• Au centre Pompidou

    Les femmes à l’œuvre

    Présent du 12 septembre 09

    « Elles@centrepompidou » n’est pas tant une exposition qu’un éclairage porté sur les collections du musée sous l’angle féminin. Une lecture de l’histoire de l’art du vingtième siècle, pour rendre hommage à la femme artiste et déterminer la particularité de sa création.

    Le romancier Samuel Butler (1835-1902) s’essaya finement à dégager cette spécificité pour prouver que l’Odyssée avait été écrite par une femme. Ses critères, ses remarques lui mériteraient de nos jours de sévères adjectifs. Ainsi que les emballages de gâteaux précisent à la suite de la liste des ingrédients « traces de noisettes, d’arachides », l’éditeur qui publierait L’auteur de l’Odyssée se sentirait obligé de mentionner en quatrième de couverture : Traces de paternalisme. Contient de la discrimination.

    Le contenant de « elles@centrepompidou » est paraféministe, un féminisme mâtiné de gender theory. En gros ça dénonce tout ce qui phallogocentrique (barbarisme digne de ces primaires qui n’ont aucune notion des mécanismes de la langue, comme ils le montrèrent lors de la féminisation de certains noms). Sont traqués « les effets persistants du patriarcat dans la culture euro-américaine », à savoir – je suppose – le machisme et l’homophobie, les OGM et la peur de l’Autre, le racisme et le réchauffement climatique. Il est vrai que le choix, lors des primaires démocrates, de M. Obama et non de Mme Clinton est révélateur d’un recul, d’autant plus douloureux qu’il a été présenté comme un progrès. L’état patriarcal ne sera dépassé que lorsque sera élue à la présidence de l’Etat mondial une transsexuelle lesbienne musulmane, de couleur, à mobilité réduite et sans-papiers. La lutte pour la différence est longue.

    Qu’en est-il du contenu ? Venues de l’Est dans le grand mouvement ad Lutetiam du début du siècle, Natalia Gontcharova appartient à l’Ecole de Paris, Sonia Delaunay relève de divers mouvements contaminés par l’intellectualisme post-cubique, tandis que Tamara de Lempicka se rattache à l’esthétique Art Déco (Kizette au balcon, 1927). Suzanne Valadon est bien représentée dans les collections de Pompidou, par des dessins, des eaux-fortes, et par cette grande huile La Chambre bleue (1923, illustration), caractéristique de ce que la peintre a donné de meilleur. La Chambre bleue remplacerait aisément une dizaine de toiles de l’exposition de la Pinacothèque qui s’achève ces jours-ci.

    Côté photographie, les portraits de Gisèle Freud sont inoubliables : Victoria Ocampo, André Gide, et par-dessus tout le doux visage de Virginia Woolf sur lequel se lit la vie intérieure. Les arums photographiés par Dora Maar ont une perfection formelle qui ne va pas sans froideur.

    Après-guerre, les femmes rallient l’art d’avant-garde. Nicky de Saint-Phalle tire au pistolet sur ses toiles en 1961, modèle une masse peinturlurée, une femme aux jambes écartées qu’elle intitule, histoire de ne pas laisser passer l’occasion d’un blasphème, Crucifixion. Dans les années soixante-dix, les happenings et les performances sont à la mode. Orlan fait des « Actions Orlan-Corps » sous forme de « MesuRage », de même que Gina Pane, qui par ailleurs frappe fort en exposant Une semaine de mon sang menstruel (1973). Comme avec La visite du Président Loubet aux escadres italienne et française dans la rade de Toulon, le titre épargne une plus longue description. On ne sort pas de la viande grâce à Jana Sterbak qui en 1987 signe Vanitas : robe de chair pour albinos anorexique, à savoir de la viande de bœuf crue sur un mannequin. De la facture académique la plus plate, un bronze de Kiki Smith représente l’accouplement d’un bouc et d’une toute jeune fille (2002, Tied to Her Nature, « lié à sa nature »).

    Telles sont les œuvres significatives au milieu de tant d’autres, celles par exemple de la triade Louise Bourgeois, Annette Messager, Sophie Calle ; en définitive, quantité de choses tristouilles. Une totale négation de l’esthétique qui a paradoxalement motivé une marque de cosmétique à être le principal mécène de l’exposition : Yves Rocher, lequel il est vrai a « toujours placé les femmes au centre de son action et a su créer un lien unique avec 30 millions d’entre elles dans le monde. » 30 millions d’amies ?

    Le but assigné à l’exposition n’est pas atteint. Plus qu’une spécificité de la création féminine, qu’on peut penser comme allant de soi même si elle reste difficile à cerner, l’accrochage du Centre Pompidou révèle malgré lui une spécificité de l’art d’avant-garde, celle de rendre strictement équivalentes les productions masculines et féminines. La médiocrité est neutre. La laideur asexuée. L’art d’avant-garde est impuissant. Il stérilise le talent, qui lui est incompatible.

    Samuel

    Elles@centrepompidou, artistes femmes dans les collections du centre Pompidou.

    Jusqu’au 24 mai 2010, Centre Pompidou.

    illustration : S. Valadon, La Chambre bleue, Musée national d’art moderne © RMN / Jacqueline Hyde


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  • A Troyes

    Le Beau XVIe

    Présent du 5 septembre 09

    Une centaine de sculptures champenoises du seizième siècle occupe l’église Saint-Jean-au-Marché, à Troyes, rassemblées en une Sainte Conversation à laquelle nous pouvons assister, comme les petits commanditaires muets et agenouillés dans l’art ancien.

    Après un fécond treizième siècle, l’art champenois pâtit de la guerre de Cent ans puis de celle qui oppose Louis XI à Charles le Téméraire. Le retour de la paix provoque une reprise du négoce (Troyes est une étape sur la route des Flandres et de l’Italie), accompagnée d’une belle production artistique que la seule activité commerciale n’explique pas. Des artistes et des croyants sont nécessaires.

    Les statues de saints sont nombreuses, elles suivent l’iconographie traditionnelle. Toute une légende dorée en bois peint, parfois en pierre. Saint Eloi à la forge, saint Roch au bubon pestifère, saint Mammès et ses intestins qu’il retient de la main (on l’invoquait pour les maux de ventre et les grossesses difficiles), saint Juvin et ses cochons. Art accessible à tous par le costume, par l’outil, alliant souvent à la simplicité de moyens une grande rigueur plastique.

    Plus pittoresque, dans la veine populaire, un gigantesque saint Christophe porte le Christ sur ses épaules. C’est une sculpture d’origine flamande. Car Troyes voit passer les artistes flamands qui sont nombreux depuis longtemps à descendre vers Lyon, Avignon et Rome. On attribue à Nicolas Haslin le Flamand une Visitation proche par sa préciosité des sculptures de l’atelier local dit « de Saint-Léger ». Plus qu’un atelier, c’est une tendance : des saintes aux visages ronds et souriants, richement vêtues, parées telles les jeunes bourgeoises : saint Marguerite et son dragon, sainte Barbe et sa tour. Cette tour n’est pas moins bien traitée que la sainte. Les détails architecturaux, plus ou moins fantaisistes, abondent. Celle de Villeloup mêle gothique et Renaissance. Des Vierges à l’Enfant appartiennent au même courant précieux. Si séduisantes soient-elles, ces sculptures promènent l’œil de détail en détail : le personnage y disparaît.

    Aux aspects aimables de la piété s’ajoute la profondeur de la dévotion pour la Passion. Les œuvres sont fortes, nombreux Ecce homo et Christ aux liens. Celui de Saint-Nigier sort du lot, puissant sans être athlétique, tragique sans être abattu. Sa qualité émerveillait Emile Mâle.

    Le XVe siècle a Enguerrand de Quarton et sa Piéta de Villeneuve-lès-Avignon ; le XVIe, la Mise au tombeau de l’église de Chaource d’un maître anonyme qui est peut-être Jacques Bachot, documenté par les archives. Ici il est représenté par une très noble Piéta (illustration), où se retrouvent les caractéristiques de la Mise au tombeau, de la sainte Marthe (Troyes, église de la Madeleine), de la Déposition de Villeneuve-l’Archevêque (Yonne) : drapés francs, visages féminins d’une intensité supérieure ; une forme tendue, une extrême retenue du pathétique. Le Maître sera imité dans la région mais cette forme pleine d’intériorité ne sera jamais égalée. Son activité se situe entre 1510 et 1530, il n’est presque plus gothique et ignore l’art Renaissance qui commence à se répandre.

    En effet les artistes locaux partis travailler à Fontainebleau et sur les autres chantiers royaux, en rapportent l’art nouveau. Les bas-reliefs de Jacques Juliot, ouvragés dans l’albâtre (retable de la Passion, de la Vie de la Vierge), sont italianisants. On note certains personnages empruntés au Parmesan, certaines têtes d’empereurs romains. Les attitudes se veulent individualisées grâce à une gestuelle variée ; moyen superficiel, cela ne va pas sans donner une impression d’agitation.

    Le maître d’œuvre italien de François Ier, le Primatice, abbé comandataire de Saint-Martin de Troyes, obtient des chantiers dans la région. Son collaborateur Dominique Florentin (1501-1571), né en Toscane, s’installe à Troyes dans les années 1540 et s’y marie. Il introduit le maniérisme : une grâce affectée, un drapé crémeux, des corps élongés achevés par une petite tête inclinée. La donne change radicalement : Saint Joseph n’est plus un artisan du pays mais, costume et visage, un centurion. Les personnages de la Foi et de la Charité ne sont plus de gentes champenoises mais des dames romaines quelque peu lointaines. De telles figures devaient paraître étrangères au peuple.

    L’art suppose des choix : aussi le maniérisme, si dans l’air du temps soit-il, peut se refuser sciemment. Pierre Jacques, sculpteur rémois mort en 1596, fait le voyage à Rome. La BnF conserve l’album de dessins qu’il y fit, d’après l’antique (consultable sur <gallica.bnf.fr>). Son Christ en croix est austère et viril. Il n’a rien de maniériste, ni dans la pose ni dans la taille. Il rejoint la forte tradition champenoise.

    Samuel

    Le Beau XVIe, Chefs-d’œuvre de la Sculpture en Champagne.

    Jusqu’au 25 octobre 2009, église Saint-Jean-au-Marché, Troyes (Aube).

    illustration : Maître de Chaource, Piéta, Bayel (Aube) © Schwa Ltd


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  • Au Musée d’Archéologie Nationale

    La reine Arégonde

    Présent du 29 août 09

    Coincés entre un Empire romain qui, même finissant, gardera son prestige, et un Empire carolingien qui se plut à les noircir, les temps mérovingiens ne se débarrassent que peu à peu de leur mauvaise réputation.

    Malgré les invasions sporadiques, la vie continue aux VIe-VIIIe siècles : le commerce avec l’Orient décline mais ne s’interrompt pas, celui avec la Méditerranée est florissant. Les voies romaines sont à jamais inscrites sur le sol européen et au-delà. Les rois bâtissent. L’Eglise édifie, on n’y pense pas car il ne reste debout que le baptistère de Poitiers ; mais sous la plupart des églises et des cathédrales romanes, des fondations mérovingiennes attestent la santé de l’époque.

    La basilique de Saint-Denis n’a pas d’autre histoire : le mausolée du martyr, édifié en 313, est transformé en édifice par sainte Geneviève vers l’an 500, puis agrandi au VIe, au VIIe, avant de disparaître sous la vaste basilique médiévale. Les fouilles entreprises à l’époque moderne ont permis l’étude de quatre-vingts tombes mérovingiennes. Ce n’était pas encore une nécropole royale : seuls Dagobert Ier et son fils Clovis II y furent enterrés, mais déjà un lieu privilégié : des membres des familles royales, des notables ont souhaité être placés au plus près des saintes reliques.

    L’exposition commémore particulièrement l’invention de la tombe de la reine Arégonde, en 1959 par Michel Fleury, grand archéologue et défenseur du Vieux Paris, auquel il faut associer Edouard Salin et Albert France-Lanord. La tombe d’Arégonde est une cuve de grès à couvercle, oblongue et trapézoïdale. Elle est modestement décorée de lignes dans le sens de la longueur, travaillées à la pointerolle. Aux petits côtés, les lignes sont obliques. La nécropole de Saint-Denis recelait des cuves en pierre, d’autres en plâtre qui étaient moulées en série : les artisans exploitaient le gypse local, de même qu’en Anjou ils privilégiaient l’ardoise régionale pour les inhumations (collégiale Saint-Martin). Le contenu de la cuve, étudié dans les années soixante, l’a été à nouveau avec les moyens modernes. Désormais Grégoire de Tours et AGLAE collaborent. (1)

    Arégonde est une bru de Clovis. Elle fut l’épouse de Clotaire Ier (511-561 : roi de Soisson, roi de Reims, roi des Francs), et la mère de Chilpéric Ier, roi de Soisson et de Neustrie (561-584). Ecrivant dans la seconde moitié du siècle, Grégoire de Tours raconte qu’Ingonde, première épouse de Clotaire, demanda à son royal époux pour sa propre sœur Arégonde, un mari digne d’elle, à savoir le plus parfait possible. Le roi estima qu’il était le seul homme qui répondît à de telles exigences et sans barguigner épousa la sœur de sa femme qui accepta ce mariage avec soumission. Mais on dit qu’en fait Ingonde était morte quand Clotaire épousa sa sœur ; il s’agit de lévirat puisqu’il épousa par la suite la veuve de son frère Clodomir puis celle de son petit-neveu Theodebald. Il fut également marié à Radegonde, la sainte que l’on sait.

    Au physique, la science le dit, Arégonde mesurait dans les 1m 50, était gracile. Elle boitait de la jambe droite, suite d’une poliomyélite contractée à cinq ans ; handicap qui lui provoqua une méchante entorse. Elle souffrait d’arthrose cervicale et lombaire, peut-être de diabète. Elle est morte dans les années 570, âgée d’une soixantaine d’années.

    Les résidus de tissus, de cuir, dégagés du magma tombal, passés au crible électronique, permettent de reconstituer le costume d’apparat dans lequel elle fut ensevelie. Son manteau était teint de pourpre, privilège royal hérité de Rome et en usage à Byzance. Elle portait un voile de samit, étoffe orientale damassée. On sait que, avec ces étoffes luxueuses et parées du prestige de l’Orient, l’Eglise enveloppa souvent des reliques. Un beau-fils d’Arégonde, Sigebert roi d’Austrasie et de Reims, déroba d’ailleurs dans la basilique Saint-Denis, à ce que rapporte Grégoire, le voile précieux qui couvrait le saint tombeau.

    Les bijoux, les plaques-boucles et contre-boucles de ceinture, les fibules, les épingles sont métalliques, cloisonnés et souvent garnis de grenats et pâtes de verre (illustration) : Saint Eloi  excellera quelques décennies plus tard dans cette technique, réalisant par exemple ainsi la croix de Saint-Denis, dont, vandalisée à la Révolution, il reste un minuscule fragment (BnF, Cabinet des Médailles). Le décor est géométrique, zoomorphique, à entrelacs : c’est le décor typiquement « barbare » d’une communauté qui affirme ses origines franques.

    Samuel

    (1) AGLAE est l’accélérateur de particules du C2RMF, Centre de Recherche et de Restauration des Musées de France.

     

    Tombes mérovingiennes de la basilique Saint-Denis, La science au service de l’archéologie.

    Jusqu’au 4 octobre 2009, Musée d’Archéologie Nationale, Château de Saint-Germain-en-Laye (Yvelines).

    illustration : Bijoux de la reine Arégonde (vers 570) ©RMN/ Jean-Gilles Berizzi


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  • Au musée de l’Ile-de-France

    Les marbres de Letourneur

    Présent du 22 août 09

    René Letourneur (1898-1990), entré aux Beaux Arts de Paris en 1916, obtient le Prix de Rome en 1926. Il regarde de près, lors de son séjour italien, les marbres antiques et Renaissance, ceux de Michel-Ange surtout.

    Les commandes publiques le sollicitent régulièrement tout au long de sa carrière : bas-reliefs et médaillons du théâtre Jean-Vilar de Suresnes (1934) ; monuments aux morts d’Alençon (une Victoire au sommet d’un glaive de dix mètres, 1953-1954) ; rondes bosses pour le pont du Pecq (La Seine, l’Oise, 1962-1964) ; et tant d’autres choses, à Lille, Lorient, Albi, etc., sur des façades, des places publiques, dans des écoles – ces dernières favorisées par le 1% institué en 1951 exclusivement pour les bâtiments de l’Education nationale.

    A partir des années soixante-dix, l’Etat se détourne des Prix de Rome et s’ouvre à des artistes plus révolutionnaires – effet de Mai 68. L’extension, en 1978, du 1% à toutes les commandes publiques, le choix exclusif de plasticiens ont installé çà et là dans le paysage urbain des poutrelles tordues et des crottes bétonneuses, au détriment de cette figure humaine que R. Letourneur aimait tant, qu’il a toujours choisie pour répondre aux commandes, publiques comme privées : souvent des allégories, des hommes politiques parfois : le monument à Jaurès (Albi), l’exotique monument à Simon Bolivar (Quito, Equateur). Au total, peu d’art religieux, on compte un haut relief (Notre-Dame des Victoires, Lorient), un tympan (chapelle de l’hôpital d’Albi), une Vierge à l’Enfant, c’est à peu près tout.

    Confronté à la rupture avant-gardiste, René Letourneur se replie dans son atelier de Fontenay-aux-Roses et se consacre au corps féminin, « bizarre et émouvant ». Cette sculpture sera pour l’essentiel celle du marbre, pratiquée en taille directe.

    La taille directe ! Le XIXe l’a ignorée, l’artiste laissant à des praticiens le soin de tailler le caillou par la mise au point, c’est-à-dire par un acte purement mécanique, impersonnel. « La taille directe n’exclut pas de prendre des mesures, elle est contre la machine ou le compas reproduisant très exactement le modèle, écrivait Letourneur. Michel-Ange partait d’une modèle, très étudié, de 40 à 50 centimètres de hauteur, pour passer directement à l’exécution, quelle que soit la taille définitive. Cela a le double avantage de permettre le contrôle de son ensemble en faisant le modèle et de ne pas répéter son travail en l’exécutant. » (La Sculpture française contemporaine, 1944).

    L’approche de R. Letourneur est semblable à celle des sculpteurs de sa génération, qui ont cherché l’accord du mur et de la statuaire, l’expression par la taille directe : Henri Bouchard, Carlo Sarrabezolles, Alfred Janniot, Raymond Delamare, artistes évoqués lors de conférences en mai dernier à Sceaux, auxquels il faut ajouter, puisqu’il est encore laissé à l’écart, Henri Charlier, ou Léon Séverac.

    Si des traits Art Déco se devinent, la statuaire féminine de Letourneur est fortement marquée par celle de Maillol (1868-1944), poses, dessin des visages, rotondité de la forme. Cette rondeur n’est qu’apparente chez Maillol, dont les sculptures ne laissent rien à désirer quant au travail des plans ; chez Letourneur, les plans semblent moins rigoureusement définis. Ou est-ce ce fichu marbre qui noie le regard ? Ce marbre blanc, poli, repoli, est une aberration, puisque les plans s’éclairant les uns les autres par réverbération, la forme est absorbée dans une luminosité générale. Les bronzes et les pierres calcaires parlent de façon plus cohérente : la lumière, en grande partie absorbée, éclaire chaque plan avec l’intensité juste.

    Letourneur aime que la figure garde la pesanteur de la pierre, l’aspect massif du bloc dont elle est issue. Certaines œuvres, plus que d’autres, conservent la forme du bloc : L’Aube et Le Crépuscule en sont un bon exemple (illustration), la pose étant à la fois conçue et ramassée. Il ne viendrait pas à l’esprit du sculpteur qu’une Idée gesticulât. L’œuvre de la maturité, Les Trois Figures (1974-1978), s’annonce elle aussi issue d’une masse : le sculpteur refuse la prouesse technique qui simulerait la juxtaposition de trois personnages, il extrait un groupe de sa gangue, sans trop le refouiller.

    Les nus de Letourneur ne vont pas sans répétition. Est-ce poursuite d’une Idée fondamentale ou reprise d’une unique Idée faute de mieux, je ne sais. Ses dessins, brillants, séduisants, correspondent à sa sculpture, avec le même reproche. « Dessiner, c’est suggérer, c’est exprimer une forme par un trait qui contient le volume dans l’espace, dont l’expression s’avance ou fuit selon l’idée de la profondeur que l’on s’en fait. »

    Samuel

    L’atelier du sculpteur René Letourneur.

    Jusqu’au 3 novembre 2009, Musée de l’Ile-de-France (Parc de Sceaux, 92).

    illustration : R. Letourneur, Le Crépuscule (1949-1950), Parc de Sceaux © Schwa Ltd


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  • Au Musée des Arts décoratifs et au Mémorial Leclerc

    La mode de chez nous

    Présent du 15 août 09

    Madeleine Vionnet (1876-1975) est un grand nom de la mode d’entre les deux guerres. Elle apprend la couture dès l’âge de douze ans. Après un passage chez Kate Reily, maison de couture londonienne, elle rentre à Paris et travaille chez les sœurs Callot, sans qui, disait-elle, « j’aurais continué à faire des Fords. Ce sont elles qui m’ont permis de créer des Rolls. » Jacques Doucet l’embauche ensuite, mais les idées solidement arrêtées de la jeune créatrice, relativement au rapport du corps et du vêtement, ne plaisent pas. Elle fonde sa propre maison en 1912.

    M. Vionnet a le sens des réalités et de l’essentiel. Elle est marquée par le Purisme du Corbusier et d’Ozenfant, mais évite tout cérébralisme : « On n’est pas couturier dans l’abstraction pour suivre son inclination […]. Un couturier habille des êtres humains, non des rêves… » Elle juge contraire au bon sens d’ajouter à la structure qu’est le corps humain, une structure supplémentaire qu’est un vêtement contraignant. Adieux corsets, tournures, boutons, agrafes, baleines et doublures ! Le vêtement doit être un tégument. La toge antique, une unique pièce drapée, inspire son travail. Les tissus sont légers, c’est du tulle, de la crêpe, des mousselines, qui, grâce à la coupe en biais, plissent naturellement, comme le montre cette robe faite de quatre losanges de tissu noués sur les épaules et tenus par une ceinture (illustration), utilisation exemplaire de la géométrie au service du corps.

    Ses robes et manteaux se signalent encore par des teintes unies, franches, un noir, un vert, un café crème, gages de clarté de l’idée générale.

    Madeleine Vionnet eut à cœur d’améliorer les conditions de travail des petites mains, et lutta contre la contrefaçon qui, elle l’avait compris, menaçait la santé des maisons de couture : le dépôt systématique, à cette fin, des photographies de ses créations constitue désormais une belle archive. Elle arrêta son activité en 1939, après une vie professionnelle bien remplie.

    La mode évoque la futilité, l’éphémère. M. Vionnet en avait une tout autre conception : « Le mot mode pour moi ne signifie rien que des idées d’ordre général, universel, participant du caractère immuable et éternel de la beauté. »

    Age sombre et semelles de bois

    Le même terme de mode a paru inconvenant, appliqué aux années les plus sombres de notre Histoire. Présent dans le titre initial de l’exposition du Mémorial Leclerc, il en a été ôté. Craignait-on Chr. Girard en embuscade ? La mode existe pourtant, les journaux spécialisés paraissent. Avec quelques clichés d’André Zucca, nous nous rendons aux courses en compagnie de Choupinette, mannequin chez Schiaparelli, photographiée à l’entrée du métro, en vélo-taxi, etc. Le chic de la Parisienne appartient autant à l’imaginaire allemand qu’à l’imaginaire français, pour lequel être pimpante malgré tout est un acte de résistance culturelle et morale.

    L’influence des circonstances se mesure à la coupe volontiers militaire des tailleurs, à l’utilisation du tissu écossais, clin d’œil aux alliés. Au rayon des accessoires, les foulards ont un parfum vichyssois. Colcombet édite « les Carrés du Maréchal », sur le thème de ses déplacements en France, ou avec son portrait, des citations ; on peut aimer, mais enfin ça n’est pas les Gobelins. Un carré Hermès prône le Retour à la terre, sous forme d’un dessin d’enfant.

    La mode est surtout pragmatique : faire la queue dans le froid, circuler à vélo, passer la nuit dans les abris, exigent une modification des vêtements. D’une façon générale la créativité est en panne, pour preuve l’extravagance croissante des chapeaux.

    La créativité, mais pas l’inventivité. Le système D triomphe. La pénurie des matériaux de luxe fait se tourner les créateurs vers d’autres matériaux. La modiste Mme Agnès orne ses chapeaux de longs copeaux de bois vernis ou laqués. Albouy fabrique des chapeaux en papier journal.

    Même les matériaux de base se raréfient ou disparaissent. Les semelles en bois articulées de la marque Smelflex sont les bienvenues. L’absence de bas est palliée par le trompe-l’œil : le Filpas, le Bas Liquide se peignent à même la jambe, vendus en flacon, déclinés en teinte chair, dorée, ou brune. Les ménagères s’essayent à la fabrication maison : « Avec 55 cm de drap, je fais ce sac », explique un Marie-Claire de 1940. Chutes de pneus, sangles de sommier, poils de chiens, cheveux… Récupérons ! proclame une affiche du Service de la récupération et de l’utilisation des déchets et vieilles matières, anticipant la mode écolo-éthique actuelle.

    Samuel

    Madeleine Vionnet, puriste de la mode.

    Jusqu’au 31 janvier 2010, Musée des Arts décoratifs.

    Accessoires et objets, témoignages de vies de femmes à Paris, 1940-1944.

    Jusqu’au 15 novembre 2009, Mémorial du Ml Leclerc de Hauteclocque (Paris XVe).

    illustration : Robe, par M. Vionnet (1920), Les Arts Décoratifs, Union Française des Arts du Costume © Patrick Gries


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