• A la Galerie des Gobelins

    Mobilier national

    et Art Déco

    Présent du 13 juin 09

    Belle au Bois dormant assoupie tout en tissant, la manufacture des Gobelins fut réveillée par un Prince charmant caché sous les dehors prosaïques d’un critique d’art devenu son directeur l’an mil neuf cent huit, Gustave Geffroy. Au lieu de réutiliser les vieux cartons, il en fit dessiner par des artistes, ce qui rendit au Mobilier national son rôle de commanditaire.

    Les figures qui ornent l’ensemble commandé à Jules Chéret en 1908 (Les Saisons) sont d’un naturalisme atténué par leur évanescence, laquelle en accentue la vulgarité, caractéristiques incompatibles avec le procédé de la tapisserie. Même remarque pour le salon dessiné par Félix Bracquemond. Le goût d’Odilon Redon est plus fin : des fleurs légères et claires, aux coloris délicats, montées sur un bois noir, ou sur du sycomore, suave et blond (deux fauteuils et un écran, 1909 et 1913). Chéret et Redon ont travaillé avec L. Roustan pour les montures. La politique désormais est d’associer un tapissier et un ébéniste pour une création originale et concertée.

    Le réveil des Gobelins provoque celui de Beauvais et de la Savonnerie. Jean Veber, ancien caricaturiste de l’Assiette au Beurre, est sollicité pour le Mobilier national : c’est comme si le directeur de Charlie Hebdo devenait directeur des programmes à France Inter. Ses ambitieux ensembles des années dix et vingt, sur les thèmes des contes de fées et des animaux de la forêt, sont laids : couleurs rappelant les canevas les plus plébéiens, montures grasses et aurifiées, dues pour une part à Paul Follot qui mène à partir de 1923 l’atelier Pomone, la partie production d’ameublement du Bon Marché. P. Follot est plus inspiré pour les tapisseries qu’il dessine sur le thème du Parc (1925-1929), avec des motifs Art Déco, dont l’épanouissement a lieu après la Première Guerre.

    Des années vingt et trente, le Mobilier National a des spécimens de choix, mais, à côté de ces joyaux, quelques meulières, parmi lesquelles les dix-huit fauteuils pour la salle du Conseil de l’Elysée, dus à Emile Gaudissart (tapisserie) et André Fréchet (directeur de l’Ecole Boulle, monture). Chaque dossier est orné d’un emblème symbolisant un ministère (Intérieur, Justices, Colonies…). Les sièges sont d’une lourdeur désagréable ; pas encore bling-bling, la République est plon-plon.

    On s’envole heureusement grâce aux aéroplanes, qui figurent souvent dans le décor, signes d’extrême modernité interprétés par un antique procédé : le paravent de L. Pascalis leur est entièrement consacré (l’Hydravion, le Dirigeable, l’Avion, le Planeur, 1931). Ch. Edelmann décline l’Aviation, l’Auto, le Canot, le Ski (1933). L’Art Déco reflète la joie de vivre de l’époque, sa qualité de vie et ses loisirs : les Plaisirs de la plage (C. Dufresnes), les Sports (M. Taquoy), compositions assez chargées surtout si on les compare au paravent dessiné par Charles Martin, qui donne de jolies tapisseries : Natation, Chasse à Courre, Pêche, Canotage (1933). On reconnaît là des sujets déjà traités lorsqu’il illustra chacun des Sports et Divertissements d’Erik Satie (1914), le recueil de vingt pièces courtes, que les interprètes, au lieu de reprendre pour la millième fois les Gymnopédies ou les Gnossiennes, seraient inspirés d’enregistrer. Ch. Martin (1884-1934) est représentatif de l’illustration Art Déco, il a travaillé pour les magazines du luxe, de la mode, français et américains.

    Toutes aussi élégantes sont les créations d’André Groult, à la fois d’époque et personnelles. L’ensemble Les Rubans (1932) est, monture et tapisserie, de sa main (illustration). Les montures sont en hêtre, plaqué de galuchat blanc ; la ceinture est incurvée, le dossier polylobé. La décoration, rose et bleue, des rubans brisés qui encadrent des fleurs. On retrouve A. Groult, pour des montures moins originales, avec des tapisseries de Raoul Dufy : grand ensemble sur le thème de Paris (1924-1933). L’assise est ornée de fleurs qui n’ont rien de l’apesanteur qu’on attend de cet artiste, mais les paysages parisiens sont pleins d’audace.

    Ce parisianisme est tempéré par des sièges consacrés à la Provence, particulièrement précieux tant au niveau de la tapisserie (G. Leroux) qu’à celui de la monture, due à Léon Jallot, créateur du temps de l’Art Nouveau, touché par la grâce de l’Art Déco (1935). Autrement moins léger est le canapé des frères Lurçat (Les illusions d’Icare, 1938). La ligne sévère d’André, architecte et designer, la décoration austère de Jean, le tapissier, en font une réussite mais la froideur de ce rationalisme annonce les meubles cafards des années quarante et cinquante, que nous laisserons délibérément de côté.

    Samuel

    Elégance et Modernité (1908-1958), Un Renouveau à la française.

    Jusqu’au 26 juillet 2009, Manufacture des Gobelins.

    illustration : André GROULT, Les Rubans, 1932 © Isabelle Bideau / Mobilier national


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  • Au musée d’Orsay

    Idéale Italie

    Présent du 6 juin 09

    « Voir l’Italie et mourir » – alors que l’Italie ne donne qu’envie d’y vivre, que tant d’écrivains et artistes y ont vivifié leur œuvre ! Dès le XVIIe siècle, tout artiste doit pour parfaire sa formation avoir visité l’Italie, patrie des arts, et, mère civilisatrice, Rome où l’Académie de France n’est pas tant la légation de l’art français que le pied à terre de ceux à qui est accordé le défraiement du séjour : le fameux Prix de Rome.

    Les paysagistes cherchent le ton local, la lumière fugitive. Dans les années 1780, pas encore guindé dans des paysages historiques, P.-H. de Valenciennes peint la lumière sur les toits romains : Rome, ciel nuageux. Lui succèdent L. Cogniet (condisciple aux Beaux Arts de Delacroix et Géricault) et C. Corot, qui immortalise la vasque du jardin de la Villa Médicis devant le panorama urbain.

    Des vieilles pierres, d’autres recherchent la permanence. Viollet-le-Duc effectue de minutieux relevés aquarellés de la façade du Palais des Doges et de Sainte-Marie des Fleurs ; J. Ruskin aussi, mais il illustre ses recherches avec les photographies prises par ses soins (Les Pierres de Venise, 1853, ill.).

    Les artistes ne sont pas seuls à parcourir l’Italie. Les aristocrates anglais font le voyage, initiation culturelle : le Grand Tour, qui embourgeoisé donne naissance au tourisme dans le cours du XIXe. Dès que pratiquement ils le peuvent, les voyageurs emportent leur matériel photographique : leur abondante production d’images, de qualité souvent, s’ajoute à celle des peintres. Il se fait des « excursions daguerriennes », titre d’un album qui rassemble des gravures effectuées d’après des clichés (monuments, villes). Naît une école romaine de photographie encore tributaire de la peinture, qui s’intéresse aux sites touristiques et à la vie populaire.

    Les amateurs de la chambre obscure sont présents sur les sites archéologiques lorsqu’est exhumée une statue colossale, ou lorsqu’est moulée une cavité laissée par un cadavre de Pompéi, donnant comme grâce à un négatif le tirage d’une victime de l’éruption du Vésuve. Les panaches du volcan, photographiés par Giorgio Sommer, abolissent le temps humain : dix-huit siècles après, ils sont tels que les a décrits Pline le Jeune. Mais l’Italie a une actualité pas moins dramatique, celle du Risorgimento. Les photographes prennent conscience de l’importance de leur témoignage. Ils enregistrent les destructions occasionnées par la défense de Rome (1848-1849, S. Lecchi), les ruines du Palais Carini à Palerme (1860, G. Le Gray).

    La grandeur de Rome, que Du Bellay a cherché dans les ruines – Nouveau venu qui cherches Rome en Rome / Et rien de Rome en Rome n’aperçois, / Ces vieux palais, ces vieux arcs que tu vois, / Et ces vieux murs, c’est ce que Rome on nomme –, qu’en reste-t-il dans le peuple ? Le poète de la Renaissance s’est adressé aux « pâles esprits », aux « ombres poudreuses », mais les artistes du dix-neuvième trouvent la vertu antique dans la figure d’un mendiant ou la silhouette d’une passante, ou à défaut se rabattent sur l’exotisme des costumes locaux, sur la solide et saine beauté d’une femme du peuple. Ils en tirent ce que leur talent permet, du pittoresque ou plus : Deux paysannes et un enfant de G.-L. Gérôme (1849), Les Pèlerins à Rome de P. Delaroche (1842), La Florentine de H. Flandrin (1840). A l’aide des mêmes modèles, d’autres recréent une antiquité rêvée. Th. Chassériau imagine Le Tepidarium, empli d’augustes femmes, dont une brune, à droite, nous regarde (1853).

    Hommage à E. Hébert

    Une exposition est parallèlement consacrée à Ernest Hébert (1817-1908). Deux fois directeur de l’Académie de France à Rome, il prit le temps de séjourner dans des villages reculés des Abruzzes, où il travailla d’après l’Italienne, tandis que son épouse pratiquait, elle, la photographie. Plus que ne le pouvaient les artistes de passage, E. Hébert approfondit la question de ces paysannes typées. Ses toiles à l’huile ont l’aspect cotonneux de l’académisme (M. de Norpois admirait ses Vierges), son talent s’exprime au fusain, à l’aquarelle. Combien demeure juste l’appréciation de Th. Gautier, « Hébert excelle à rendre ces physionomies italiennes, brunes et sérieuses où la vie paraît dormir à force d’intensité et se traduit seulement dans un regard fixe. Il sait exprimer mieux que personnes cette mélancolie de chaleur, ce spleen de soleil, cette tristesse de sphinx qui donnent tant de caractère à ces belles têtes méridionales ». De splendides dessins rendent inoubliables les visages de Crescenza, d’Adélaïde et autres filles d’Alvito, village du Latium.

    Samuel

    Voir l’Italie et mourir, Photographie et peinture dans l’Italie du XIXe siècle.

    Italiennes modèles, Hébert et les paysans du Latium.

    Jusqu’au 19 juillet 2009, Musée d’Orsay

    illustration : J. Ruskin, Venise, palazzo Ducale avec soldats, entre 1845 et 1852 © Courtesy of K. and J. Jacobson, UK


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  • Au musée du Louvre

    Premiers retables

    Présent du 30 mai 09

    L’autel a rarement été décoré : une frise, un chrisme, rarement plus, souvent moins. Le goût décoratif médiéval s’est déployé en dehors de la table sacrée mais tout près d’elle (retro tabula), comme pour en relever encore la grandeur. Dans notre imaginaire, retable est synonyme de tableau peint, que nous dotons volontiers de volets. En réalité, les retables ont d’abord été sculptés. Ils sont apparus vers l’an mil, peut-être en France. Les œuvres conservées ne remontent pas au-delà du XIIe siècle car, accessibles, les retables sculptés ont particulièrement pâti des changements dus à la mode ou à la rage. Les œuvres exécutées en métal, donc convertibles, réutilisables sous une autre forme, ont presque toutes disparu. Le retable de Stavelot, intact, n’en a que plus de valeur. Représentant la Pentecôte, il est en cuivre sur âme de bois, avec des parties émaillées, et date des années 1160.

    Entiers ou fragmentaires, il reste assez de retables pour avoir une idée claire du genre. Par sa forme allongée, le retable appelait la compartimentation et la hiérarchie : scène centrale, scènes latérales. Au centre, le Christ ou la Vierge en majesté tenant l’Enfant. Au douzième siècle, cette dernière est présente sur les tympans ; sa position au centre de l’autel est justifiée par la majesté avec laquelle elle présente le Christ, telle une Elévation. Les scènes latérales illustrent souvent la vie de la Vierge, la vie du Christ, et de plus en plus la vie des saints.

    Le retable de Carrières-sur-Seine (illustration) se compose d’une Annonciation, d’une Vierge Trône, d’un Baptême du Christ. Le cadre est composé de rinceaux, d’architectures qui forment dais. Les fonds sont profondément refouillés pour que les personnages ressortent bien, ceux-ci se caractérisent par une gracilité et une élégance dont l’art roman fait parfois la surprise.

    Un autre retable d’Ile-de-France (XIIIe) est caractéristique de l’association du culte des saints à l’autel, déjà pratiquée par l’inclusion des reliques. Central, le Baptême du Christ ; de chaque côté, des épisodes de la vie de l’évêque rouennais saint Romain. La composition est continue : aucune séparation entre les scènes. Remarquable morceau de sculpture gothique, à étudier de près. La trace de l’outil restitue du sculpteur le geste, lequel révèlerait son intention si nous étions suffisamment attentifs.

    De qualité presque égale, un degré en-dessous, un retable de la même époque est entièrement consacré au martyre de saint Hippolyte. Le disciple de saint Laurent  à gauche est déchiré par des peignes de fer, à droite a la bouche meurtrie à coups de pierre. Premiers tourments ordonnés par l’empereur Dèce, qui envoie ensuite Hippolyte devant le gouverneur Valérien. Devant son refus réitéré de sacrifier aux dieux, Valérien le fait traîner par deux chevaux parmi pierres et ronces jusqu’à ce que mort s’ensuive : c’est la scène centrale du retable, d’une composition audacieuse, les chevaux semblant sur le point de disloquer le malheureux corps, au-dessus duquel l’âme du martyr, sous la forme d’un homme nu, monte au ciel dans un drap hissé par deux anges. La paix qui émane de cette âme ascendante contraste avec la violence du supplice. La présence de saint Hippolyte au centre du retable n’est pas indue car le saint fut arrêté au moment même où il venait de communier, après qu’il eut enseveli le corps de saint Laurent : son martyre est lié à l’eucharistie.

    Au quatorzième siècle, le retable est adapté à la dévotion privée, en ivoire, en bois sous forme d’une Vierge centrale autour de laquelle se replient des volets qui, ouverts, présentent des scènes de sa vie. Sous sa forme architecturale, il continue son chemin : les saints populaires sont l’occasion de cycle narratifs vivants, mais l’alignement des douze apôtres devient de plus en plus fréquent. Ils posent en général avec les attributs qui les personnalisent, dans un décor d’architecture gothique à fleurons et contre-courbes ; les attitudes sont plus ou moins variées.

    La fin du XIVe est marquée par une grande circulation des artistes. La Bourgogne voit se croiser locaux, Italiens, Flamands. Arrachés à leur décor, neuf statuettes en bois composaient un Couronnement de la Vierge en présence de divers saints. Puis voici un retable peint par Henri Bellechose pour la chartreuse de Champmol. L’ordonnancement montre qu’il suit la tradition sculptée : le Christ en croix au centre ; à gauche le Christ donnant la communion à saint Denis : à droite la décapitation du saint évêque. Le flamboiement gothique va noyer l’autel sous la pierre ; la simplicité s’exprimera désormais en peinture.

    Samuel

    Les premiers retables (XIIe – début XVe siècle), Une mise en scène du sacré,

    jusqu’au 6 juillet 2009. Musée du Louvre, Aile Richelieu.

    illustration : Retable de Carrières-sur-Seine, XIIe siècle. © 2008 Musée du Louvre / Pierre Philibert


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  • Au Petit Palais

    Un visionnaire anglais

    Présent du 23 mai 2009

    William Blake (1757-1827) est un artiste anglais atypique. Il n’est pas sans rappeler notre Théophile Bra, comme lui il a eu des révélations, des visions. Vers l’âge de treize ans, a lieu sa première expérience : un arbre entouré d’anges. Il a trente ans lorsque son frère cadet Robert, décédé, lui apparaît en songe et lui dicte une nouvelle technique d’impression à l’eau-forte. A l’inverse de Th. Bra dont la production « inspirée » a poussé à part de son œuvre sculptée, W. Blake fut à la fois le poète et l’illustrateur de ses rêveries.

    Adolescent, W. Blake apprend la gravure d’interprétation. Son maître James Basire l’envoie exécuter les relevés des monuments funéraires de l’abbaye de Westminster. Il découvre l’art médiéval et le courant gothique, littéraire, qui se satisfait à bon compte de terrifiantes histoires. Horreur et violence sont présentes dans son œuvre, mais non sous la forme gothique car, après son apprentissage chez J. Basire, il étudie l’art antique à l’Académie royale et en garde un dessin essentiellement néo-classique, tout comme le sont certains de ses poèmes : The Tyger (le tigre) est pour les écoliers anglais ce qu’a été pour les écoliers français La Panthère de Leconte de Lisle. Gothique, néo-classique, romantique (l’Inspiration est la référence), Blake reflète les tendances de sa génération.

    Son originalité est technique avant tout. Il s’essaye au monotype, cherchant à obtenir des « fresques portatives », à l’aide de pigments, de colle de peau, de céruse, de craie, d’encre de Chine et d’aquarelle. De très beaux résultats : Newton et son compas, Hécate entourée d’âne, de chouette, de chauve-souris (ill), sans atteindre la puissance d’un Goya. Il ne dédaigne pas l’aquarelle pour illustrer des épisodes de la Bible, pour des passages de la Divine Comédie : le cercle des traîtres, le cercle des luxurieux ; les orgueilleux et leurs lourds fardeaux, très belle composition fidèle au vers : « Nous montions par la fente d’une roche… », qui pourrait illustrer l’homme baudelairien et sa Chimère.

    Ce que son frère lui a révélé en songe, qu’il nomme par la suite « eau-forte en relief » ou « impression illuminée », à bien y regarder ne tombe pas du ciel mais se nourrit d’une solide connaissance de son métier de graveur et d’une réflexion sur le lien entre texte et image, tels que tombeaux et manuscrits médiévaux les montrent unis.

    La technique d’eau-forte qu’il expérimente à cette fin procède de l’inversion du rapport entre le vernis et l’acide. Il peint à la plume ou au pinceau avec un vernis sur la plaque de métal nu, écrit son poème en miroir de la même manière. La plaque est ensuite soumise à l’acide, qui ne mord pas le vernis. Textes et dessins se retrouvent alors en relief et imprimables une fois encrés. Le secret de son vernis, qui doit avoir pour qualité d’être d’abord très fluide puis très résistant ne nous est pas parvenu, il devait être composé de bitume et de térébenthine. Ses premiers essais sont des vignettes avec de courtes phrases. Puis il maîtrise assez le procédé pour imprimer des fascicules.

    Maîtriser toutes les étapes, de l’écriture à l’impression en passant par l’illustration, en plus d’être esthétique, est un résultat intéressant pour Blake dont l’originalité est dangereuse pour tout éditeur qui se respecte, originalité qui lui valut d’être souvent considéré comme « un malheureux fou ».

    L’Europe, prophétie ; Chants d’Innocence et d’Expérience montrant les deux états contraires de l’Ame humaine (1794) ; Le fantôme d’Abel, une révélation des visions de Jéhovah (sic, 1822 ; dédié à Lord Byron)… Ses écrits et illustrations sont déroutants, mais ils ont rencontré le soutien de quelques artistes (son contemporain néo-classique John Flaxman, le jeune John Linnell) car, répétons-le, sous une forme personnelle, ses idées étaient celles d’une époque. Ami des libres penseurs, se proclamant publiquement disciple du mystique Swedenborg, nourri de la Bible comme des artificiels cauchemars de la tendance gothique à la Radcliffe, W. Blake s’est forgé un langage mythologique assez rebutant, une rhétorique de concepts, d’allégories, qui a séduit les Préraphaélites avant qu’en France, dans les années vingt, Gide et les Surréalistes ne s’y intéressent, le traduisent et le hissent au rang de frère de Lautréamont – pourquoi pas, après tout, deux frères peuvent n’avoir rien en commun. A l’interprétation qui range Blake parmi les anges du Bizarre, on préfèrera la lecture de Pierre Boutang (William Blake, manichéen et visionnaire, 1990) ou plus encore l’essai clarifiant, vivifiant de Chesterton (William Blake, 1910) : « Blake n’avait rien d’une mauviette poétique ni d’un simple mystique lunaire. »

    Samuel

    William Blake, Le Génie visionnaire du romantisme anglais,

    jusqu’au 28 juin 2009, Musée du Petit Palais

    illustration : Hécate ou La Nuit de joie d’Énitharmon, circa 1795 © Tate, Great Britain


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  • Au musée d’Orsay

    Une autre voie

    Présent du 16 mai 2009

    En sculpture, les dix-sept premières années du vingtième siècle sont celles de Rodin, maître français international. S’ensuit un « rodinisme » de la jeune génération. Les sculpteurs trouvent dans ses œuvres réponse à leurs interrogations et du coup parlent son langage. « Personnellement, écrira Ossip Zadkine, je n’avais trouvé encore aucune réponse chez les aînés, sinon chez Rodin. Chacune de ses sculptures faisait écho chez les jeunes, poètes et écrivains en particulier. Ses sculptures résultaient souvent de moyens libérés, ni vus ni connus encore. »

    Très productif, Rodin le modeleur embauche des praticiens qui taillent pour lui le marbre : nombreux sont les sculpteurs, Bourdelle, Brancusi, Clara, qui ce faisant s’imprègnent de sa manière.

    Il suffit de mettre côte à côte trois nus, de B. Hoetger, de R. Duchamp-Villon et de Rodin, ou trois figures de J. Bernard, de W. Lehmbruck et de Rodin, ou quatre visages de A. Bourdelle, de P. Picasso, de J. Clara et de… Rodin, pour mesurer l’influence de la forme et de la pose rodinienne, le plein volume des torses sans membres.

    Parallèlement, avant guerre, l’influence du Maître, acceptée, est ressentie comme une gêne. Il y a impropriété entre son langage et ce que la génération montante a à dire. La forme de Rodin, poussée à son paroxysme, est jugée sentimentale,« romantique » dira Henri Charlier dans L’Art et la Pensée, ouvrage qui passim rend hommage à Rodin, réformateur incontournable, tout en rejetant son romantisme : « La manière de s’exprimer de Rodin a toujours été romantique par certains côtés, aussi bien en statuaire qu’avec les mots », parlant ailleurs de son « romantisme poussiéreux » qui cache « les trouvailles les plus significatives ». Et de conclure : « Nous sommes plus près de celui qui sculpta le Scribe accroupi que de Rodin, dont la voix, les yeux, le regard nous sont encore présents. »

    Référence à l’art égyptien : les jeunes aspirent à trouver une forme posée, développée selon ses lois propres et non la passion. La lumière peut, suivant les goûts, venir d’un scribe ou d’un apollon, d’une vénus ou d’une reine chartraine ; d’un masque africain qui, plus qu’il ne la provoque, répond à cette appétence. Mais tous les artistes, en prenant leurs distances avec Rodin, ne parviennent pas à l’équilibre. Trop antiquisante, la Figure classique d’Elie Nadelman ; biaiseuses, les statuettes de Matisse ; fausse, la forme de B. Hoetger. D’autres trouvent leur voie. Le portrait s’illustre avec C. Despiau (Jeune fille des Landes), R. Duchamp-Villon (Yvonne, Baudelaire). Deux noms d’importance : Bourdelle et Maillol. La forme se tend, la pose s’apaise. Jusque dans le relief, la réaction se produit : La Porte de l’Enfer, avec son grouillement, son jaillissement d’êtres contorsionnés, appelle en réaction des bas-reliefs cantonnés dans leur cadre, dans leur épaisseur, et comme y reposant. La femme accroupie de Maillol satisfait au remplissage de l’espace cher à l’art roman.

    A côté du Français Maillol, triomphe l’Allemand Lehmbruck. Petit torse féminin, Torse de la grande songeuse, Torse de la femme marchant (ill.)… Ces grandes figures, souvent coulées en ciment teinté, ont une mélancolie et une fierté, l’air distant des déesses lointaines. La forme, ramassée chez Maillol, s’étire chez Lehmbruck. Le premier évite d’appuyer les volumes, le second les combine entre eux, enfonce plus les creux. De cette manière, Lehmbruck évolue peu à peu vers la ligne, quelques autres l’accompagnent : G. Minne, A. Bartholomé. Les figures s’allongent, la pose prend une courbure générale. En s’aventurant sur cette voie moins sculpturale, ils croisent Rodin qui s’est parfois étiré (L’Enfant prodigue, statuette de 1886).

    La guerre provoque chez W. Lehmbruck un infléchissement significatif. La paix des formes trouve dans la guerre une remise en cause brutale. Le corps humain traité avec soin dans l’atelier du sculpteur, est soumis à la mitraille et aux obus. Le corps masculin, jusque là absent de son œuvre, remplace le corps féminin. A côté d’une très belle Orante, buste coupé au nombril, Le jeune homme assis, accablé, tête baissé, ou Le prostré traduisent le désarroi de l’artiste allemand. « Ô malédiction, ô mille fois malédiction ! / Vous qui avez préparé tellement de morts, / N’en avez-vous pas une pour moi ? » implore-t-il en 1918. Il se trouve que Le Prostré est dans la pose de l’Ugolin rampant parmi ses enfants morts (innocents), groupe sculpté par Rodin en 1906. Si loin qu’il se soit éloigné de lui, Lehmbruck retrouve Rodin en enfer : le drame dantesque, devenu au fil des siècles quelque peu littéraire, est tout à coup réanimé par l’horreur réelle et moderne de la Grande Guerre.

    Samuel

    Oublier Rodin ? La sculpture à Paris, 1905-1914.

    Jusqu’au 31 mai 2009, Musée d’Orsay.

    illustration : W. Lehmbruck, Torse de la femme marchant, Cologne, Museum Ludwig © Rheinisches Bildarchiv Köln


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