• A la Maison Victor Hugo & à Carnavalet<o:p></o:p>

    Le monde des Misérables

    Présent du 8 novembre 08

    Les Misérables, c’est en édition Folio deux pavés de plus de neuf cents pages chacun : même coupé en tranche, le roman est la négation même du livre de poche à moins de porter une redingote à la Valjean, modèle « forçat évadé », équipée de fouilles profondes… Deux musées constituent l’attelage minimum pour tirer de l’ombre un roman souvent réduit par les adaptations à sa trame feuilletonesque.<o:p></o:p>

    Un feuilleton philosophique<o:p></o:p>

    La rédaction commence en 1845 place des Vosges. Victor Hugo y travaille jusqu’en 1848 et s’interrompt ; il le reprend exilé en 1860 et l’achève en 1862. Le lancement du roman fut préparé, orchestré, et eut lieu simultanément à Bruxelles et à Paris. Il y eut donc deux éditions aussi originales l’une que l’autre. Le succès fut au rendez-vous, les critiques aussi, venues de tout bord. La grandiloquence et l’abus de sublime offraient à foisons des citations ridicules. L’idéologie du roman prêtait le flanc aux chatouilles. Le chapitre où le pieux Mgr Myriel reçoit, de la bouche d’un conventionnel athée, recuit, agonisant, les lumières les plus hautes sur la foi chrétienne, est tarte.<o:p></o:p>

    De massifs pans philosophiques ont été ajoutés lors de l’exil. A cette date, la conviction exprimée par Hugo – ultime étape de son évolution politique – est que la Révolution de 1789 est un événement surhumain, providentiel, comme tel inéluctable ; que son achèvement connaît des ralentissements, des haltes réactionnaires mais que rien n’entrave la marche de l’Histoire vers l’ordre démocratique (car dans cette perspective la monarchie est le désordre, le pays légal qui opprime le pays réel) et vers le bonheur universel assuré par la Science.<o:p></o:p>

    La Science commence à l’Alphabet : l’une des conditions du bonheur des masses est leur instruction, les crimes sont le fruit amer de l’ignorance dont la société est responsable. Le romancier dénonce l’existence « par le fait des lois et des mœurs, [d’] une damnation sociale créant artificiellement, en pleine civilisation, des enfers, et compliquant d’une fatalité humaine la destinée qui est divine ». La société coupable, le forçat innocent : du bon Jean Valjean au « pauvre » Mesrine ou à la « malheureuse » Marina Petrella, l’idée a fait son chemin.<o:p></o:p>

    Mais Les Misérables, pour le public, ce n’est pas tant une philosophie qu’une galerie de personnages mêlés à des aventures à rebondissements. Les traductions en toute langue puis les adaptations cinématographiques, ainsi que les versions pour enfants ont rendu universels les personnages de Cosette, Gavroche et Valjean, sans oublier les ignobles Thénardier et l’implacable Javert. <o:p></o:p>

    Les illustrations présentées par la Maison Victor  Hugo se répartissent en quatre sections : Les Misérables sont un roman de la Rédemption, de la Misère, de l’Amour et de l’Histoire. Illustrations de l’œuvre ou inspirées par elle : « La chanson de la chemise », gravure de Gustave Doré (Fantine, avant de sombrer dans la prostitution, ravaude dix-heures par jour) ; la petite Cosette, mise en scène pour une photographie par Ed. Bacot (1863), ou, avec son seau, plâtre de Fr. Pompon (illustration 1) . Mais le choix s’élargit à tout le XIXe siècle, car le roman reprend des thèmes de l’époque : les gamins bohémiens (lithographies de Gavarni), les prostituées (dessins de Constantin Guys). Des peintures de Delacroix, de Rouault, sont autant d’illustrations possibles.<o:p></o:p>

    Un roman parisien<o:p></o:p>

    A part le début du livre, où l’on visite Digne, évêché de Mgr Myriel, Montfermeil où les Thénardier tiennent auberge, Montreuil-sur-Mer, municipalité de « M. Madeleine », et hormis le récit magnifique de la bataille de Waterloo, Les Misérables sont un roman de la capitale. Paris, dont Gavroche est proprement un atome, joue son rôle de personnage à part entière. <o:p></o:p>

    Pour Victor Hugo, Paris est une ville comme aucune autre. C’est une ville initiatique : étudier à Paris, écrit-il, c’est y naître, et plus loin il proclame que Paris est « la ville natale de son esprit ». « Paris exprime le monde. Car Paris est un total, Paris est le plafond du genre humain. Toute cette prodigieuse ville est un raccourci des mœurs mortes et des mœurs vivantes. » Le mythe est là, commun à Hugo, Baudelaire, Balzac ou Sue (cf. R. Caillois, « Paris, mythe moderne »). Que Paris soit une ville volontiers insurrectionnelle renforce sa grandeur aux yeux du romancier ; on la voit à l’œuvre dans la barricade des Halles, second Waterloo. Les peuples de Paris (le monde de la pègre, des étudiants, etc.) forment avec les rues et les murs un être organique, pas plus séparables que l’animal et sa coquille. Les égouts par lesquels fuit Jean Valjean – terribles passages – sont les intestins du Léviathan.<o:p></o:p>

    Il revenait au musée Carnavalet d’accrocher aquarelles, gravures, photographies et plans qui racontent le dix-neuvième siècle de la capitale, les rues tortueuses d’avant le passage du baron vandale – comme disait Jacques Perret – et d’avant le bétonnage municipal du Marais et des Halles. <o:p></o:p>

    Voici le jardin du Luxembourg où Marius vient chaque jour apercevoir l’inconnue ; l’éléphant de la Bastille où loge Gavroche ; la Prison de la Force d’où s’échappe, une nuit d’orage, Thénardier ; d’autres documents évoquent la masure Gorbeau, boulevard de l’Hôpital, aux limites de la ville et du terrain vague ; l’hôtel de la rue Plumet, le couvent de Picpus… Ce dernier est un couvent du 5e arrondissement transposé vaguement entre Bastille et l’actuelle gare de Lyon : Victor Hugo n’hésite pas à travestir la géographie parisienne pour les commodités de la narration ou par affection pour tel ou tel lieu. <o:p></o:p>

    Affection : Les Misérables sont une histoire d’amour. Amour de l’humanité, amour de Paris, amour de Marius et Cosette, amour de la liberté – sans oublier l’amour paternel jaloux, exclusif, de Jean Valjean pour Cosette, qui n’est autre que celui d’Hugo pour Léopoldine –, sur tous les tons, le ton épique et le ton sentimental, du soupir de l’énamouré au souffle de l’ouragan, Victor Hugo joue de la lyre pour le meilleur et pour le pire.<o:p></o:p>

    Samuel<o:p></o:p>

    Les Misérables, un roman inconnu ? Maison de Victor Hugo

    & Paris au temps des Misérables, Musée Carnavalet

     jusqu'au 1er février 09

    Illustration : Une image impérissable : Cosette et son seau

    (Plâtre de Fr. Pompon, 1887 © Maison de Victor Hugo / Roger-Viollet)<o:p></o:p>


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  • Aux musées Cernuschi & Guimet<o:p></o:p>

    Peinture japonaise<o:p></o:p>

    Présent du 1er novembre 08<o:p></o:p>

    Les festivités de l’anniversaire des relations diplomatiques franco-japonaises (150 ans) nous ont valu une exposition monographique sur Hokusai l’été dernier. Elles continuent avec d’une part au musée Cernuschi un élargissement du sujet, la peinture ukiyo-e et son histoire, et d’autre part au musée Guimet un autre genre de peinture, les décorations murales d’un temple shintoïste.<o:p></o:p>

    Quartiers de plaisirs<o:p></o:p>

    Aux XVII et XVIIIe siècles, le Japon en paix connaît une prospérité qui se manifeste par le développement urbain. Edo, la future Tokyo, dépasse le million d’habitants. Les images du monde flottant (ukiyo-e) sont une production citadine qui raconte la vie urbaine, ses distractions et ses métiers, et qui reflète l’ambiance « du monde flottant », celui des plaisirs de la vie, qu’on pourrait mépriser puisqu’ils sont passagers mais dont au contraire on se hâte de jouir. <o:p></o:p>

    Cette petite philosophie ne s’accordait pas avec les exigences de la morale du shogunat. Aussi les quartiers de plaisirs étaient-ils sévèrement délimités. Celui de Yoshiwara (Edo) était un quadrilatère délimité par une digue et une muraille ; on y accédait par une porte unique. Les samouraïs et les hauts fonctionnaires n’étaient pas supposés y entrer, l’honneur était sauf à condition que les samouraïs se masquent le visage et se couvrent d’un chapeau de paille, tout en gardant les deux sabres au côté : à cet accoutrement on les reconnaît aisément dans les estampes de Moronubu (1618-1694), qu’on considère comme le fondateur du genre. Après lui, les grands noms – par qui l’Occident a découvert la peinture japonaise – sont Utamaro (1753-1806), Hokusai (1760-1849) et Hiroshige (1797-1858).<o:p></o:p>

    Les courtisanes étaient des sujets de choix pour les peintres de l’ukiyo-e. Elles étaient strictement hiérarchisées et tarifées, seule la vie des filles de luxe apparaît dans les estampes. Pas de Fantine ni de Clotilde Maréchal : l’existence sordide des prostituées de rang inférieur demeure cachée. On ne nous montre que de belles femmes richement vêtues, elles jouent aux cartes, au jacquet ; boivent le thé sous les arbres fleuris, lisent des poèmes ou admirent des peintures. Le plaisir est aussi culturel. <o:p></o:p>

    Silence du temple<o:p></o:p>

    A côté de ces plaisirs éphémères dépeints avec talent et raffinement, une autre peinture, avec autant de talent et de raffinement, ornait les parois d’un sanctuaire shintoïste, créant une atmosphère de dépouillement, de beauté et de méditation.<o:p></o:p>

    Le shintoïsme est la religion japonaise originelle, d’avant le bouddhisme venu de Chine, qui fusionna avec lui avant que le décret de 1868, réaction nationaliste, ne sépare nettement les deux pratiques. Culte animiste de la nature, le shintoïsme a de nombreux temples. Konpira-san est l’un d’eux, voué aux forces de la montagne et de la mer. Situé sur l’île de Shikoku, il constitue un lieu de pèlerinage très fréquenté. <o:p></o:p>

    Le pavillon de réception a une valeur particulière puisque parois coulissantes et panneaux ont été décorés par de grands artistes du XVIIIe. Le prêt de ces précieuses et fragiles œuvres est un événement. En reconstituant plusieurs pièces, en installant les peintures conformément à leur disposition in situ, le musée Guimet donne tout leur sens aux peintures puisqu’elles ne perdent rien de l’intention architecturale qui a guidé leur composition.<o:p></o:p>

    Maruyama Ôkyo (1733-1795) fut sollicité pour plusieurs décors. On suit au fil des murs l’envol d’une grue qui finit par se poser (illustration) ; des tigres à l’iris féroce buvant, jouant, menaçant. Dans la salle des paysages, la chute d’eau, d’un goût chinois, joue sur les contrastes entre les courbes aquatiques et les branches angulées, entre les noirs rochers et l’eau claire. D’une manière uniforme, les teintes sont l’or, le blanc et le gris, teintes lumineuses et paisibles qui sont précisément celles des rondels occidentaux du XVe siècle.<o:p></o:p>

    La pièce aux fleurs a été peinte par Itô Jakuchô (1716-1800). Sur un fond or sont régulièrement disposées deux cent fleurs différentes, tâches de couleurs de loin, peintes avec art de près. On est dans un écrin. <o:p></o:p>

    Le temple est riche aussi de divers paravents et autres peintures remontant au XVIe. La série des Trente-six poètes immortels a été peinte sur bois par les trois frères Kano au milieu du XVIIe. Une grande part de convention apparaît dans ces portraits, les poètes se ressemblent, les poétesses aussi. Chacun est identifié par quelques vers à la calligraphie déliée. « S’il n’y avait pas de cerisiers dans ce monde, notre cœur au printemps serait bien calme. » <o:p></o:p>

    Samuel<o:p></o:p>

    Splendeurs des courtisanes, peintures ukiyo-e du musée Idemitsu, <o:p></o:p>

    jusqu’au 4 janvier 09, Musée Cernuschi.<o:p></o:p>

    Konpira-San, sanctuaire de la mer, <o:p></o:p>

    jusqu’au 8 décembre 08, Musée Guimet.<o:p></o:p>

    Illustration : Jeune pin et grues par Maruyama Ōkyo © Keiichi Kawamura/ KOTOHIRA-GU

    voir également: expo Hokusai


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  • Idées & langages,

    par G. Lindenberger

    beaux-arts<o:p></o:p>

    Béton. - Deux expositions annoncées au Musée d’Art Moderne de Saint-étienne Métropole pour octobre prochain : Jean-Michel Alberola d’une part «interroge l’idée de la fin de la peinture » en peignant à même les murs et en exposant des objets en néon, Antony Gormley d’autre part « explore les différentes relations entre l’enveloppe corporelle, la présence de l’homme, l’espace architectural ou naturel et l’environnement, à travers des installations de sculpture monumentales. » Pour ce faire, rien de mieux que Allotment, une installation de 300 blocs de béton: « Chacun de ces blocs reprend les proportions du corps d’un habitant de Malmö en Suède âgé de 1 an et demi à 80 ans. » Plus exactement, chaque personnage est constitué de deux blocs, « un bloc pour le corps, un bloc plus petit pour le visage » et, détail exquis, « des trous à la place des différents orifices. »<o:p></o:p>

    Plastique. - Un village de Serbie, Banatski Sokolac, a rendu hommage au chanteur reggae jamaïcain Bob Marley en inaugurant une statue à son effigie dont on admirera le caractère hautement artistique. Le plus beau est le message qui accompagne cet acte symbolique : « Deux musiciens, un Croate et un Serbe, ont dévoilé le monument, qui doit promouvoir la tolérance dans une région encore profondément marquée par les divisions ethniques. »<o:p></o:p>

    Sopalin. - Rétrospective Tracey Emin à édimbourg, l’occasion de faire le point sur le parcours de cette artiste inspirée « par son adolescence à la dérive, ses avortements, un viol, ses amants, ses questionnements et sa peur de mourir sans enfants. » Concrètement, cela donne des installations du genre My Bed : « un lit aux draps froissés, entouré d’un fouillis de mégots, de bouteilles de vodka vides, de préservatifs » (dépêche AFP). Tracey Emin est naturellement membre de la Royal Academy.<o:p></o:p>

    Religion<o:p></o:p>

    Kleenex. - Relevé dans les échos du Doyenné de Nemours de juin dernier, rubrique « Secteur de Lorrez -le-Bocage » : « Sur notre secteur rural, ce sont des laïcs volontaires et bénévoles qui assurent l’animation de la célébration des obsèques... Nous voulons montrer le visage d’une église ouverte, attentive, mais par-dessus tout, le regard d’un Dieu infiniment bon, miséricordieux et qui ne juge personne.» Une brave équipe de fossoyeurs.<o:p></o:p>

    Carton. - Le diocèse de Meaux a édité et distribue un volumineux Carnet de route destiné aux acteurs d’église en Actes (« Communion fraternelle et évangélisation »), vaste programme ecclésiastico-bureaucratique lancé en 2006-2007 ayant pour but de « préparer l’avenir de l’église » dans ce département. Au menu, force rencontres d’équipes, avec « collectes des initiatives », « fiches projets » et « fiches expériences ». Le questionnaire qui ouvre le livret invite à cocher quelques cases, entre autres :<o:p></o:p>

    Question 5. De quoi souffre le plus notre société et votre localité ? Anonymat, Chacun pour soi, Indifférence, Instabilité de la famille, Peur de l’autre, Précarité, Racisme, Repli sur soi, Solitude, Violence. <o:p></o:p>

    Vous pouvez vérifier, tout y est.<o:p></o:p>

    Question 19. Seriez-vous prêt(e) à proposer vos compétences pour que le message de Jésus soit mieux connu et vécu en Seine-et-Marne? Oui, Non, éventuellement.<o:p></o:p>

    Mais la question 14 est incontestablement la plus belle :<o:p></o:p>

    Question 14. Selon-vous, le message de Jésus a-t-il un avenir en Seine-et-Marne ? Oui, Non, Cela m’est égal, Ne sait pas.<o:p></o:p>

    En effet, on ne sait pas.<o:p></o:p>


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  • IV. Léon Bloy, <o:p></o:p>

    Sueur de sang<o:p></o:p>

    Sueur de sang est, avec Les Soirées de Médan, l’autre recueil de nouvelles exclusivement consacré à la guerre de 1870. Il est aussi l’antithèse et l’antidote au naturalisme des Soirées : loin de la triste distanciation, tout feu tout flamme s’affirme la subjectivité de l’écrivain. Ces « contes militaires » ont paru dans le Gil Blas en 1892 et 1893, puis en recueil dans la foulée, un recueil dédié « à la mémoire diffamée de François-Achille Bazaine, maréchal de l’Empire qui porta les péchés de toute la France ». Léon Bloy montrait ainsi qu’il récusait la version officielle républicaine selon laquelle Bazaine était l’unique responsable de la défaite.<o:p></o:p>

    Bloy fut incorporé à Périgueux dans la Garde nationale mobile, son bataillon rejoignit l’armée de la Loire et constitua une partie du Corps Cathelineau. Au moment d’écrire ses contes, vingt ans après les faits, Léon Bloy lut les mémoires du général de Cathelineau pour se remettre dans l’ambiance, raviver ses souvenirs et y puiser des idées. On sait que l’écrivain se donna un alter ego littéraire du nom de Marchenoir : ce nom est celui d’une forêt au nord de Blois, où l’écrivain est certainement passé dans ses pérégrinations guerrières.<o:p></o:p>

    Du riche ensemble qu’est Sueur de sang, nous tirons La boue, où, dans le paysage sordide et grotesque du camp de Conlie, apparaissent en filigrane les questions politiques, et Les vingt-quatre oreilles de Gueule-de-Bois, coup de main et haut fait.<o:p></o:p>

    La boue

    Le médecin Cuche vient de donner sa démission pour cause d’impuissance à soigner les malades dans l’eau. Reçu dépêche qui promet armement et encourage à maintenir l’ordre. L’ordre existe. On meurt silencieusement. Mais la mesure est comble. »<o:p></o:p>

    Telle est la dépêche envoyée le 17 décembre au ministre de la Guerre par le général de Marivault, successeur de M. de Kératry au commandement en chef du camp de Conlie.<o:p></o:p>

    Ce général était en fonction depuis une semaine et n’avait pas encore pu visiter la dixième partie du monstrueux cloaque où pourrissaient cinquante mille hommes.<o:p></o:p>

    Je crois bien ! Il fallait des manœuvres de pontonniers pour franchir le moindre intervalle et on ne réussissait pas toujours à passer d’une tente à une autre. On pouvait mourir en chemin.<o:p></o:p>

    L’Ille-et-Vilaine, les Côtes-du-Nord et le Morbihan grouillaient dans un marécage. La Loire-Inférieure et le Finistère agonisaient dans dix pieds de fange.<o:p></o:p>

    Le silence était trop facile. La vase enlise le bruit aussi bien qu’elle enlise un homme, et la foudre même, quand elle s’y égare, devient presque aphone, a l’air de tousser.<o:p></o:p>

    Si le général en chef épouvanté, navré de douleur, indigné profondément de l’inertie ou de l’obstination du ministère, et lui-même soupçonné par ses propres hommes de cette effroyable conspiration contre la Défense nationale, n’avait, à la fin, pris sur lui l’évacuation de ce lieu de mort, le silence, bientôt, eût été vraiment absolu.<o:p></o:p>

    Cette foule immense, éclaircie déjà d’un sixième, se fût couchée définitivement dans la crotte liquide qui semblait monter toujours, et les historiens de la guerre franco-allemande auraient eu à enregistrer une bataille de plus, la grande victoire de la Boue remportée sur toutes les forces vives de la Bretagne.<o:p></o:p>

    « Le camp de Conlie confine à la politique », écrivait M. de Freycinet, valet de bourreau du Cyclope.1 On n’a jamais su pourquoi. Mais il n’en fallait pas davantage pour décider du sort de ces pauvres diables extirpés de leurs familles, chauffés à blanc sur le devoir de se faire démolir en combattant pour la patrie et qui furent envoyés vivants au pourrissoir.<o:p></o:p>

    Sur une masse de quarante-cinq bataillons, six seulement furent opposés à l’ennemi, dans les plus atroces conditions imaginables. C’étaient les 2e et 3e de la légion de Rennes ; les 1er, 2e et 3e de la légion de Redon-Montfort.<o:p></o:p>

    Ces troupes n’avaient jamais été exercées ni même armées. Le bataillon de Saint-Malo, par exemple, ne reçut des fusils, hors d’usage, d’ailleurs, et non accompagnés de cartouches, que le 7 ou 8 janvier, c’est-à-dire après deux mois de cantonnement dans l’horrible purée mentionnée ci-dessus et trois jours avant l’affaire décisive de la Tuilerie où on les mit en présence des formidables soudards de Mecklembourg.<o:p></o:p>

    Il paraît que ces fiévreux mangés de vermine et incapables de défendre leur peau une demi-minute, étaient redoutés comme chouans probables ou possibles. Rien ne prévalut contre cette imbécile crainte et les malheureux furent sacrifiés odieusement dans les circonstances précises où devait s’accomplir le dernier et suprême effort de la résistance.<o:p></o:p>

     <o:p></o:p>

    Ils le sentaient bien, les infortunés Bretons qui se révoltèrent plusieurs fois et tentèrent de déserter. On les entendaient à Conlie crier : « Partons, retournons chez nous. à la maison ! à la maison ! »<o:p></o:p>

    Ce n’était pas un complot ténébreux, mais une résolution annoncée ouvertement qui désespérait les chefs privés de moyens de répression.<o:p></o:p>

    L’affreux cloaque les retint plus efficacement que n’eussent pu le faire les quarante gendarmes dont chacun aurait eu à lutter contre un millier d’hommes au désespoir.<o:p></o:p>

    L’avenir ne le croira pas. On ne pouvait faire un pas sans s’enfoncer à mi-jambe. On eût dit que des mains flasques et puissantes saisissaient, au fond de chaque ornière, les sabots des misérables que les fournisseurs de l’intendance, persuadés de l’insolvabilité du camp, s’obstinèrent à ne pas chausser.<o:p></o:p>

    Quand les hommes avaient accompli les corvées indispensables à la quotidienne existence, ils étaient à bout de forces, à moitié morts d’épuisement. On voyait des êtres jeunes et robustes, les plus intelligents peut-être, dont on eût pu faire des soldats, s’arrêter privés d’énergie, enfoncés dans la boue jusqu’aux genoux, jusqu’au ventre, et pleurer de désespoir.<o:p></o:p>

    Il faut l’avoir connu ce supplice de ne jamais pouvoir se coucher ! Car cette foule condamnée à mort, — pour quel crime, grand Dieu ? – vit recommencer la chose qui n’a pas de nom, l’horreur sans mesure, et qui n’était encore arrivées qu’une seule fois, du célèbre naufrage de la Méduse. Une masse d’homes forcés d’agoniser pendant des semaines, DEBOUT, les jambes dans l’eau !<o:p></o:p>

    Et encore les naufragés de l’Atlantique n’étaient pas sans espérance de s’étendre, un jour, fût-ce pour mourir. Chaque fois que l’un d’eux, tué par l’inanition ou gobé par un requin, disparaissait, le radeau, allégé d’autant, remontait d’une toute petite ligne. D’homicides bousculades s’ensuivirent. Ces « humains au front sublime », comme disait Ovide, faits pour contempler le ciel, étaient moins rongés par la famine que par l’ambition de revoir enfin leurs pieds…<o:p></o:p>

    à Conlie, cette ambition ou cet espoir était impossible. Plus on crevait, plus la boue montait. Si, du moins, c’eût été de la bonne boue, de la saine argile délayée par des météores implacables ! Mais comment oser dire ce qu’était, en réalité, cette sauce excrémentielle où les varioleux et les typhiques marinaient dans les déjections d’une multitude ?<o:p></o:p>

    Même après vingt ans, ces choses doivent être dites, ne serait-ce que pour détendre quelque peu la lyre glorieuse des vainqueurs du Mans qui eurent, en vérité, la partie beaucoup trop belle.<o:p></o:p>

    Il ne serait pas inutile, non plus, d’en finir, une bonne fois, avec les rengaines infernales dont nous saturent les moutardiers du patriotisme sur l’impartialité magnanime et le désintéressement politique de certains organisateurs de la Défense.<o:p></o:p>

     <o:p></o:p>

    On essaya pourtant de jouir dans ce marécage. En attendant les quelques escadrons de uhlans ou deux ou trois compagnies d’artillerie bavaroise qui pouvaient suffire amplement à l’extermination de cette armée sans fusils, sans tête et surtout sans pieds, le camp était assiégé par une autre armée de marchands de cidre dont les charrettes innombrables chargées de tonneaux eussent dû être réquisitionnées avec violence pour le baraquement ou le chauffage des moribonds.<o:p></o:p>

    Il y avait aussi des femmes, et quelles femmes ! venues, on ne savait d’où, qui compliquaient de leurs ferments la putridité générale.<o:p></o:p>

    C’était une chose à dépasser l’imagination, de voir ces créatures maquillées et vêtues de fange, s’accoupler, dans des coins fétides, avec d’impurs marcassins ruisselants de liquides noirs, jusque sous le nez tolérant des sous-officiers caparaçonnés eux-mêmes d’immondices.<o:p></o:p>

    Il y avait surtout, et l’histoire en est surprenante, une fille protégée par un vieux tringlot gardé, je crois, par pitié, et qui pourrissait à vue d’œil. L’aspect seul de ce chevalier de la couperose et de l’eczéma, muselé de croûtes perpétuelles, eût dû être, pour les amateurs de sa compagne, le plus efficace des prophylactiques.<o:p></o:p>

    La vue même de cette compagne semblait, tout d’abord, ce qu’on peut imaginer de moins excitant. Visiblement consumée de phtisie et la face en tête de mort, on l’appelait l’épitaphe, dénomination singulièrement expressive et presque géniale, après laquelle une tentative de portrait serait ridicule.<o:p></o:p>

    Eh bien ! les ravages de ce couple furent inouïs. Tout le monde voulut de cette fille et tout le monde en redemanda. Les plus favorisés ou les plus riches étaient reçus dans la voiture du tringlot, voiture hors de service et immobilisée comme le reste, au-devant de laquelle se liquéfiait le cheval enterré, lui aussi, dès le commencement, dans quelque chose de bleuâtre qui prétendait à l’honneur d’être de la boue. La place en était marquée, fort heureusement, par les quatre sabots en l’air, dressés au-dessus de l’effroyable magma qu’on pouvait ainsi éviter.<o:p></o:p>

    Les roues de ce char n’ayant pas encore succombé, l’intérieur passait pour un endroit sec, assimilable, par conséquent, aux plus lointains paradis, et les élus étaient fort enviés. On essayait, à la sortie, de les faire tomber dans le cheval.<o:p></o:p>

    Cependant il y avait de bons jours, les jours de vadrouille pour l’épitaphe que ces mobilisés indéracinables appelaient alors : Madame.<o:p></o:p>

    Elle faisait la tournée des tentes sur une manière de traîneau dont on se lançait les cordes, — équipage suggestif de la claie des suicidés, — et consolait jusqu’à douze lamentateurs pour la somme de cinquante centimes.<o:p></o:p>

    Mais, comme disaient les gens de Lannion, c’était trop beau pour durer. Elle fut étouffée un jour par un grand gars de Pont-l’Abbé ou de Concarneau qui besognait avec énergie sans s’apercevoir qu’elle avait complètement disparu dans le « tapioca de macchabées » dont sa tente était à moitié remplie…<o:p></o:p>

    On s’étripa, quelques-uns se tuèrent de désespoir, la désolation fut à son comble et telle serait, d’après une légende popularisée dans les alentours, la vraie cause ignorée de l’évacuation de ce camp maudit.<o:p></o:p>



    Les 24 oreilles de gueule-de-bois

    L’homme et la femme passèrent une demi-douzaine de nuits sur des chaises au coin du feu, le petit garçon de six ans, s’agitant à leurs pieds, roulé dans un vieux manteau.<o:p></o:p>

    à peine séparés de ce groupe d’insomnies par un clayonnage décrépit, trois ou quatre sous-officiers ronflaient dans le pauvre grand lit de leurs noces. Un peu plus loin, d’autres hommes dormaient ou essayaient de dormir dans la paille, dans les copeaux, dans des couvertures ou des haillons, dans tout ce qu’ils supposaient capable de les protéger contre la froidure atroce de ce long décembre aux pattes gelées qui se promenait sur la France.<o:p></o:p>

    On pouvait bien être vingt à crever de misère dans cette baraque de sabotiers où les chefs avaient cru devoir poster une manière de grand-garde, à la lisière d’un bois très suspect. On y subodorait le Prussien, on croyait même, quelquefois, l’entendre vaguement, très loin, derrière la futaie sombre, dans l’énorme silence des heures.<o:p></o:p>

    à intervalles réguliers, un désespérant caporal appelait quatre ou cinq hommes, les aidait même charitablement du pied à se relever. Bâillements de fauves, rapides invocations à quelques démons, cliquetis de sabre-baïonnettes, heurts de crosses de fusils et de pieds pesants sur le sol battu, et disparition dans les ténèbres extérieures.<o:p></o:p>

    Après un demi-quart d’heure de piétinement au-dehors, les hommes de garde rentraient, expirant de froid, exhalant d’épaisses buées, décollant leurs doigts des flingots lancés avec rage, et se laissaient tomber lourdement à la place tiède, abandonnée par les camarades.<o:p></o:p>

    Il fallait toute l’autorité du caporal de semaine, hirsute braconnier du Périgord, devenu pasteur de zéphyrs1 dans les joyeuses compagnies d’Oran, pour que les hôtes misérables ne fussent pas écartés brutalement de leur propre foyer.<o:p></o:p>

    Cette bonne brute qu’on appelait Gueule-de-Bois et qui respirait pour tous les Allemands la haine la plus démoniaque, avait pris l’enfant du sabotier sous sa protection. Il l’installait sur ses genoux et l’enveloppait de ses deux bras pour le réchauffer, quand il sentait le petit être grelotter contre ses jambes.<o:p></o:p>

    Il ne pouvait se faire à l’idée que les sous-officiers, en nombre d’ailleurs anormal, se fussent emparés du lit de ces malheureux. Il avait même risqué, sans succès, quelques rudes observations. « Charognes ! » disait-il entre ses dents, plein de mépris pour les galons improvisés de ces fils de bourgeois qui n’avaient jamais servi et qu’une organisation tout arbitraire avait faits ses chefs.<o:p></o:p>

    Le père et la mère, gens simples et timides, subissaient avec douceur les avanies ou les insolences qu’il ne pouvait leur épargner. On avait bu tout leur cidre et ils avaient vu brûler, en moins de quatre jours, toute leur provision de bois. Les précieuses billes de noyer qui devaient servir à faire des sabots n’avaient pas été plus épargnées que les rondins ou les margotins et ils s’estimaient heureux qu’on ne détruisît pas aussi leurs vieux meubles.<o:p></o:p>

    Il est vrai que les intrus partageaient avec eux le biscuit avarié et les quelques tranches de lard que leur conférait une intendance fanatique d’inexactitude. En plein jour, quand les lutins bleus de la nuit polaire n’excitaient pas l’égoïsme du soldat, il y avait, certes, un peu de pitié pour ces pauvres gens exténués, mangés par leurs défenseurs et que l’ennemi survenant pourrait bien châtier avec cruauté pour avoir hébergé des francs-tireurs. On en avait vu d’épouvantables exemples…<o:p></o:p>

    Un beau matin, on fut rallié soudainement, un peu avant l’aube, et on détala comme des loups.<o:p></o:p>

     <o:p></o:p>

    Quelques jours plus tard, à trois lieues de là, en pleine forêt, un paysan qui servait de guide, et qui, par miracle, ne trahissait pas, vint raconter à Gueule-de-Bois que la maison du sabotier était maintenant occupée par les Prussiens, et qu’ils étaient une douzaine là-dedans qui n’avaient pas l’air de s’embêter.<o:p></o:p>

    On était en force, et il eût été facile de lancer trente ou quarante hommes sur ce point. Mais le caporal garda la chose pour lui, connaissant ses chefs et sachant combien il eût été vain de s’adresser au commandant qui n’eût pas manqué, avec sa profondeur ordinaire, de soupçonner immédiatement un piège. Il résolut simplement d’agir comme il lui plairait.<o:p></o:p>

    Ayant donc formé son plan, il choisit parmi ceux que le service laissait libres ce jour-là, deux hommes dont il était sûr. Le premier était un robuste montagnard du Sarladais, poilu jusqu’au bout des doigts, nommé Pierre Cipierre et, dès son enfance, bizarrement surnommé Le Même, pour exprimer, croyait-on, l’obstination la plus invincible. Le second n’était autre que ce Marchenoir, silencieux rêveur aux muscles accrédités, que devaient un jour éprouver, jusqu’à l’agonie, la fange bouillante et le crapuleux vitriol des inimitiés littéraires.<o:p></o:p>

    S’étant assuré la complicité de ces deux mâles qui lui parurent très suffisants pour l’exécution de son projet, on convint de sortir du camp, aussitôt après l’extinction des derniers feux ; chose facile et même tout à fait normale dans ces corps de volontaires ignorants des lois martiales, divisées parfois en sortes de clans et souvent livrés à la contradictoire fantaisie des chefs.<o:p></o:p>

    On se mit donc en marche à travers les bois par une scintillante et glaciale nuit sans lune, les trois hommes ayant très soigneusement bouchonné de paille leurs chaussures pour étouffer le bruit de leurs pas.<o:p></o:p>

    Il semblait que la nature entière fût morte de froid. Les arbres festonnés de givre avaient le silence et l’immobilité du cristal. Les ondulations de l’air devaient s’étendre sans obstacle, indéfiniment, et porter au loin le plus léger bruit.<o:p></o:p>

    L’ancien braconnier qui se rappelait très bien le chemin parcouru en sens inverse ne s’égara pas une minute et, malgré la prudence méticuleuse de cette marche indienne, on aperçut la maison avant que sonnât le coup de minuit à l’horloge des ducs et des chats-huants.<o:p></o:p>

    Les audacieux s’arrêtèrent à cent mètres environ derrière une haie, et il y eut, à voix très basse, une courte délibération. L’unique fenêtre était vivement éclairée et on entendait, avec une étonnante limpidité, des voix allemandes qui éclataient de minute en minute par-dessus de faibles implorations douloureuses.<o:p></o:p>

    — Les pauvres bougres sont dans les mains de ces salauds, souffla Gueule-de-Bois et je veux bien qu’on me rogne le derrière si nous ne parvenons pas à les démolir à nous trois. Les brigands doivent être à moitié soûls et ne se méfient pas. Mais ils sont quatre pour un, et il s’agit d’être malins. Il faut d’abord que je voie s’ils ont une sentinelle. Je connais les trucs. Attendez-moi, gardez mon fusil, et ne venez me rejoindre que si vous m’entendez gueuler.<o:p></o:p>

    Aussitôt, il se plia en deux et disparut sans bruit, à deux pas de là, comme un énorme crapaud.<o:p></o:p>

     <o:p></o:p>

    Les quelques minutes qui suivirent parurent longues aux deux estafiers qui formaient la réserve de cette singulière colonne d’attaque.<o:p></o:p>

    Marchenoir, qui raconta beaucoup plus tard cette aventure, avouait avoir senti, en cet instant, les plus grandes affres de sa vie.<o:p></o:p>

    — Il y eut précisément, disait-il, une accalmie de joie du côté des bêtes féroces et il me parut que le silence de tout l’espace venait s’appuyer sur mon cœur…<o:p></o:p>

    Une énergique pression de son camarade mit fin brusquement à cette agonie. Gueule-de-Bois se dressait devant eux. Voici ce qu’avait fait cet homme.<o:p></o:p>

    Ayant pu se glisser dans l’obscurité jusqu’à toucher la maison, il avait, en effet, trouvé un soldat allemand immobile et l’arme au pied devant le seuil. Tirant alors de sa poche un de ces larges couteaux à virole, tels qu’on les fabrique à Nontron, et l’ouvrant avec précaution derrière lui, pour qu’aucune errante lueur ne vînt s’égarer sur la lame, il avait si bien pris son temps et calculé son élan que le mouvement giratoire par lequel il trancha du même coup les deux carotides s’opéra dans la même durée d’éclair que le bond de grand félin noir qui le porta comme une ombre sur l’étranger.<o:p></o:p>

    Coup superbe et qui révélait toute une expérience d’égorgeur. La précision effroyable de la blessure n’avait pas permis au Prussien d’exhaler seulement un râle, et le fusil retenu par le même geste qui soutenait le cadavre n’était pas tombé.<o:p></o:p>

    Ce meurtre paraissait avoir aggravé le silence, loin de le troubler, et le vieux disciplinaire ayant couché sa proie tiède le long du mur, aussi loin que possible de la porte, s’était replié rapidement.<o:p></o:p>

    — Bono ! dit-il à Le Même et à Marchenoir. Les Cosaques sont gardés maintenant par un macchabée. Du poil, mes enfants, et ne flasquons pas. Je pense qu’ils sont tout à fait poivrots et nous allons entrer là comme dans de la m…<o:p></o:p>

    Au moment de leur arrivée, les cris de joie et les plaintes recommencèrent. Au risque de se trahir, Gueule-de-Bois s’approchant de la fenêtre, regarda dans la maison à travers les vitres sans rideaux. On ne l’aperçut pas de l’intérieur, mais ce qu’il vit lui mit de la terre sur la face et deux trous de feu sous les sourcils. Ne pouvant plus parler, il donna l’exemple et ce qui suivit fut un cauchemar sans nom.<o:p></o:p>

    Par la porte ouverte avec un fracas d’ouragan, les trois bougres apparurent, crosse en l’air, non pour se rendre, mais pour assommer. L’un des Prussiens en train de violer la femme liée par les quatre membres, — au contentement des autres attendant leur tour et s’abreuvant à leurs bidons pleins d’alcool, — fut équitablement le premier frappé par la main très sûre de Gueule-de-Bois. Il eut les reins cassés net, comme une vipère, et, dans la première seconde de stupeur qui précéda la mêlée, on entendit ce coup formidable qui jeta le bandit par terre et le fit se tordre en poussant des hurlements qu’on dut ouïr à deux lieues.<o:p></o:p>

    Tel fut le signal de la plus diabolique de toutes les danses. Les Allemands, désarmés pour la plupart, se dessoûlèrent à moitié. Un instant, ils furent encore dix contre trois, mais cela ne dura pas même le temps de le remarquer. Les massues montaient et descendaient avec une force irrésistible et désormais une seule voix articulée se faisait entendre à travers les cris de rage et le fracas des meubles brisés — la voix affreusement rauque de Gueule-de-Bois, broyant toujours du Prussien et répétant cet unique mot : « Cochons ! cochons ! » qui avait l’air de sortir de lui comme les bouillons excrémentiels sortent d’un égout.<o:p></o:p>

    En un espace de temps presque inappréciable, la victoire était acquise et le combat devenait une tuerie. Marchenoir seul fut, une minute, sérieusement menacé. Une espèce de géant réussit à s’emparer de son fusil que, malgré toute sa vigueur, le futur pamphlétaire ne parvenait pas à lui arracher. Dans cette situation, l’imminente survenue d’un second ennemi, même blessé, pouvait être un péril de mort. Soudain, il aperçut une bouteille à portée de sa main droite. S’en emparer, briser le fond contre le mur et planter sauvagement le tesson dans le visage de son adversaire, dont les yeux jaillirent, fut exécuté comme un seul geste.<o:p></o:p>

    Le Même, de son côté, besognait à ravir les anges. Marchenoir se souvint de l’avoir entrevu, dans cette nuit d’épouvante, écrasant la tête d’un homme sur la table, à grands coups de meule.<o:p></o:p>

    Particularité singulière et fort sinistre. Il n’y eut pas une cartouche brûlée. Le temps manqua peut-être, tellement tout cela fut rapide. Et puis, la mort est bien meilleure à donner de l’autre manière ! Le terrible Gueule-de-Bois, ivre-fou d’extermination, avait jeté son chasse-pot. Il fouillait maintenant l’Allemagne à coups de couteau, comme s’il avait voulu lui manger le cœur.<o:p></o:p>

     <o:p></o:p>

    Finissons-en. La mère était morte pendant le massacre. Le père fut trouvé dans la pièce voisine, attaché sur son fût de cidre, complètement fou et regardant avec un drôle de sourire le cadavre du pauvre petit pendu à une solive au-dessus de lui…<o:p></o:p>

    à la frissonnante pointe du jour, les aventuriers rentrèrent au camp, littéralement couverts de caillots de sang, comme des bouchers au sortir de l’abattoir. Mais le caporal Gueule-de-Bois portait un bagage étrange qu’il alla déposer tranquillement aux pieds du commandant stupéfait, sans dire un seul mot, sans qu’un muscle bougeât dans sa hure triste et formidable. C’étaient douze casques pointus et une paire d’oreilles dans chacun d’eux.<o:p></o:p>


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  • III. A. Villiers de l’Isle-Adam<o:p></o:p>

    Villiers était en Allemagne pour un pèlerinage wagnérien lorsque éclata la guerre. Il y écrivit deux articles pour Le Constitutionnel en tant que « correspondant particulier ». Il rentra en France par la Suisse, séjourna en Avignon chez les Mallarmé tout en recommandant vivement à ses connaissances de ne pas ébruiter son retour afin d’écrire d’autres articles « d’Allemagne », supercherie qui n’aboutit point. Puis il remonta à Paris avant le début du siège, pendant lequel il fut « commandant en chef des éclaireurs du 147e bataillon de la Garde nationale ». L’unique conte qu’il a écrit sur la guerre, Le Droit du passé, est une fiction, un songe, sur la continuité de la France monarchique sous la France républicaine, et malgré celle-ci. Légitimiste, Villiers a fréquenté les milieux naundorffistes sans l’être lui-même mais il se laisse séduire, le temps d’un conte, par le mystère d’une transmission. Le Droit du passé parut dans le Figaro en juillet 1884 puis dans deux feuilles survivantistes (85 et 86) avant de figurer dans le recueil L’Amour suprême (1886).<o:p></o:p>

    à part la date du 21 janvier, erronée puisque la première rencontre Favre-Bismarck eut lieu le 23, le reste est basé sur des éléments réels : Jules Favre avait en effet défendu Naundorff ; la fameuse bague déchaîne encore les hypothèses : conservée au Musée des Archives diplomatiques, elle aurait été « perdue » en juin 1940… Villiers semble avoir eu des documents de première main concernant cette entrevue. Si Jules Favre relate les négociations sans mentionner la bague, il en est par contre question dans un rapport adressé au Gouvernement quelques jours après la signature. Quoi qu’il en soit, l’exactitude  des circonstances compte moins que l’idée de permanence et Léon Bloy estimait cette nouvelle le seul texte inspiré sur la question. Il en cita un long extrait dans La Chevalière de la Mort.<o:p></o:p>

    Le droit du passe

    Le 21 janvier 1871, réduit par l’hiver, par la faim, par le refoulement des sorties aveugles, Paris, à l’aspect des positions inexpugnables d’où l’ennemi, presque impunément, le foudroyait, éleva enfin, d’un bras fiévreux et sanglant, le pavillon désespéré qui fait signe aux canons de se taire.<o:p></o:p>

    Sur une hauteur lointaine, le chancelier de la Confédération germanique observait la capitale ; en apercevant tout à coup ce drapeau, dans la brume glaciale et la fumée, il repoussa, brutalement, l’un dans l’autre, les tubes de sa lunette d’approche, en disant au prince de Mecklembourg-Schwerin qui se trouvait à côté de lui :<o:p></o:p>

    « La bête est morte. »<o:p></o:p>

    L’envoyé du Gouvernement de la Défense nationale, Jules Favre, avait franchi les avant-postes prussiens ; escorté, au milieu des clameurs, à travers les lignes d’investissement, il était arrivé au quartier-général de l’armée allemande. — On n’a pas oublié cette entrevue du Château de Ferrières où, dans une salle obstruée de gravats et de débris, il avait tenté jadis les premières négociations.<o:p></o:p>

    Aujourd’hui, c’était dans une salle plus sombre et toute royale, où sifflait le vent de neige, malgré les feux allumés, que les deux mandataires ennemis se réapparaissaient.<o:p></o:p>

    à certain moment de l’entretien, Favre, pensif, assis devant la table, s’était surpris à considérer, en silence, le comte de Bismarck-Schönhausen, qui s’était levé.<o:p></o:p>

    La stature colossale du chevalier de l’Empire d’Allemagne, en tenue de major général, projetait son ombre sur le parquet de la salle dévastée. à de brusques lueurs du foyer étincelaient la pointe de son casque d’acier poli, obombré de l’éparse crinière blanche, — et, à son doigt, le lourd cachet d’or, aux armoiries sept fois séculaires, des vidames de l’évêché de Halberstadt, plus tard barons : le Trèfle des Bisthums-marke, sur leur vieille devise : In trinitate robur.<o:p></o:p>

    Sur une chaise était jeté son manteau de guerre aux larges parements lie de vin, dont les reflets empourpraient sa balafre d’une teinte sanglante. — Derrière ses talons, enscellés de longs éperons d’acier, aux chaînettes bien fourbies, bruissait, par instants, son sabre, largement traîné. Sa tête, au poil roussâtre, de dogue altier, gardant la Maison allemande – dont il venait de réclamer la clef, Strasbourg, hélas ! – se dressait. De toute la personne de cet homme, pareil à l’hiver, sortait son adage : « Jamais assez ! ». Le doigt appuyé sur la table, il regardait au loin, par une croisée, comme si, oublieux de la présence de l’ambassadeur, il ne voyait plus que sa volonté planer dans la lividité de l’espace, pareille à l’aigle noire de ses drapeaux.<o:p></o:p>

    Il avait parlé. — Et des redditions d’armées et de citadelles, des lueurs de rançons effroyables, des abandons de provinces s’étaient laissé entrevoir dans ses paroles… Ce fut alors qu’au nom de l’Humanité le ministre républicain voulut faire appel à la générosité du vainqueur, — lequel ne devait en ce moment se souvenir, certes ! que de Louis xiv passant le Rhin et s’avançant sur le sol allemand, de victoire en victoire — puis de Napoléon prêt à rayer la Prusse de la carte européenne — puis de Lutzen, de Hanau, de Berlin saccagé, d’Iéna !<o:p></o:p>

    Et de lointains roulements d’artillerie, pareils aux échos de la foudre, couvrirent la voix du parlementaire, qui, par un sursaut de l’esprit, alors se rappela… que c’était l’anniversaire d’un jour où, du haut de l’échafaud, le roi de France avait aussi voulu faire appel à la magnanimité de son peuple, lorsque des roulements de tambours couvrirent sa voix !... — Malgré lui, Favre tressaillit de cette coïncidence fatale à laquelle, dans le trouble de la défaite, personne n’avait pensé jusqu’à cet instant. — C’était, en effet, du 21 janvier 1871 que devait dater, dans l’Histoire, l’ouverture de la capitulation de la France laissant tomber son épée.<o:p></o:p>

    Et comme si le Destin eût voulu souligner, avec une sorte d’ironie, le chiffre de cette date régicide, lorsque l’ambassadeur de Paris eut demandé à son interlocuteur combien de jours de suspension d’armes il serait accordé, le chancelier jeta cette officielle réponse :<o:p></o:p>

    — Vingt et un : pas un de plus…<o:p></o:p>

    Alors, le cœur oppressé par la vieille tendresse que l’on a pour sa terre natale, le rude parleur aux joues creuses, au nom d’ouvrier, au masque sévère, baissa le front en gémissant. Deux larmes, pures comme celles que versent les enfants devant leur mère agonisante, bondirent hors de ses yeux dans ses cils et roulèrent, silencieusement, jusqu’aux coins crispés de ses lèvres ! Car, s’il est une illusion que même les plus sceptiques, en France, sentent palpiter avec leur cœur, tout à coup, devant les hauteurs de l’étranger, c’est la patrie.<o:p></o:p>

    *<o:p></o:p>

    *   *<o:p></o:p>

    Le soir tombait, allumant la première étoile.<o:p></o:p>

    Là-bas, de rouges éclairs suivis du grondement des pièces de siège et du crépitement éloigné des feux de bataillons sillonnaient à chaque instant le crépuscule.<o:p></o:p>

    Demeuré seul dans cette mémorable salle, après l’échange du salut glacé, le ministre de nos affaires étrangères songea pendant quelques instants… Et il arriva qu’au fond de sa mémoire surgit bientôt un souvenir que les concordances, déjà confusément remarquées par lui, rendirent extraordinaire en son esprit.<o:p></o:p>

    *<o:p></o:p>

    *   *<o:p></o:p>

    C’était le souvenir d’une histoire trouble, d’une sorte de légende moderne qu’accréditaient des témoignages, des circonstances — et à laquelle lui-même se trouvait étrangement mêlé.<o:p></o:p>

    Autrefois, il y avait de longues années ! un malheureux, d’une origine inconnue, expulsé d’une petite ville de la Prusse saxonne, était apparu, un certain jour, en 1833, dans Paris.<o:p></o:p>

    Là, s’exprimant à peine en notre langue, exténué, délabré, sans asile ni ressources, il avait osé se déclarer n’être autre que le fils de Celui… dont la tête auguste était tombée le 21 janvier 1793, place de la Concorde, sous la hache du peuple français.<o:p></o:p>

    à la faveur, disait-il, d’un acte de décès quelconque, d’une obscure substitution, d’une rançon inconnue, le dauphin de France, grâce au dévouement de deux gentilshommes, s’était positivement échappé des murs du Temple, et l’évadé royal… c’était lui. — Après mille traverses et mille misères, il était revenu justifier de son identité. N’ayant trouvé, dans sa capitale, qu’un grabat de charité, cet homme que nul n’accusa de démence, mais de mensonge, parlait du trône de France en héritier légitime. Accablé sous la presque universelle persuasion d’une imposture, ce personnage inécouté, repoussé de tous les territoires, s’en était allé tristement mourir, l’an 1845, dans la ville de Delft, en Hollande.<o:p></o:p>

    On eût dit, en voyant cette face morte, que le Destin s’était écrié : — Toi, je te frapperai de mes poings au visage, jusqu’à ce que ta mère ne te reconnaisse plus.<o:p></o:p>

    Et voici que, chose plus surprenante encore, les états-Généraux de la Hollande, de l’assentiment des chancelleries et du roi Guillaume ii, avaient accordé, tout à coup, à cet énigmatique passant, les funérailles d’honneur d’un prince, et avaient approuvé, officiellement, que sur sa pierre tombale fût inscrite cette épitaphe :<o:p></o:p>

    « Ci-gît Charles-Louis de Bourbon, duc de Normandie, fils du roi Louis xiv et de Marie-Antoinette d’Autriche, xviie du nom, roi de France. »<o:p></o:p>

    Que signifiait ceci ?... Ce sépulcre – démenti donné au monde entier, à l’Histoire, aux convictions les plus assurées — se dressait là-bas, en Hollande, comme une chose de rêve à laquelle on ne voulait pas trop penser. <o:p></o:p>

    Cette immotivée décision de l’étranger ne pouvait qu’aggraver de légitimes défiances : on en maudissait l’accusation terrible.<o:p></o:p>

    Quoi qu’il en fût, un jour de l’autrefois, cet homme de mystère, de détresse et d’exil était venu rendre visite à l’avocat déjà célèbre qui devait être, aujourd’hui ! le délégué de la France vaincue. En fantastique revenant, il avait sollicité l’orateur républicain, lui confiant la défense de son histoire. Et, par un nouveau phénomène, l’indifférence initiale, sinon l’hostilité même, du futur tribun, s’étaient dissipées au premier examen des documents présentés à son appréciation. Bientôt remué, saisi, convaincu (à tort ou à raison, qu’importe !), Jules Favre avait pris à cœur cette cause — qu’il devait étudier pendant trente années et plaider un jour, avec toute l’énergie et les accents d’une foi vive. Et, d’année en année, ses relations avec l’inquiétant proscrit étaient devenues plus amies, si bien qu’un jour, en Angleterre, où le défenseur était venu visiter son extraordinaire client, celui-ci, se sentant près de la mort lui avait fait présent (en signe d’alliance et de reconnaissance profondes) d’un vieil anneau fleurdelisé dont il tut la provenance originelle. <o:p></o:p>

    C’était une chevalière d’or. Dans une large opale centrale, aux lueurs de rubis, avait été gravé, d’abord, le blason de Bourbon : les trois fleurs de lys d’or sur champ d’azur. Mais, par une sorte de déférence triste, — pour qu’enfin le républicain pût porter, sans trouble, ce gage seulement affectueux, — le donateur en avait fait effacer, autant que possible, les armoiries royales.<o:p></o:p>

    Maintenant, l’image d’une Bellone tendant, sur l’art fatidique, la flèche, aussi, de son droit divin, voilait de son symbole menaçant, l’écusson primordial.<o:p></o:p>

    Or, d’après les biographes, c’était une sorte d’inspiré, d’illuminé, quelquefois, ce prétendant téméraire ! — à l’en croire, Dieu l’avait favorisé de visions révélatrices et sa nature était douée d’une puissante acuité de pressentiments. Souvent, la mysticité solennelle de ses discours communiquait à sa voix des accents de prophète. — Ce fut donc une intonation des plus étranges, et les yeux sur les yeux de son ami, qu’il ajouta, dans cette soirée d’adieu et en lui conférant l’anneau, ces singulières paroles :<o:p></o:p>

    — Monsieur Favre, en cette opale, vous le voyez, est sculptée, comme une statue sur une pierre funéraire, cette figure de la Bellone des vieux âges. Elle traduit ce qu’elle recouvre. — Au nom du roi Louis xvi et de toute une race de rois dont vous avez défendu l’héritage désespéré, portez cet anneau ! Et que leurs mânes outragés pénètrent de leur esprit cette pierre ! Que son talisman vous conduise et qu’il soit un jour, pour vous, en quelque heure sacrée, le Témoin de leur présence !<o:p></o:p>

    Favre a déclaré souvent avoir attribué, alors, à quelque exaltation produite par une trop lourde continuité d’épreuves, cette phrase qui lui parut longtemps inintelligible – mais à l’injonction de laquelle il obéit, toutefois, par respect, en passant à l’annulaire de sa main droite, l’Anneau prescrit.<o:p></o:p>

    Depuis ce soir-là, Jules Favre avait gardé la bague de ce « Louis xvii » à ce doigt de sa main droite. Une sorte d’occulte influence l’avait toujours préservé de la perdre ou de la quitter. Elle était pour lui comme ces emprises de fer que les chevaliers d’autrefois gardaient, rivées à leurs bras, jusqu’à la mort, en témoignage du serment qui les vouait à la défense d’une cause. Pour quel but obscur le Sort lui avait-il comme imposé l’habitude de cette relique à la fois suspecte et royale ?... — Avait-il donc fallu, enfin ! qu’à tout prix ceci dût devenir possible — que ce républicain prédestiné portât ce Signe à la main, dans la vie, sans savoir où ce Signe le conduisait ?<o:p></o:p>

    Il ne s’en inquiétait pas : mais, lorsqu’on essayait de railler, en sa présence, le nom germain de son dauphin d’outre-tombe :<o:p></o:p>

    — Naundorff, Frohsdorff !... murmurait-il pensivement.<o:p></o:p>

    Et voici que, par un enchaînement irrésistible, l’imprévu des événements avait élevé peu à peu l’avocat-citoyen jusqu’à le constituer, tout à coup, le représentant même de la France ! Il avait fallu, pour amener ceci, que l’Allemagne fît prisonniers plus de cent cinquante mille hommes, avec leurs canons, leurs armes et leurs drapeaux flottants, avec leurs maréchaux et leur Empereur — et maintenant, avec leur capitale ! — Et ce n’était pas un rêve.<o:p></o:p>

    C’est pourquoi le souvenir de l’autre rêve, moins incroyable, après tout, que celui-là, vint hanter M. Jules Favre, pendant un instant, ce soir-là, dans la salle déserte où venaient d’être débattues les conditions de salut — ou plutôt de vie sauve – de ses concitoyens.<o:p></o:p>

    à présent, atterré, morne, il jetait malgré lui, sur l’Anneau transmis à son doigt, des coups d’œil de visionnaire. Et sous les transparences de l’opale frappée de lueurs célestes, il lui semblait voir étinceler, autour de l’héraldique Bellone vengeresse, les vestiges de l’antique écusson qui rayonna jadis, au fond des siècles, sur le bouclier de saint Louis.<o:p></o:p>

    *<o:p></o:p>

    *   *<o:p></o:p>

    Huit jours après, les stipulations de l’armistice ayant été acceptées par ses collègues de la Défense nationale, M. Favre, muni de leur pouvoir collectif, s’était rendu à Versailles pour la signature officielle de cette trêve, qui amenait l’épouvantable capitulation.<o:p></o:p>

    Les débats étaient clos. M. de Bismarck et M. Jules Favre, s’étant relu le Traité, y ajoutèrent, pour conclure, l’article 15, dont la teneur suit :<o:p></o:p>

    — « Article 15. En foi de quoi les soussignés ont revêtu de leurs signatures et scellé de leurs sceaux les présentes conventions.<o:p></o:p>

    Fait à Versailles, le 28 janvier 1871.<o:p></o:p>

    Signé : Jules FAVRE. BISMARCK. »<o:p></o:p>

    M. de Bismarck, ayant apposé son cachet, pria M. Favre d’accomplir la même formalité pour régulariser cette minute, aujourd’hui déposée à Berlin aux Archives de l’empire d’Allemagne.<o:p></o:p>

    M. Jules Favre ayant déclaré avoir omis, au milieu des soucis de cette journée, de se munir du sceau de la République française, voulait l’envoyer prendre à Paris.<o:p></o:p>

    — Ce serait un retard inutile ; répondit M. de Bismarck : votre cachet suffira.<o:p></o:p>

    Et, comme s’il eût connu ce qu’il faisait, le Chancelier de Fer indiquait, lentement, au doigt de notre envoyé, l’Anneau légué par l’Inconnu.<o:p></o:p>

    à ces inattendues paroles, à cette subite et glaçante mise en demeure du Destin, Jules Favre, presque hagard, et se rappelant le vœu prophétique dont cette bague souveraine était pénétrée, regarda fixement, comme dans le saisissement d’un vertige, son impénétrable interlocuteur.<o:p></o:p>

    Le silence, en cet instant, se fit si profond qu’on entendit, dans les salles voisines, les heurts secs de l’électricité qui, déjà, télégraphiait la grande nouvelle aux extrémités de l’Allemagne et de la terre ; — l’on entendait aussi les sifflements des locomotives qui déjà transportaient des troupes aux frontières. — Favre reporta les yeux sur l’Anneau !...<o:p></o:p>

    Et il lui sembla que des présences évoquées se dressaient confusément autour de lui dans la vieille salle royale, et qu’elles attendaient, dans l’Invisible, l’instant de Dieu.<o:p></o:p>

    Alors, comme s’il se fut senti le mandataire de quelque expiatoire décret d’en-haut, il n’osa pas, du fond de sa conscience, se refuser à la demande ennemie !<o:p></o:p>

    Il ne résista plus à l’Anneau qui attirait la main vers le Traité sombre.<o:p></o:p>

    — C’est juste, dit-il.<o:p></o:p>

    Et, au bas de cette page qui devait coûter à la patrie tant de nouveaux flots de sang français, deux vastes provinces, sœur parmi les plus belles ! l’incendie de la sublime capitale et une rançon plus lourde que le numéraire métallique du monde — sur la cire pourpre où la flamme palpitait encore éclairant, malgré lui, les fleurs de lys d’or à sa main républicaine — Jules Favre, en pâlissant, imprima le sceau mystérieux où, sous la figure d’une Exterminatrice oubliée et divine, s’attestait, quand même ! l’âme — soudainement apparue à son heure terrible — de la Maison de France.

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