), vient éclaircir ou compliquer la question. (ill. 7)

    La composition est basée sur une symétrie axiale rompue par le personnage central (l’Air), tourné vers une scène que nous reconnaissons sans peine : la chouette attaquée, répétée à droite. (La symétrie est brisée par d’autres détails que je vous laisse repérer.) Le verrier a réuni des animaux existants (oiseaux, chouettes, aigles dans le registre inférieur, guêpes, mouches, libellules, cigognes) et des créatures ailées : hommes-papillons jouant du buccin, stryges dans le registre supérieur.

    Il est clair que le peuple juif houspillé par les peuples chrétiens serait hors sujet dans cette composition, et que son doublon symétrique n’aurait aucun sens. L’intérêt de la scène est de regrouper un maximum d’ailes, mais également d’opposer deux sortes d’oiseaux : ceux qui pépient et qui crient, et certaines espèces de chouettes dont le chant continu est proche de la musique d’instruments à vent, lesquels sont pratiqués par les hommes-papillons.

    Nous retrouvons notre sculpture de Saint-Symphorien (chouette + buccinateur), jusque dans un détail : le buccinateur de la console n’a pas de jambes, il se termine curieusement sauf si on le compare à la manière dont se terminent les hommes-papillons du vitrail d’écouen. Nous aurions donc, à Saint-Symphorien, l’élément Air, signifié par un homme qui souffle dans un instrument et par un animal ailé qui chante : c’est bien d’airs qu’il s’agit, avec les deux sens que le mot a en français moderne. En existe-t-il d’autres occurences? Dans l’abbatiale de Guitres (Gironde), est signalée un culot d’arcature représente « un personnage assis tenant une cornemuse assez grande… à sa gauche se tient une chouette ( ?) et à sa droite un cylindre (tambour ?). » (Information prise sur le site de J.-L. Matte consacré à l’iconographie de la cornemuse. Les photographies ne permettent pas d’identifier la chouette avec certitude.)

    Je ne me souviens plus des autres sculptures du chœur, n’ayant pris que cette photographie. Si les autres éléments sont absents, cela ne joue pas en défaveur de l’explication, car en matière romane on trouve rarement les quatre éléments réunis (ou bien n’a-t-on pas su les identifier). On trouve souvent l’Eau et/ou la Terre, en général l’élément est figuré par un personnage et un animal  : notre sculpture répond à ce critère.


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  • Des nuisibles signalés à Versailles et N.-D. de Paris,

    par Samuel

    Le parasitisme esthétique, cette manie de polluer un beau lieu par l’installation d’œuvres contemporaines (le Palais Royal, l’hôtel de Biron, les marchés de Trajan…), manie à laquelle nous consacrions quelques lignes dans notre dernier numéro, franchira selon le principe de l’escalier une marche de plus en septembre prochain : l’artiste Jeff Koons est invité à investir Versailles. Quinze sculptures seront installées dans la galerie des Glaces et dans les appartements royaux, une autre au centre du parterre de l’Orangerie.

    Une rencontre Jeff Koons vs Louis the Fourteenth, ce sont deux pointures qui s’affrontent.

    Jeff Koons est, avec Damien Hirst, l’artiste vivant le plus cher au monde. Hanging Heart, un cœur de trois mètres de haut (photo page suivante), s’est vendu chez Sotheby’s en 2007 vingt et un millions de dollars (21 000 000 $)… Il appartient à la veine ludique de l’art contemporain, cette forme sous laquelle celui-ci se présente de la manière la plus innocente apparemment, mais qui n’en est pas moins destructrice (sinon il n’aurait pas été présent à l’exposition « Présumés innocents »). Chien et lapin, panthère rose, légos… Les gogos trouvent cela amusant.

    Bien entendu il ne squatte pas, il ne fait que répondre à une invitation. Celle de Jean-Jacques Aillagon, dont le curriculum est éloquent :

    – président du Centre Pompidou de 1996 à 2002 ;

    – ministre de la Culture de 2002 à 2004 ;

    – conseiller de la Fondation Pinault (il a trouvé Venise pour accueillir cette collection privée, et M. Pinault est le mécène principal de l’exposition de Versailles) ;

    – membre du Conseil économique et social ;

    – président de TV5-monde ;

    – « Président de l’Établissement public du musée et du domaine national de Versailles » depuis juin 2007.

    J.-J. Aillagon a invité J. Koons parce qu’il souhaite qu’on regarde Versailles autrement. Et si on regardait Aillagon et Koons autrement qu’ils veulent qu’on les regarde ? Jiji apparaîtrait comme un nuisible de carrière, et Jeff comme un kitchenet.

    à N.-D. de Paris, les conférences de Carême étaient cette année consacrées à l’histoire, l’art, l’économie, l’anthropologie, la philosophie. Si je vous en parle si tardivement, c’est que d’instinct je me garde bien d’assister à ce genre de mortellerie, mais je remercie le prêtre qui m’a signalé la conférence du dimanche 17 février sur l’art contemporain. Penser que la vision rouettiste était tombée en désuétude était, de ma part, d’une naïveté toute catholique.

    L’introduction par Benoît Chantre, éditeur, a la clarté des fresques de la chapelle Sixtine avant restauration : « Quand l’Autre [ouah l’autre, zyva !] vient vers nous et risque de nous ‘enthousiasmer’, il faut savoir attendre. Nous tombons sinon, face à cet Autre, dans une réciprocité qui ne peut que mal finir, dégénérer en divinité disputée. Nous cherchons à devenir cet événement, sans le laisser se dire en nous. […] à la création du monde [répond] la ‘dé-création’ de celui qui se supprime comme obstacle, afin qu’au risque de l’enthousiasme succède l’inspiration. L’événement trouve alors ses mots, ses couleurs et ses sons – ceux-là mêmes que l’artiste, ou le saint, ignoraient posséder. » Tout n’est pas clair, mais cette dernière confusion entre l’artiste et le saint, avatar carnavalesque des théories de Wackenroder, est celle de Mgr Rouet, on la retrouve aggravée dans la conférence de Jean de Loisy « spécialiste en art contemporain ».

    Si « l’art moderne a probablement inventé son extraordinaire aventure grâce à la distance qu’il prenait avec les églises » (sic), il n’en reste pas moins que des artistes du XXe siècle ont travaillé « sur une lucidité différente » ( ?) pour « s’affronter plus au néant qu’au divin ». Quelle justesse dans le soulignement de l’abîme entre la foi et l’art moderne ! – mais le conférencier, catholique, s’émerveille. Car il faut s’abandonner « avec confiance » à la « crise » que provoque le langage nouveau : « Sans cette crise, sans cette confiance, nous sommes comme l’incroyant : l’hostie est un peu de pain et non pas le corps du Christ. De même, le carré blanc de Malevitch ne sera qu’un tableau blanc. La fontaine de Marcel Duchamp ne sera qu’un urinoir… » Le parallélisme vous choque ? Hommes de peu de foi ! « Autrement dit cette confiance est la condition de la transsubstantiation de l’œuvre. » Et de citer un chant de la beat-generation : « Holy ! Everything is Holy, everybody is Holy, every man’s an angel ! »3 

    Vous connaissez comme moi ces sculptures romanes qui représentent un âne enseignant à d’autres animaux. Dire qu’elles ont parfois paru irrévérencieuses.


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  • Lectures du jour... et de la nuit

    par Mathilde ou Kwasi


    Dominique Lapierre, Un Arc-en-ciel dans la nuit, Robert Laffont, mai 2008, 21 euros.

    Difficile d’ignorer la parution du dernier livre de Dominique Lapierre. Le sujet polémique entre tous en est la création de l’Afrique du Sud. à sa manière talentueuse l’auteur fait un récit épique de l’installation des premiers colons hollandais. Nous vivons les tribulations malheureuses et héroïques des habitants blancs et noirs du pays jusqu’à l’avènement de Mandela. Soyez rassurés vous trouverez les inévitables couplets louangeurs sur le leader de l’ANC. Néanmoins l’ouvrage présente plusieurs intérêts : la vision calviniste de la colonisation, la justification quasi mystique de l’apartheid et de multiples détails sur les débuts de l’exploitation des ressources minières du pays. Si on y ajoute de sérieuses références bibliographiques ce livre un est bon divertissement. - M.


    Robert Hugh Benson, Les Confessions d’un converti, éditions de L’Homme Nouveau, mars 2008, 260 pages, 15 euros.

    Robert H. Benson (1871-1914) s’est fait connaître par son magnifique roman d’anticipation Le Maître de la Terre. Avec cette réédition des Confessions d’un converti, nous passons dans le domaine autobiographique. Benson, jeune prêtre anglican et fils du Primat de Canterbury, raconte avec une grande simplicité son chemin vers l’église romaine. Sa conversion ne prend pas de forme extraordinaire. Pas de vision éclatante à la Mauriac, juste une suite naturelle de petits événements, minuscules appels de la Providence. Les rites anglicans sont passés au crible avec humour. Les positions contradictoires de l’église anglaise vis-à-vis des sacrements, particulièrement de la confession, donnent lieu à des situations cocasses. Le voyage en Terre sainte de l’auteur ajoute au sentiment de l’absurdité d’une église nationale. Et puis surtout il évoque admirablement le rite catholique. Ce livre est tout à la fois un roman, un catéchisme et une longue poésie. - M.


    Alain Le Ninèze, Sator, L’énigme du carré magique, Actes Sud, mai 2008, 250 pages, 20 euros.

    Voici avec ce roman historique une approche sympathique quoiqu’un peu ésotérique de l’énigme du cryptogramme sacré : « Sator arepo… » A. Le Ninèze imagine l’enquête menée par un procurateur de Judée, Lucius Albinus. Ce dernier mandaté par son oncle Balbus Pison, sénateur romain secrètement converti au christianisme, entreprend de déchiffrer le signe des chrétiens. Nous sommes sous le règne sanguinaire de Néron. Albinus doit faire preuve de prudence afin de rencontrer les derniers témoins de la mort de Jésus. Nous suivons la progression de ses recherches à travers la correspondance échangée avec Pison, resté à Rome. Personnages fictifs et réels se mêlent avec habileté et crédibilité. L’auteur jette une lumière nouvelle et originale sur la signification du carré magique. Si la lecture de Carcopino sur le sujet vous rebutait, je vous conseille vivement de vous plonger dans ce livre ! - M.


    Gérard Guyon, Le choix du royaume, éditions Ad Solem, mai 2008, 450 pages, 35 euros (avec une préface de Mgr R. Minnerath).

    En opposant, à la Rome terrestre éternelle, une fin de l’Histoire et une Cité céleste, les chrétiens remettaient en cause jusqu’aux institutions romaines. Refuser d’appartenir à une société dont les dieux traditionnels étaient garants, revenait à passer pour irréligieux, voire athée. Ce n’est qu’au cours du troisième siècle que se dessina, avec des repentirs, une réponse à cette question cruciale : « Comment les chrétiens peuvent-ils, sans perdre leur identité, exprimer à la fois leur condition d’étranger de passage dans la Cité et lui rendre ses devoirs politiques, sociaux, culturels et économiques ? » Asociaux un temps, les chrétiens ébauchèrent peu à peu leur propre notion de citoyenneté, réflexion qui aboutira à réconcilier le croyant et le citoyen, et à établir l’unité juridique ecclésiale. Une analyse de la formation de la conscience politique chrétienne de la Cité, où l’histoire des idées croise nécessairement la théologie, par G. Guyon, professeur d’histoire du droit à l’université de Bordeaux. - K.


    Sylvie Brunel, A qui profite le développement durable ? Larousse, coll. A dire vrai, mai 2008, 160 pages, 9,90 euros.

    L’auteur, géographe & spécialiste des questions du développement (professeur à la Sorbonne), réagit au délire ambiant de l’éco-citoyenneté, fondé sur un réchauffement de la planète ni prouvé, ni forcément néfaste. Jouant sur une peur très humaine, celle de manquer, et établi sur trois mythes, la Nature naturelle, la Nature bienveillante, l’harmonie des sociétés primitives avec la Nature, le développement durable constitue en fait un redoutable moyen de contrôle des sociétés tant du Nord que du Sud par le biais des taxes, du contrôle des naissances et des ordures, et une juteuse source de profits pour les ONG, qui distribuent les bons points et engrangent les subsides, ainsi que pour les entreprises qui se proclamant propres décrochent les marchés. Le Nord comme le Sud y trouvent leur compte : le Sud, en rendant le Nord responsable de la destruction de son patrimoine écologique, en obtient des aides (variation sur le thème de l’appauvrissement causé par la colonisation) ; le Nord, en reprochant au Sud d’aspirer au développement et de produire sale, a plus de légitimité à placer ses propres productions. Nouvelle religion, le développement durable a une morale et des prêtres tournés vers les générations futures mais hostiles à l’homme actuel. Ceux que l’auteur n’hésite pas à nommer Khmers verts sont par contre favorables à l’animal : les grands mammifères en Afrique ou les animaux sauvages réintroduits en Europe finissent par avoir plus de droits que ce petit mammifère inférieur qu’est l’homme coupable, le pauvre dont la vieille voiture pollue ou la mère de famille qui ne peut transporter sa progéniture sur son porte-bagages ni la nourrir au bio. En fait, le développement durable est un concept basé « sur le mode de vie et les besoins d’un homme adulte dans la force de l’âge, résidant en ville et plutôt aisé. » - K.


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  • Du bon usage des sciences humaines,

    -Caillois, Dumézil, Monnerot-

    par Amédée Schwa

    La réédition d’œuvres de Roger Caillois1  est l’occasion de rapprocher trois têtes : la sienne, celles de Jules Monnerot et de Georges Dumézil. Rencontres biographiques et intellectuelles : d’une part Caillois et Monnerot appartinrent au mouvement surréaliste et le quittèrent par même appétence à comprendre ; d’autre part à la même époque Caillois suit les cours de Dumézil à l’école Pratique des Hautes études (entre 1934 et 1939), Monnerot lui rend visite régulièrement et suit ses publications. Dumézil, animé de la même appétence. Tous trois ont en commun de s’intéresser aux mythes. Dumézil confronte les mythes indo-européens. Monnerot, marqué par G. Sorel,2  ose l’analyse sociologique du marxisme, le décrit comme mythe fondé sur un autre mythe, caractéristique du XIXe : la science,3  et comme phénomène religieux apocalyptique. Caillois sans s’astreindre à un domaine précis se penche sur différents mythes, moins anciens et moins politiques, dont la sociologie n’est pas absente.

    A Caillois on doit l’intitulé de sciences obliques, transversales : pratique intellectuelle permettant de dépasser les cases individuelles et de soutenir les sciences humaines, « qui n’ont de sciences que le nom », rappelle-t-il. Les soutenir entre elles ou à l’aide de sciences plus sûres. Elles ne peuvent que gagner à se frotter aux sciences réelles, lesquelles à leur tour peuvent en recevoir des éclairages inattendus. Monnerot et Dumézil relèvent, peu ou prou, de cette obliquité, ne serait-ce que par leur formation, celle qu’ils ont reçue et celle qu’ils se sont donnée.

    Dumézil est linguiste, historien des religions, comparatiste, mythologue, il connaît une trentaine de langues anciennes et modernes. Monnerot est historien, psychologue, ethnologue, philosophe ; Caillois est grammairien, historien des religions, mythologue… Qu’on ne se méprenne pas : ils n’ont pas une teinture de telle ou telle discipline mais sont si je puis dire colorés dans la masse. Généralistes, ils sont aussi spécialistes. Il y a chez eux une puissance de feu incomparable : ce ne sont pas des intellectuels, dont Monnerot disait que ce sont des gens qui font exercice de leur intellect sans condition de rendement. L’intellectuel, dit-il ailleurs (et le prototype en est Sartre) est « un affectif cérébral qui poursuit les idées et les associations d’idées qui « l’excitent ». Si une telle définition vaut, on peut mesurer d’un coup d’œil toute la distance qui sépare ce phénomène historique situé et daté, l’intellectuel du XIXe et du XXe européen, du type humain qui subit l’attraction de la vérité, qui est attiré par la sagesse. La preuve en est à la portée du lecteur. Le mot « Intellectuel » ne peut se traduire en grec ancien. »5 

    Tous trois rejettent les explications qui se prétendent globales. Le marxisme et son sens de l’Histoire. La psychanalyse omnisciente. Cette intention systématique, c’est ce que lui reprochent Monnerot et Caillois. Celui-ci écrit : « la prétention de tout expliquer peut rapidement amener le système à l’état de délire d’interprétation, comme il est arrivé aux théories solaires (Max Müller et ses disciples) et astrales (Stucken et l’école panbabyloniste) et plus récemment aux lamentables tentatives psychanalytiques (C. G. Jung, etc.) » 6  Par ailleurs ils en acceptent certaines propositions comme acquises et donc utilisables. Pour Monnerot, le refoulement tel que le décrit la psychanalyse éclaire singulièrement la censure sociale, laquelle se manifeste plus souvent par une multitude d’auto-censures individuelles que par une censure étatique moins efficace. Dumézil est le plus cruel. Ayant disséqué un mythe indo-iranien particulièrement compliqué, voire « tordu », il ose « une question irrévérencieuse » : « Si, au lieu d’une fameuse fable grecque, le docteur Sigmund Freud avait entendu parler des embarrassantes situations qui menacent de mettre fin à la carrière de Kâvya Usanas comme à celle de Kay Us, et des procédures qui dénouent l’aporie – le salut réciproque du maître qui a bu le disciple et du disciple qui gémit dans les entrailles du maître, devenu ainsi son père et sa mère ; le salut réciproque du grand-père et du petit-fils, l’âme future du second obtenant la grâce du premier qui le porte, virtuel, à travers un père à naître, dans son sac à semence –, que serait aujourd’hui l’imagerie centrale de la psychanalyse ? »7  Voilà Œdipe et Freud au vide-ordures où finissent les systèmes bâtis sur les hasards d’une culture générale.

    Monnerot est critique vis-à-vis d’une certaine ethnographie, uniquement tournée vers les terres lointaines. Non qu’il la juge inutile ; nul doute qu’il s’y serait montré génial, mais l’ethnographie exotique lui semble plus une diversion qu’un sujet d’études objectivement accepté. Ce qu’il dénonce est le refus d’appliquer aux sociétés de l’Europe moderne les méthodes de recherches auxquelles on soumet les sociétés primitives. Selon lui, é. Durkheim, en établissant que la sociologie devait étudier les sociétés les plus simples (« primitives ») avant d’étudier les plus complexes (« civilisées »), a délibérément sous couvert de méthode écarté toute étude des institutions de la IIIe République ; toute étude, et toute personne qui tenterait de les étudier. « L’autosociologie était ainsi rendue impossible par le mécanisme suivant : monopole des grands moyens de connaissance par un organe spécialisé, l’école de sociologie, qui n’en use pas pour analyser le régime et interdit aux autres d’en user, se servant contre eux du silence, et si le mur du silence est crevé, du discrédit. »

    Le mur du silence a efficacement limité la diffusion des livres de Jules Monnerot, le discrédit a frappé Georges Dumézil (par l’accusation qu’on sait). L’œuvre de Roger Caillois trente ans après sa mort peine à refaire surface. Ces trois chercheurs ont eu le tort de refuser les dogmes marxistes et psychanalytiques ; ils ont eu le tort de ne pas être structuralistes. Si on passe en revue le domaine couvert par le structuralisme, on constate qu’à eux trois ils le dominaient ou en avaient invalidé certains quartiers : anthropologie, histoire des religions, sémiologie, philosophie marxiste, psychanalyse ; et on constate que ce sont d’autres noms qui sont encensés, Cl. Lévi-Strauss, J.-P. Vernant, R. Barthes, L. Althusser, J. Lacan, M. Foucault…

    L’idée de système tirée de la linguistique de Ferdinand de Saussure, devenue structuralisme linguistique chez émile Benveniste (1902-1976 ; professeur à l’EPHE dans les mêmes années que Dumézil) était tout à fait viable : Saussure, Benveniste et Dumézil ont à eux trois permis à la discipline des sciences indo-européennes de naître et d’exister, sans la notion de structure les vues seraient restées vaseuses. Lorsque Dumézil s’intéresse aux articulations d’un mythe et non aux détails, il met en évidence une structure. Lorsque Caillois tâtonne à formuler son idée d’une loi universelle gouvernant la matière inerte comme la matière grise, il tend à considérer une structure. L’erreur du structuralisme ne réside pas dans la notion de structure mais dans le suffixe qui révèle combien la méthode est devenue doctrine, que la structure n’est pas l’objet de la recherche mais que la recherche est prisonnière d’une structure : au lieu d’en repérer une (éventuellement), elle est posée préalablement comme existante. Le déterminisme joint ne pouvait que satisfaire des marxistes ; les structuralistes le furent systématiquement ou, si on préfère, structurellement, c’est cela qui les sauve un temps de l’oubli alors que le structuralisme est dépassé. Comparées à eux, nos trois têtes font preuve d’infiniment plus de souplesse.

    Le domaine officiel des sciences humaines en France, pour être louangé, n’en est pas moins fort en retard. Les études sérieuses sont anglo-saxonnes. La phase post-structuraliste vécue aujourd’hui dans un enseignement supérieur délabré, qu’en attendre ? Les propositions d’avenir, écrivait G. Dumézil, « attendent seulement, dans l’immensité, dans l’éternité des bibliothèques, la flânerie ou l’inquiétude d’un esprit libre. »9 

     


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  • Au centre Pompidou<o:p></o:p>

    Rouault le Jeune<o:p></o:p>

    Présent du 2 août 08<o:p></o:p>

    Aux abords de la galerie des fauves (Matisse, Vlaminck, Kupka…), le musée G. Pompidou a rassemblé vingt-cinq œuvres de Georges Rouault (1871-1958). Une toute petite exposition, donc, consacrée pour l’essentiel aux années 1905-1910. Œuvres contemporaines du fauvisme, mais combien différentes. Le cerne noir, hérité de son apprentissage chez un peintre verrier, parfois épaissi jusqu’à devenir lui-même un à-plat en mouvement, ce trait noir cerne des couleurs mates et sourdes qui n’ont rien de fauve. L’inspiration de Rouault, pour être féroce, est plus compliquée que celle d’une bête sauvage : sociale et dramatique, marquée par Daumier et Toulouse-Lautrec, mais également chrétienne.<o:p></o:p>

    Ses portraits de filles, thème banal du XIXe finissant, commun aux peintres comme aux poètes, n’ont rien de magnifié : devant le miroir, dans une pièce sordide, un corps blême aux yeux fardés s’apprête ; <st1:personname productid="la Fille">la Fille</st1:personname> debout, décatie, en tenue de travail, attend, tout comme le trio de filles assis sur un banc : leurs différentes tailles produisent un effet comique, tandis que l’identique affublement, qui signale les chairs interchangeables, provoque la tristesse, une pitié grinçante propre à Rouault.<o:p></o:p>

    Le même désenchantement transpire dans les huiles ou aquarelles consacrées au cirque. Les clowns, les acrobates, lorsqu’ils paradent, ne suscitent ni rêve ni féerie : exhibé dans la rue, le clown n’est plus qu’un pitre (illustration). Il a eu tort de sortir du cercle de la piste qui garantissait la magie du spectacle.  Polichinelle, éclairé par une lune sale, se trouve être un homme fatigué, marqué par la boisson. Le portrait du Conférencier, homme à besicles, vient tout droit de Daumier pour le style, ou de Dickens : on se souvient de tel ou tel pédant professant dans une pension sévère. Le Jeu de massacre, pour lequel l’artiste n’utilise pas moins de quatre techniques (aquarelle, gouache, encre de chine, craies de couleur), est basé sur une ambiguïté : les visages grotesques sont-ils ceux du jeu ou ceux des joueurs ? Leurs grimaces appellent la balle ou l’annoncent.<o:p></o:p>

    Il y avait dans cette peinture, et dans le tempérament de Rouault, de quoi séduire Léon Bloy, mais ce fut d’abord Rouault qui fut séduit par l’écrivain en lisant <st1:personname productid="La Femme">La Femme</st1:personname> pauvre, trouvé dans la bibliothèque de son maître Gustave Moreau. De 1905 à sa mort en 1917, Léon Bloy le reçoit fréquemment chez lui. G. Rouault se lie avec d’autres proches de la famille Bloy, en particulier les Maritain. Bloy visite le musée Gustave Moreau, dont Rouault est devenu conservateur en 1898, et, s’il apprécie les grandes compositions du maître, il déplore son inspiration peu chrétienne et admire plus Le Christ enfant parmi les docteurs pour lequel Rouault a reçu le prix Chenavard. Bloy retrouve dans la peinture de Rouault une puissance d’expression chrétienne qu’avait eue, un temps, la peinture de son ami Henry de Groux, puissance si opposée à l’art sulpicien, art honni. En 1914, Léon Bloy lui dédicace une réédition du Désespéré dont le frontispice est une photographie de l’auteur devant un troupeau de cochons : « Avec une petite image de piété pour se souvenir du Jugement dernier, quand nos contemporains auront été restitués à leur forme véritable. » <o:p></o:p>

    La toile la plus tardive (1925) est L’Apprenti ouvrier. C’est un autoportrait, calme et digne. Rouault s’y montre en imagier des anciens temps. Son visage presque enfantin sous une coiffe nous renvoie à quelque primitif. A cette date, le dadaïsme mourant a accompli son œuvre de subversion, mais L’Apprenti ouvrier maintient le cap et manifeste – d’une manière aussi discrète que sûre d’elle-même – qu’il existe une autre voie pour la peinture et pour l’artiste. Cette voie plus paisible et plus lumineuse, Rouault contribuera à la dégager, à en assurer le terrassement. Quelques œuvres l’annoncent déjà, comme la faïence peinte d’un nu dans la nature, aux tons cézanniens, ou tel nu, une baigneuse aux bras levés (1907, aquarelle et gouache), dépourvue de toute lividité.<o:p></o:p>

    Dans la série des paysages, L’escalier du parc de Versailles, et Versailles, le jet d’eau, illustrent parfaitement la spontanéité et l’emploi personnel des techniques : l’étonnant effet de crépuscule du Jet d’eau, proprement entre chien et loup, est obtenu en mariant le pastel et l’aquarelle.<o:p></o:p>

    Différentes expositions, au Japon, en Italie, aux USA, commémorent cette année les cinquante ans de la mort de l’artiste ; l’exposition du centre Pompidou constitue un prologue à celle qui s’ouvrira en septembre à <st1:personname productid="la Pinacoth│que">la Pinacothèque</st1:personname> de Paris, où une partie du fonds du musée Idemitsu (Japon) sera présentée au public français.<o:p></o:p>

    Samuel<o:p></o:p>

    Hommage à Georges Rouault – 1871-1958 –, l’effervescence des débuts, <o:p></o:p>

    jusqu’au 13 octobre 08, Centre Pompidou<o:p></o:p>

    illustration : Clown, 1910-1913 © Centre Pompidou © Adagp, Paris, 2008. J.-Cl. Planchet<o:p></o:p>


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