• Au musée Jacquemart-André<o:p></o:p>

    Fragonard

    peintre d’histoires<o:p></o:p>

    Présent du 10 novembre 07<o:p></o:p>

    Jéroboam sacrifiant aux idoles permit à Fragonard (1732-1806) de remporter le Grand Prix de l’Académie en  1752, après quatre années d’apprentissage chez Chardin puis chez Boucher. Le talent du peintre est déjà défini : touche fluide, fonds pastels... et rien de religieux dans le traitement du sujet, l’intérêt dramatique est privilégié. <st1:personname productid="La Bible">La Bible</st1:personname> considérée comme réserve de sujets, Fragonard n’en a pas abusé, ayant rapidement quitté la carrière publique et ses thèmes prestigieux pour une activité axée sur les commandes privées. Il sera plus à l’aise, plus dans son élément, en s’intéressant aux histoires de la littérature profane.<o:p></o:p>

    Marmontel (Annette et Lubin), Saint-Lambert (Sarah Th…), Mme de Genlis (Les Veillées du château, « cours de morale à l’usage des enfants »), auteurs contemporains de faible envergure inspirent à Fragonard des œuvres sans grande portée. Il n’y a guère, qui sortent du lot, que les dessins illustrant un conte du chevalier de Boufflers, <st1:personname productid="La Reine">La Reine</st1:personname> de Golconde, où sont racontées les amours du séducteur Saint-Phar et de la petite laitière Aline.<o:p></o:p>

    Une laitière antérieure, Perrette, a inspiré au peintre un tableau fort célèbre, plus proche, par son interprétation, des Contes que des Fables. Ces Contes et Nouvelles de <st1:personname productid="La Fontaine">La Fontaine</st1:personname> sont des textes dignes du talent de Fragonard. Le mélange de licence et d’humour lui correspond. Le stade de l’illustration est dépassée : véritables accompagnements du texte, les dessins constituent une œuvre parallèle, la transcription plastique du texte.<o:p></o:p>

    Cette capacité à s’approprier le récit éclate dans sa lecture des romans de chevalerie. Si une toile s’inspire du Tasse (Renaud entre dans la forêt enchantée, 1762), l’essentiel des dessins est tiré de l’Orlando furioso et Don Quichotte.<o:p></o:p>

    Des seize premiers chants de l’Orlando furioso, ouvrage de l’Arioste (1474-1533), Fragonard ne sélectionne pas moins de 180 épisodes. Héros et héroïnes s’aiment, chrétiens et païens se battent, dans la parfaite invraisemblance du genre : il y a un hippogriffe, un bouclier magique, des monstres ; la fille de l’Empereur de Chine se prénomme Angélique et le chevalier sarrasin, Roger (invraisemblance… ou anticipation ? « Les prénoms ont été changés », comme dit la presse pour les faits divers sensibles). <o:p></o:p>

    Accordé au rythme fougueux du récit, le trait tourbillonne. Les mésaventures d’Olympe, abandonnée par son amant, donnent des dessins extraordinaires de violence désespérée. Le trait ne se calme que dans les passages où l’amour est heureux (« Alcine rejoint Roger dans sa chambre »).<o:p></o:p>

    Cette capacité d’adaptation du dessin au récit, non pas asservissement au littéral mais correspondance à l’esprit du texte se retrouve dans la trentaine de dessins de Don Quichotte. Le trait ne tourbillonne plus : il est sec, cruel comme les leçons qu’infligent la réalité au fou qui prétend, en dépit d’elle, vivre son destin de chevalier. Le ton comique du roman donne un graphisme étonnamment moderne, presque de bande dessinée.<o:p></o:p>

    Aux chapitres V et VI, le curé Pedro Perez, le barbier Nicolas et la nièce de l’hidalgo décident de visiter la bibliothèque de celui-ci pour en retirer les néfastes récits de chevalerie qui ont obscurci sa raison (dessin n°65 du catalogue). A la discussion littéraire, puisqu’il faut établir quels livres seront brûlés, s’oppose la hâte de la nièce disposée à tout balancer au feu sans examen. Ce chapitre VI est un des plus drôles. Tandis que le curé et le barbier discutent chaque titre, on voit les bouquins condamnés passer par la fenêtre et s’empiler dans la basse-cour en attente de l’autodafé. <o:p></o:p>

    Pour plus de sûreté, on s’avise de murer la bibliothèque (chapitre VII). Don Quichotte, perplexe, en cherche l’entrée. La gouvernante lui dit que le diable a emporté la pièce, la nièce que c’est le fait d’un enchanteur, ce que Don Quichotte croit plus volontiers. Le dessin de Fragonard (n°66) où l’on voit Don Quichotte palper le mur et se retourner perplexe vers sa nièce qui joue la comédie, tandis qu’un chien lui renifle les bas, est un grand moment, tout  comme celui où il s’apprête à éprouver avec son épée la résistance de son casque, préalablement complété d’une pièce de carton (dessin n°63). Le casque n’ayant pas résisté à l’examen, il le renforça de bandes de fer « et, sans vouloir faire sur lui de nouvelles expériences, il le tint pour un casque à visière de la plus fine trempe. » (chap. I)<o:p></o:p>

    Plus qu’un simple goût pour la littérature, Fragonard montre une profonde compréhension des textes. Il se les approprie, et de son imagination, non limitée mais décuplée, sort une deuxième œuvre, œuvre à part entière. Les portraits d’écrivains, de penseurs, dits « figures de fantaisie », sont un autre aspect de son intérêt, en tant que peintre, pour ceux dont le talent s’exprime par les mots.<o:p></o:p>

    Samuel<o:p></o:p>

    Fragonard, les plaisirs d’un siècle,<o:p></o:p>

    jusqu’au 13 janvier 2008, Musée Jacquemart-André<o:p></o:p>

    Illustration : Roger aveugle l’orque, collection privée<o:p></o:p>


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  • Idées et langages

    Ki posizyon? korrek!

    En créole mauricien, pour demander comment ça va, on demande: Ki posizyon? à quoi l’intéressé répond: korrek. Ci-dessous, quelques exemples de positions tout à fait correctes.

    N

    Professoral. - Nous vous parlions dans notre n°19 de L’exercisier, manuel d’exercices Français Langue étrangère (Presses Universitaires de Grenoble). Autre exemple de grammaticalement correct tiré du même livre, un texte servant à des reformulations avec «si» : «Si j’ai le pouvoir, je réduis au silence total les propagandistes racistes, révisionnistes et intégristes. J’autorise les changements de nom patronymique sans procédure inquisitoriale...» Un manuel destiné aux étudiants étrangers, ou aux douaniers de la pensée?

    p

    Professoral bis. - Dans 20 minutes du 27 septembre dernier, un article sur éducation et cité à Montfermeil : «Il faut sortir les profs de leur bulle». Visite guidée des professeurs dans la téci. «Première halte au centre équestre, près des terrains de tennis. ‘C’est Tapie qui a fait installer tout ça quand il était ministre. Mais jamais les gamins de la cité n’y sont venus. C’est difficile d’expliquer pourquoi. Il y a une barrière physique et psychologique.’» Ah, les barrières. Pour Solène, jeune professeur, la barrière est franchie, elle a découvert le vrai visage des cités où vivent ses élèves. «En fait on est déformés par la télé. Alors que c’est plein de chaleur humaine. ça donne envie de sortir les gamins d’ici.» Cherchez l’erreur.

    -

    Normal. - La Maison Populaire de Montreuil organise des conférences pour 2007-2008 sur le thème : «Genre : normes et transgressions», en hommage «au souffle de mai et au centenaire de naissance de Simone de Beauvoir». Voilà qu’on rend hommage aux anniversaires. Les férus de gender theory pourront écouter Tom Reucher, «psychologue clinicien travaillant sur les questions transidentitaires et intersexes», ainsi que Nathalie Magnan, «cyberféministe». Le 30 janvier 2008 est à marquer dans les agendas puisqu’on parlera «Sexisme, racisme et colonialisme». Sera invité Louis-Georges Tin, «maître de conférences en Lettres à l’IUFM d’Orléans, porte-parole du Conseil représentatif des associations noires et président-fondateur de la Journée mondiale contre l’homophobie.» Une titulature parfaitement aux normes, qu’elles soient françaises ou européennes.

    Y

    Banal. - Le 8e Festival International du Film contre l’Exclusion et pour la Tolérance (FIFET, parrainé par Jack Lang) a eu pour thème: «Reflets de la Shoah au cinéma, 1945-1985». Il s’agissait de «rejoindre les questions toujours d’actualité des mécanismes de l’intolérance et de la violence.» Oh, pas dans les banlieues ou Gare de l’Est ni nulle part! Le FIFET n’est pas si terre à terre. «Vivier multiculturel», il est «un forum pour l’exclusion du racisme et des discriminations.»

    M

    Ornemental. - Des utilisateurs de Google Earth, site qui permet à chacun de voir son quartier et sa maison en images satellites, ont remarqué qu’une base de la Navy du sud de la Californie a, vue du ciel, la forme d’une croix gammée. Drame! «L’influent groupe de lutte contre l’antisémitisme Anti-defamation league s’est ému de cette particularité», dixit l’AFP (28 septembre). La Navy déboursera donc 600 000 $ pour «camoufler l’apparence de la caserne vue du ciel». On sait que la svastika est un symbole universel (on le trouve dans les civilisations les plus anciennes d’Europe, d’Asie, d’Afrique et d’Amérique). Va-t-il falloir défoncer le dallage de la cathédrale d’Amiens, badigeonner les murs de la mosquée d’Ispahan et ceux de la synagogue d’Ein Gedi (en Judée)?


    Pa dir mwa!

    L’expression «Pas dire moi» signifie quant à elle: pas possible! étonnant!

    D

    Scripturaire. - L’institut Kelton Resarch a mené un sondage portant sur les connaissances comparées des Américains en matière de Mac Do et de Commandements. Les résultats, affligeants, montrent qu’ils connaissent mieux le menu Big Mac que la Table de la Loi. Ainsi, 80% des personnes interrogées peuvent citer les ingrédients entrant dans la composition des hamburgers mais seulement 60% connaissent le commandement «Tu ne tueras point.» 45% se rappellent qu’il faut honorer son père et sa mère tandis que 62% savent que le Bic Mac contient des cornichons.

    A

    Sépulchral. - Les dernières volontés des Britanniques les plus fréquentes sont se faire enterrer avec un téléphone portable, son dentier ou les cendres de son animal de compagnie, selon un sondage de l’organisation caritative (?) Age Concern. Les cent mille personnes interrogées sont particulièrement tracassées par la peur de se réveiller après l’inhumation. Avec de telles dernières volontés infra-païennes, le réveil risque en effet d’être désagréable...

    Mais sous quelle forme se réveilleront-elles? Les écologiques s’invitent aux funérailles et font la leçon: l’enterrement chrétien gaspille des arbres, la plus athée incinération réchauffe la planète. Comme le dit élégamment un site consacré aux obsèques : "Malheureusement pour la planète, le défunt n’emporte pas au paradis [sic] l’énergie consommée par le four et les émanations de CO2 du corps et du bois." Deux solutions, l’une italienne et poétique : "un cercueil en amidon en forme d’œuf, dans lequel la dépouille repose en position fœtale." L’autre est suédoise et méthodique : le corps, refroidi à l’azote, est "brisé par vibration en millions de morceaux de la taille d’un grain de sable" (prévoyez un corps de 75 kg pour obtenir 25 kg de poudre rosâtre). La méthode est recommandée par l’église suédoise luthérienne. à bas l’éternité, vive le durable.

    Y

    Coréen. - Kim Jong-il, le vénérable dirigeant de la Corée du Nord, a défini pour son bienheureux peuple les critères de la femme idéale. La beauté extérieure, si elle compte, n’est pas le tout : les femmes "qui placent les masses et les camarades avant elles-mêmes, pour le bonheur du peuple et la prospérité de la nation, voilà les véritables beautés." Courage, camarades!


    Ena kaka dans to la tête.

    Sans commentaire, la formule est assez parlante...

    G

    Romain. - L’eau de la fontaine de Trevi a été colorée en rouge le 19 octobre dernier, heu- reusement sans dom- mage pour la pierre baroque. Des tracts indiquaient les raisons artistico-idéologiques de cet événement: "Ajourd’hui naît avec nous une nouvelle conception violente de la vie et de l’histoire, qui exalte la bataille contre la paix et les lèche-culs des pouvoirs frelatés, esclaves du marché global." Encore une dose? "Nous précaires, vieux, malades, étudiants, travailleurs, nous arrivons avec le vermillon pour colorer votre grisaille." Eh bien, voilà qui sent son anarco-futuriste en herbe.

    h

    Bilbao. - Pour ses dix ans, le musée Guggenheim de Bilbao a commandé à Daniel Buren une œuvre qui vient d’être inaugurée: "Arcs rouges". Il s’agit d’une arche peinte en rouge qui enjambe le pont proche du musée. "C’est une sorte de porte..." - merci pour vos explications, Daniel. Aux critiques, le plasticien répond: "Je suis blindé." De tunes?

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  • dossier Marcel Aymé

    Les idées claires

    Le style de Marcel Aymé se caractérise par sa clarté. Elle lui est si naturelle qu’elle va de soi et ne constitue pas en elle-même une démonstration, mais à une époque qui a cultivé l’obscurité et le jargon, elle est devenue affirmation, manifeste littéraire d’une école infondée qui regrouperait la triade Aymé-Léautaud-Jouhandeau – une clarté politique aussi tant elle correspond à la volonté de garder la tête froide, l’esprit d’analyse intact face aux mensonges et aux versions officielles, de préférer le cortex au limbique.

    G. Laffly, parlant de Léautaud, écrit que « c’est après 1945 qu’il devient réellement subversif, sans trop le savoir. Habitué à la parole libre jusqu’en 1939, il ne percevait pas que la censure s’installait. »1  Marcel Aymé est devenu lui aussi subversif après 1945, mais avec la pleine conscience de l’être. Il publie en 1949, époque de complications post-épuratoires, Le Confort intellectuel où est discuté de l’obscurité en littérature, de l’aspect politique éventuel de cette obscurité et de l’importance de la clarté, garante du confort intellectuel. à diverses occasions, un jeune esthète (le narrateur, à peine plus qu’un faire-valoir) s’entretient de littérature avec M. Lesage, un « bourgeois » qui défend cette notion de confort. Texte jubilatoire qui mêle le dialogue sous ses formes théâtrale (réparties) et socratique (maïeutique), l’invention (la vie de la famille Coiffard, chap. VIII), l’analyse. Un mélange des genres risqué mais visible seulement a posteriori tant l’auteur est maître de sa technique. Voici le manifeste le moins rébarbatif jamais écrit.2

    Pour comble, avec, encore, un art consommé, l’auteur se donne le plaisir de manier l’ambiguïté, non celle du propos mais celle du degré de lecture. Ce M. Lesage, ce bourgeois qui explique le confort intellectuel, défend-il les idées de Marcel Aymé lui-même ? Celui-ci se plaît à lui prêter les idées les plus sensées comme les plus énormes au point qu’elles deviennent provocantes, mais le sont-elles ? La vraie provocation, ici, n’est-elle pas de faire d’un bourgeois un provocateur ? De laisser le personnage le plus apparemment risible exprimer les convictions de l’auteur ? Marcel Aymé joue au chat et à la souris avec habileté et montre que le confort intellectuel n’est pas incompatible avec l’inconfort du lecteur.

    Laissons de côté les aspects politiques (bourgeoisie, Résistance, marxisme) pour nous intéresser à l’aspect littéraire de la question. Marcel Aymé s’en prend à l’obscurité de l’expression, laquelle est soit le signe d’une obscurité de la pensée, soit la voie qui y mène.

    « L’écrivain qui altère ou méconnaît le sens des mots, celui qui introduit dans le vocabulaire, à la faveur d’une réussite littéraire, une incertitude ou une ambiguïté, sabotent l’instrument de la pensée et outrepassent leurs droits. » (p. 85)

    En ligne de mire, les poètes romantiques, Baudelaire, les surréalistes qui en descendent.

    « Le commerce d’une certaine poésie habitue l’esprit au mépris du sens exact des mots, aux idées floues, aux vagabondages métaphysiques et à tous les hasards de l’impressionnisme verbal. » (pp. 13-14)

    Les conséquences sont une déperdition de la raison et une victoire des sensations :

    « Quand le vocabulaire s’obscurcit, que les mots-clés sont incertains et que les idées dites maîtresses deviennent vagues, on est bien obligé de s’en remettre à sa sensibilité. On ne comprend plus les choses, on ne les explique plus, on les sent. » (p. 89)

    Les sensations, par natures vagues et inexprimables, ou exprimables seulement par approximations de langage, éloignent encore plus de la clarté. Aussi, les acquis de la sensibilité, qu’on considère généralement comme des enrichissements, sont-ils en réalité des régressions :

    « On ne s’enrichit pas et on n’enrichit pas sa sensibilité en disloquant et en détruisant des moyens d’expression laborieusement édifiés au cours des âges et qui sont les vraies richesses de l’humanité. C’est une erreur de croire qu’on peut penser mieux et plus fortement qu’on ne s’exprime. Ce qui reste à l’intérieur de nous-même, à l’état potentiel, n’a pas d’existence et ne constitue pas une force » (p. 94)

    *

    Cette méfiance du monde intérieur qu’exprime M. Lesage n’est-elle pas celle de Marcel Aymé ? Seule la réalité s’exprimant clairement et avec certitude, l’aspect réaliste de son œuvre (on a pu dire : naturaliste), s’explique. Cependant ce n’est pas un matérialisme : Marcel Aymé ne nie pas l’existence des sensations, de l’inconscient, d’une vie intérieure mais il se méfie de l’imprécision inhérente à son expression.

    L’écart entre un Marcel Aymé « réaliste » et un Marcel Aymé « fabuliste » a souvent été souligné. N’est-il pas réductible ? Ce fabuleux s’inscrit lui aussi dans ce goût pour le réel. Il n’est préparé par aucune ambiance propice au mystère, ni fumigène ni pénombre. Il apparaît tout naturellement dans un monde concret et s’exprime sur un mode concret : un homme se retrouve avec une auréole sur la tête, un autre passe à travers les murs, une femme se démultiplie à l’infini… Merveilleux il y a, mais ce sont ses conséquences concrètes sur le réel qui sont étudiées.

    Ce merveilleux a un aspect chrétien dans Clérambard, mais l’approche de la spiritualité est entachée de méfiance : « Il y a des âmes de chrétiens qui savent se brancher sur les mystères de la Croix d’une façon à se faire passer mille frissons dans les moëlles au moindre dominus. » (Le Boeuf clandestin, chap. II) Frisson n’est pas raison... En général pour Marcel Aymé la religion catholique se réduit à une position politique, et les curés se classent en maigrelets à idées, déplaisants, et en bourrus sympathiques dont l’apostolat est ancré dans le réel, purement pragmatique.

    Au nom du même réalisme, la psychanalyse est repoussée. Sans se prononcer sur l’utilité de sa pratique, il reproche à la littérature fondée sur elle l’artifice d’une construction arbitraire invérifiable.

    Rattacherons-nous la gauloiserie à cette préférence pour la réalité contre l’idéalisme ? Elle serait une réaction contre les Romantiques qui

    « travaillèrent à faire de la femme un être surnaturel, inconnaissable, un abîme de mystères impensables, sacrés. » La Femme devint « un mot conventionnellement mystérieux. » (p. 128)

    La gauloiserie a le mérite d’être concrète (fin du chap. X), elle a la qualité du réel, alors que

    « Le genre élégiaque et ses sous-produits, par exemple, en coupant obstinément l’amour de ses bases physiologiques, en le réduisant à n’être jamais qu’une vapeur de mélancolie, une appétence de séraphins, auront engendré bien des misères, des désordres, des désespoirs. » (p. 20)

    *

    La méfiance de M. Lesage/M. Aymé envers la poésie rejoint celle de Paul Léautaud qui, les années passant, la considérait comme nuisible à la vie intellectuelle, sans pour autant devenir insensible aux charmes de certains poèmes. «Je me méfie quand je vois une femme me sortir du Baudelaire. Encore une détraquée.», écrit-il dans son journal (9 ocotbre 1944). Baudelaire est justement violemment pris à partie par M. Lesage. L’analyse du poème La Beauté (chap. III) est un grand moment, qu’on ne lit pas sans gêne la première fois et qu’on a vingt ans, mais qu’on trouve assez juste passé trente. La conclusion de cette analyse de texte ?

    « Après avoir, tout au long de son sonnet, prodigué les non-sens, les absurdités, les obscurités, les impropriétés, les imprécisions, le poète termine sur une apothéose du flou. » (p. 34)

    Cependant des poètes trouvent grâce aux yeux de M. Lesage. à ceux qui obscurcissent la pensée, il oppose Corneille, Racine, Chénier, qui

    « ne se servent de la langue française que conformément à l’usage établi […] En somme, les poètes classiques usaient d’une langue démocratique, celle de tout le monde. » (p. 21-22)

    Encore une idée provocante ! de M. Lesage, ou de Marcel Aymé ? D’après Michel Lécureur, « on ne saurait dire en fait quel est le véritable point de vue de l’auteur », car la charge pourrait venir de « quelque critique marxiste ».3  Les rapprochements entre les propos de M. Lesage et l’œuvre de Marcel Aymé, ceux-là expliquant celle-ci, autorisent au contraire à conclure à une grande concordance intellectuelle entre le romancier et ce « bourgeois ».

    Amédée SCHWA


    L'Innocent et le Tutélaire

    dans l'oeuvre romanesque

    L’œuvre de Marcel Aymé, quarante ans post mortem, n’a pas donné lieu aux études qu’elle mérite. La crainte avouée de s’intéresser à un écrivain devenu infréquentable par son courage lors de l’épuration n’est pas étrangère à cette mise sous le boisseau. Une dizaine d’écoles et collèges Marcel Aymé comparée à la flopée d’établissements Jacques Prévert, voilà qui en dit plus long que bien des discours. Sur le plan littéraire, sa simplicité n’offre pas prise aux élucubrations de la «nouvelle critique» (qui n’est plus nouvelle du tout mais survit, tapie, sommeillante, dans la serviette de professeurs routiniers). Que cela ne nous empêche pas d’étudier la récurrence de deux personnages, dont l’apparition fréquente dans les romans fait d’eux des types et même des archétypes. Nous les appellerons les innocents (I) et les tutélaires (II). L’austérité du dépouillement systématique des dix-sept romans, par deux fois, paraîtra abusive au lecteur mais s’il y glane des idées de lecture sa peine sera récompensée.

    I. L’Innocent

    Brûlebois

    (1926). – Le héros éponyme est un innocent. Ivrogne invétéré, il a des yeux pleins « d’innocence, de douceur et de bonté ». Phrase essentielle : « Brûlebois était un doux. » Il tombe malade : « Brûlebois eut un frisson et, en toussant, il eut un goût de sang dans la bouche. […] Il était doux sous sa casquette à oreille et le Bon Dieu le voyait bien. » à l’hôpital, Brûlebois accepte les sacrements contre un litre de vin, mais l’abbé n’apporte pas la bouteille. Brûlebois meurt en lui pardonnant. Le roman s’achève ainsi : « Brûlebois débonnaire devant les hommes, pur devant Dieu. »

    Aller-Retour

    (1927). – Le Bombé est un bossu « d’une quarantaine d’années, au visage doux et intelligent » qui porte des messages, comme Brûlebois portait des valises. Il est disgracié, humilié par la vie. « Parce qu’il était las, tout d’un coup, de quarante années de misère qu’un tiraillement de l’estomac venait de faire gémir dans sa mémoire. » Il est camelot, puis sert de porte-bonheur dans un cercle de jeu.

    Les Jumeaux du Diable

    (1928). – Nimbu travaille un temps dans les chemins de fer, il transporte des colis (cf. Brûlebois) mais sa vocation est d’être pique-assiette, de se faire payer des apéritifs. Il est proche de Bombé : c’est un inadapté, capable de trahir des amis pour un peu d’argent immédiat tout en le regrettant ensuite.

    La Table aux crevés

    (1929). – Le facteur et garde-champêtre, Capucet, est aimé de tout le monde, des gens de Cessigney comme de ceux de Cantegrel, alors qu’entre les deux villages existe un fossé (Cessigney : les agriculteurs ; Cantegrel : les bûcherons), et « dans le pays, il ne se buvait rien de sérieux sans Capucet. » Il est simple d’esprit, et sa malice se borne à faire un détour pour éviter une femme à qui il a promis d’aider au jardin. « Capucet était un personnage reposant. On était sûr qu’il n’avait désir ni besoin de posséder sur quelqu’un, terre ou femme. » Il meurt d’une balle perdue dans la querelle entre des gens de Cessigney et des gens de Cantegrel. « Capucet comprenait, il voulut dire quelque chose de doux, mais le sang coula de sa bouche, il s’évanouit. »

    La Rue sans nom

    (1930). – Le petit Louiset meurt de la diphtérie, mais aussi d’avoir dû veiller sur ses frères et sœurs pour suppléer son père devenu fou. Meurt également, d’un coup de couteau, l’émigré italien Cruseo qui à sa manière est un pur : il sait apporter aux autres la rêverie d’une chanson.

    Le Vaurien

    (1931). – Grelin est un pauvre être comme Brûlebois et le Bombé. Il n’a pas de métier bien défini, sinon de pousser à boire les clients d’une boîte montmartroise. Comme Bombé, son innocence n’est pas totale ; mais au fond c’est un inadapté. Atteint de phtisie il est achevé par le héros du livre dans un moment de colère.

    La Jument verte

    (1933). – Le facteur Déodat est un simple (cf. Capucet). Sa femme est morte il y a dix ans, « C’est une chose qui arrive souvent, il n’y a rien de plus ordinaire. Il n’allait pas se taper la tête contre les murs. Il n’y pouvait rien. Lui, il restait quand même du monde, avec son uniforme et son métier de facteur. Et il faisait son métier, posément, d’un bon pas de facteur posé, en attendant son tour qui viendrait de passer, mort, le seuil de sa maison. Il attendait son tour et il n’y pensait pas du tout, bien vif et pas pressé. » (VIII) Sa bonté est, si je puis dire, efficace, apaisante : il apporte la paix avec lui. Arrivant lors d’une dispute violente entre Honoré et Ferdinand (deux frères), il rétablit la paix par sa seule présence, et non pas la paix factice devant un étranger, une vraie paix. « – Forcément, dit Honoré. On est toujours contents de se trouver réunis. Honoré parlait ainsi de la meilleure foi du monde. Il disait la vérité, celle qui était vraie pour un bon homme, pour un bon facteur. » Sa deuxième intervention délivre Juliette d’un viol auquel elle va plus ou moins consentir. Là encore, il lui suffit d’arriver pour que la situation se dénoue. Il est l’instrument d’une Providence. « Les bons facteurs entrent dans les cuisines, ils disent : ‘C’est le facteur’ et les filles sont délivrées de malice. C’est parce qu’ils font bien leur métier. » [...]

    Lisez l'intégralité de la démonstration de Marina Le Must dans lovendrin n°20,

    ainsi que Marcel Aymé à l'écran, par Kwasi Broni.

    Voir également Droiture d'un écrivain, par Samuel

    et Clérambard (avec J.-M. Bigard)<?XML:NAMESPACE PREFIX = O /><O:P></O:P>

     


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  • Racisme & blasphème

    autour de la Sainte Face

    Fin août à Sidney s’est élevée une disputatio lors d’un festival d’art sacré : Luke Sullivan exposait Le 4e secret de Fatima : une Vierge en burqa (ill. 1), et Priscilla Joyce Bracks une œuvre utilisant le principe de l’hologramme qui permettait de voir le visage du Christ se transformer en celui d’Oussama Ben Laden (ill. 2). Le Cardinal George Pell s’est interrogé sur la valeur du Prix Blake d’art sacré remis à l’occasion de ce festival dès lors qu’y sont proposées des œuvres blasphématoires et le Premier ministre a déploré l’offense faite à la foi de nombreux Australiens. Voilà du personnel politique et religieux aux antipodes du nôtre.

    Le clergé protestant, par contre, a un accent « évêque français » prononcé. Le Révérend Rod Pattenden, au nom du jury, a expliqué que l’artiste « avait interrogé l’idée qu’on peut avoir du bien absolu et du mal absolu » et a rappelé que le festival visait « à susciter le débat sur la spiritualité ». Sa spiritualité à lui, Rod Pattenden, la voici : « Montrer le Christ sous les traits d’un anglo-saxon blanc est malséant ; il devait davantage ressembler à Oussama ben Laden qu’à un Européen. » La spiritualité du révérend n’est pas piétiste, baptiste ou autre, elle est raciale, et même raciste.

    Elle rappelle une autre spiritualité protestante, celle des Rastas. « Alors que toutes les religions du monde enseignaient à leurs fidèles que leur Dieu était un être identifiable, un Dieu qui ressemblaient à eux, l’esclavagiste obligea le Noir à adopter la religion chrétienne. Il lui apprit à adorer un Dieu étranger qui avait les cheveux blonds, le visage pâle et les yeux bleus de son maître. » Malcolm X identifie l’esclavagisme à la christianisation, ce qui est historiquement faux, et pense comme le Révérend que cette représentation leucoderme est malséante. Le problème est que leur racisme à chacun est antagoniste. Car si un Christ saoudien est suspect aux yeux d’un Rasta, un Christ noir est une invraisemblance choquante pour un pasteur australien.

    Je ne sais pas si un Juif galiléen d’il y a deux mille ans ressemble à un Saoudien d’origine yéménite du vingt et unième siècle. De l’Australie, ça doit sembler kif kif. L’approche est en tout cas aussi malheureuse que ridicule. Dans le débat du Suaire de Turin, les défenseurs de l’authenticité voient un visage sémitique, les partisans du faux disent que le visage ne l’est pas du tout. étrange critère qui revient à la mode : désormais des historiens de l’art réexaminent les œuvres de Rembrandt pour judaïser ou déjudaïser certains portraits… (Ce n’est pas moi qui m’en félicite, mais le Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme.)

    Une étude datant de 2001, déclarée scientifique, a donné un tout autre visage au Christ (ill. 3). Des experts britanniques l’ont « reconstitué » à partir de squelettes du premier siècle découverts à Jérusalem. Le visage est « large et basané, le nez proéminent, les cheveux courts, la barbe taillée ». Prudemment on ne concluait pas au sémitisme ou non de ce visage, mais il était précisé que « le résultat donne une image très différente de celle véhiculée depuis des siècles par l’église ». Les experts mettent le doigt sur l’essentiel : l’image obtenue est en effet très différente par sa vulgarité et l’impossibilité de prier devant.

    Pierre Nicole, dans ses célèbres Essais de Morale, s’est interrogé sur l’opportunité pour les personnes pieuses de se faire tirer le portrait (lettre XCIII). Ses réponses sont plus cul-cul que Grand Siècle, mais il n’aborde pas sottement la question des « portraits » du Christ. Le Voile d’édesse (un suaire dont on perd la trace en 1205) était une toile sur laquelle le Christ aurait imprimé son visage, l’artiste envoyé par le roi d’édesse n’ayant réussi à le peindre à cause de la lumière qui en émanait. Pour la Véronique (il existe de nombreuses reliques ainsi appelées), le Christ se serait laissé peindre à la demande d’un Prince de Perse. Mais au fond, reconnaît Pierre Nicole, on n’est aucunement assuré d’avoir le visage du Christ, et seraient-ce de vrais portraits que les empreintes manquent tout de même de netteté (on sait le rôle de la photographie, par le biais du négatif, dans la révélation du visage du Suaire).

    Si nous n’avons aucun portrait assuré du Christ, c’est parce que l’important est d’avoir en nous « son image invisible et spirituelle ». Le Christ ne nous ayant laissé aucune image de lui, explique Pierre Nicole, « il veut que nous soyons uniquement appliqués à considérer, à estimer, à désirer, à graver au fond de notre âme cette image invisible et spirituelle selon laquelle nous devons de plus en plus lui ressembler & nous rendre conformes à lui ». Les représentations sont un moyen de conversion. Or, quand l’image du Christ devient celle de Ben Laden, cet avatar choquant ne prédispose pas à la prière, l’empêche même : l’art contemporain joue là son rôle iconoclaste.

    Le Président de la Fédération australienne des Conseils islamiques a estimé que Jésus était ridiculisé par la comparaison avec Ben Laden. Il a trouvé, par contre, la Vierge en burqa inoffensive puisque représentée pudiquement. On mesure l’abîme qui peut séparer deux cultures. Les artistes chrétiens cherchent à exprimer la pureté de la Vierge par des moyens plastiques exigeants, alors que le recours à la burqa, qui n’est qu’un tour de cache-cache, satisfait un musulman. Cette Vierge en burqa a fait moins de bruit que le Ben Laden, elle n’en est pas moins très choquante.

    Incitation spirituelle et non représentation naturaliste soumise à une exactitude historique de vêtements, faciès ou couleur de peau, l’image chrétienne s’acclimate légitimement suivant les latitudes, ou se répand telle quelle, le catholicisme étant universel. J’espère avoir par cette rapide analyse contribué au débat spirituel souhaité par le Révérend Rod Pattenden.

    Samuel


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  • Présumés hypocrites

    Présent du 3 novembre 07

    [Au sujet de l'exposition de Bordeaux "Présumés innocents", qui a déclenché deux procès: l'un de l'association La Mouette (association de protection de l'enfance) contre les organisateurs de l'exposition, l'autre de M. Cousseau, alors conservateur du musée d'art contemporain en cause, contre le journal Présent.]

    L’avocat d’Henry-Claude Cousseau a pu regretter que l’association La Mouette n’ait pas procédé « à la moindre analyse des œuvres poursuivies, en les appréhendant d’une manière totalement basique, sans s’interroger sur leur sens ou la démarche de l’artiste ». A ce défaut il peut être remédié en se reportant au catalogue de l’exposition. Jeanne Smits vous a donné un aperçu des œuvres (Présent du 22 septembre), j’y reviens brièvement avant de m’intéresser aux notices du catalogue.<?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p></o:p>

    Les œuvres<o:p></o:p>

    L’ensemble, qui regroupe des œuvres de plus de soixante-dix artistes, se divise en deux lots. Le premier lot est soit ambigument, soit grossièrement consacré au sexe. Le second lot, moins fourni, à la violence et à la mort. <o:p></o:p>

    A ranger dans le premier lot, ces photos et mises en scènes où une adolescente, voire une pré-adolescente, est maquillée, vêtue, de façon à suggérer à la fois l’enfant qu’elle est encore et la femme provocante qu’elle pourrait être. Des artistes comme Gary Gross (« La femme dans l’enfant ») et Elke Krystufek se passionnent pour ce thème. Rita Ackermann, reprenant une toile de Gauguin, transforme les jeunes femmes en ados et l’interrogation sur le Destin (D’où venons-nous, où allons-nous, qui sommes nous ?) en une incertitude sexuelle. D’autres œuvres utilisent des poupées, des peluches, en diverses positions copulatoires. Parfois un enfant y est associé. Jeff Koons, Cindy Sherman, Paul MacCarty, Elke Krystufek encore, s’y complaisent.<o:p></o:p>

    Dans le second lot, Annette Messager, dont je vous avais parlé cet été (Présent du 11 août) se situe en bonne place avec des photos de bébés aux yeux rageusement rayés et ses Pensionnaires, moineaux en pull, endormis (morts ?) dans des boîtes. Même incertitude entre sommeil et mort : les photos d’Anna Gaskell. Plusieurs artistes jouent sur le maquillage vampire, gothique : Aura Rosenberg, Elke Krystufek toujours, mais aussi sur l’ambiguïté : ces enfants sont des vampires mais pourraient aussi avoir été victimes de sadiques. Le sadisme d’un « psycho-objet » de J.-P. Raynaud est évident : des chaussures de bébés environnées de grands clous pointes en l’air.<o:p></o:p>

    Certaines œuvres cumulent sexe et mort : telle une sculpture en legos de Serge Comte, tel le triptyque d’Ines Van Lansweerde « La Veuve » qui met en scène une enfant en tenue de deuil, et la même tenant dans ces bras son mari adulte décédé. Un des Dessins pour un livre d’enfants de Marlene Dumas et Erik Andriesse mêle sexe et tête de mort.<o:p></o:p>

    Le caractère malsain des œuvres est indubitable, et comment en irait-il autrement lorsque sont associés enfance, mort et sexe ? L’analyse objective des œuvres, loin d’infirmer l’impression première, la confirme. <o:p></o:p>

    Les textes<o:p></o:p>

    Mais, à vouloir être objectif, n’ai-je pas été basique ? Car n’allons pas croire que, ayant pleine bouche des mots « primitif » et « brut », les artistes d’aujourd’hui s’interprètent de visu. Leurs œuvres nécessitent des modes d’emploi qui détaillent les nuances et décryptent les raffinements : c’est un art d’intellectuels hyper-civilisés.<o:p></o:p>

    Le catalogue de l’exposition contient une préface d’Henry-Claude Cousseau et huit textes. Tous ne permettent pas de comprendre les intentions des artistes ou des organisateurs. Je retiens : « La société du pestacle », sic (Marie-Laure Bernadac) ; « Remarques sur le devenir-enfant de l’art » (Bernard Marcadé) ; « Richard-Lolita » (Mignon Nixon) ; « Ne présumez rien » (Joshua Decter) ; Stéphanie Moisdon-Trembley (« Un monde parfait »).<o:p></o:p>

    Selon M.-L. Bernadac, commissaire de l’exposition, « Présumés innocents tente donc de rendre compte de la polarité enfance-adolescence, qui aimante d’un côté ou de l’autre, et parfois des deux, les artistes présentés. » Polarité signifie absence de limites, indétermination : les clivages enfance/adolescence ne correspondent plus à rien. La gender theory imprègne tout son discours, quand elle vante « cet état indéterminé, androgyne, ni homme—ni femme, ni enfant—ni adulte, qui apparaît comme une figure sans limites, une troisième voie qui serait non seulement le dépassement des antagonismes, mais une circulation fluide et continuelle entre deux polarités, permettant de redessiner de nouvelles configurations humaines. » <o:p></o:p>

    Cependant, nous dit-elle plus loin, « Présumés innocents n’est pas une exposition sur le thème ou le sujet de l’enfance et de l’adolescence, mais une forme d’interrogation sur le devenir de l’art, ses filiations, ses retours aux sources, ses anticipations. » On comprend déjà moins. <o:p></o:p>

    Bernard Marcadé, qui est professeur d’esthétique à l’ENSA de Paris-Cergy, reprend l’idée d’une enfance aux limités indéterminées, appliquée à l’œuvre de Paul-Armand Gette, artiste hanté par « la figure de la petite fille », « figure même de la perturbation » : « A la lisière de l’enfance et de l’adolescence, elle est dans une situation de vacance et de disponibilité. […] Elle joue avec son corps et son image dans une ambiguïté troublante faite d’innocence et de perversité. » Sic. (Inez Van Lamsweerde, elle, n’est pas hantée mais « intriguée » par les enfants entre 8 et 10 ans dont la sexualité n’est pas réalisée. Sic.) <o:p></o:p>

    Certains aspects de la sexualité sont l’objet d’explications savantes : la masturbation dans l’œuvre de Jeff Koons, la scatologie comme dénonciation morale et politique dans la pensée de Mike Kelley, lequel revendique la perversion des valeurs : une poupée est pour lui « l’image d’un enfant mort, d’un idéal impossible engendré par une conception productiviste de la famille. » (La mort encore, chez Chr. Boltanski qui déclare en parlant d’une série de photos : « J’avais fait mettre les enfants en rang et je les prenais au flash les uns après les autres… C’était comme si je les fusillais… ») <o:p></o:p>

    La famille, l’éducation sont des cibles de choix pour Stéphanie Moisdon-Tremblay (critique d’art), et B. Marcadé constate, au sujet des œuvres d’Annette Messager : « Il y a en effet quelque perversité à vouloir le ‘bien’ des enfants. L’éducation elle-même n’est-elle pas un système de cruauté ? »<o:p></o:p>

    Mignon Nixon, anglaise, est professeur d’histoire de l’art et s’intéresse au féminisme, à la subjectivité, et au genre – cf. supra. Elle souhaite éclairer l’exposition avec « le retour aux pulsions dans la théorie psychanalytique postfreudienne », car il va de soi pour elle que « la subjectivité pulsionnelle […] est un paramètre déterminant de l’œuvre d’artistes comme Robert Gober, Mike Kelley et Annette Messager. » Si elle le dit… Mais ce ne sont pas des pulsions qui vont expliquer des intentions.<o:p></o:p>

    Une note discordante<o:p></o:p>

    La contribution de Joshua Decter au catalogue tranche avec toutes les autres. Est-ce parce que, américain (historien de la culture), il échappe au prêt-à-penser français ? Il dénonce principalement le matérialisme qui a remplacé « une bonne appréhension des valeurs », la démission des parents en matière d’éducation, ces parents qui « ont commencé à encourager l’idée et la pratique d’une hypermaturité accélérée des enfants ». Il s’en prend aux concours de beauté pour enfants, « activité autorisée par la loi, de transformer les jolies petites filles en authentiques objets sexuels » avec les conséquences psychologiques, voire criminelles, que cela peut avoir. <o:p></o:p>

    En somme J. Decter prend le contre-pied de l’exposition en rappelant qu’il existe des limites (au sens, ici, de définitions : l’enfance n’est pas un concept suranné à force d’être indéterminé, comme le pensent E. Lebovici ou M.-L. Bernadac), en redonnant à la famille son rôle éducateur. Il donne tort aux instituteurs qui, encouragés à le faire, ont emmené leurs élèves voir cette exposition à l’influence de laquelle leur immaturité les rendait particulièrement vulnérables.<o:p></o:p>

    Pourquoi son texte a-t-il été publié ? Parce qu’il est éminemment critique à l’égard de la société américaine, comme celui de B. Marcadé occasionnellement, comme celui de J.-Ch. Masséra qui critique la pornographie diffuse des pays de l’hémisphère Nord. Mais autant celui-ci est grossièrement critique : cette pornographie n’est à ses yeux blâmable que par son caractère bourgeois, machiste et hétérosexuel, autant le texte de J. Decter rappelle qu’il existe des valeurs (chrétiennes, semble-t-il sous entendre) « qui ne sont pas toujours liées aux merveilles du capitalisme avancé » et des « problèmes moraux » que la prospérité ne saurait résoudre. Le problème moral est un concept depuis longtemps évacué par les plasticiens. Je crois que si ce texte avait été lu attentivement il n’aurait pas figuré au catalogue. <o:p></o:p>

    L’ambiguïté utile<o:p></o:p>

    Lors de la mise en examen d’H.-Cl. Cousseau et des deux commissaires de l’exposition (Mmes Bernadac et Moisdon-Trembley), Renaud Donnedieu de Vabres, alors ministre de la Culture, a pris la défense de ces bonnes gens en leur prêtant les plus nobles intentions : « L’objet [de l’exposition] était de mettre en relief les agressions multiples dont les enfants peuvent être victimes, même si cela peut choquer. » Personne n’a contredit le ministre, bien que cette interprétation soit manifestement fautive. Le discours protecteur de l’enfant est au contraire considéré comme une manipulation sociale : pour St. Moisdon-Trembley, les faits divers concernant les enfants (maltraitance, pédophilie) sont « de nature à provoquer un consensus sur la culpabilité des uns et l’innocence des autres », une manière « de créer des fantasmes, des phobies ».<o:p></o:p>

    Si les artistes n’ont pas réagi à ces propos, c’est qu’ils n’avaient aucun intérêt à souligner le caractère agressif des œuvres si ingénument exprimé par le ministre, d’autant que le discours psychanalytique et sociologique justifiant cette violence sexuelle ne tient pas la route : des sciences interprétatives, inexactes, ne constituent pas le meilleur alibi. Parmi les plus sûrs acquis de la psychanalyse qui s’occupe de sexualité enfantine, il y a le caractère non-génital de celle-ci – on s’en serait douté –, or les œuvres et les textes de Présumés innocents suggèrent le contraire. Elles sont un regard d’adulte sur l’enfant, et quel regard ! L’idéologie décryptée de l’exposition est que l’enfant n’étant pas innocent, il est pervers et appelle la sexualité de l’adulte. <o:p></o:p>

    Evidemment, l’exposition n’était pas ouvertement pédophile. Le discours cultivait l’ambiguïté, un mot souvent employé. Il est commode de s’abriter dessous. Personnellement, je vois dans cette ambiguïté une forme d’hypocrisie. C’est un mot qui sonne moins bien, et pas du tout équivoque.<o:p></o:p>

    Samuel


    Un procès contemporain<o:p></o:p>

    Présent du 6 novembre 07<o:p></o:p>

    Nombreux ont été les soutiens à H.-Cl. Cousseau lorsque La Mouette a porté plainte contre lui. Individus et associations ont dénoncé un procès de la morale contre l’art, un procès « à la Pinard », ce procureur des procès Bovary et Fleurs du Mal. Parrainage à double face. Il met H.-Cl. Cousseau et les artistes par lui exposés sur un pied d’égalité avec Flaubert et Baudelaire ; et la Mouette, et Présent désormais, au rang de représentants d’une morale officielle hostile à la créativité d’artistes en marge. <o:p></o:p>

    La fausse marge<o:p></o:p>

    Annette Messager a déclaré au sujet de ses « bébés aux yeux rayés » : « Beaucoup l’ont pris pour une provocation, la société pense qu’il est monstrueux qu’une femme ne désire pas d’enfants. » Elle nous trompe, car la société au contraire n’encourage pas le désir d’enfants et elle estime monstrueux que naisse un enfant non désiré, voyez l’active campagne actuelle sur le thème de « à chacun sa contraception », et le droit à l’avortement. Annette Messager est en parfait accord idéologique avec la mentalité officielle, politique, relayée par les médias. A ce titre ses bébés aux yeux rayés ne sont une provocation que pour ceux qui, peu nombreux, n’adhèrent pas à cette idéologie. Dans cent ans, les historiens de l’art analyseront l’œuvre d’Annette Messager comme une production plus que médiocre de l’idéologie dominante du contrôle des naissances. <o:p></o:p>

    Lorsqu’un autre plasticien, Claude Lévêque, s’inquiète de ce que la sexualité et la famille deviennent des sujets tabous, il cherche aussi à tromper son monde : il suffit de lire le catalogue de l’exposition Présumés innocents, dont les auteurs constatent l’omniprésence du sexe et de la pornographie dans nos sociétés et s’en prennent à la famille traditionnelle, modèle désormais disparu, au nom des « acquis » de la sociologie et de la psychanalyse.<o:p></o:p>

    Cette prétendue disposition des forces en présence (morale officielle contre artistes), nous la contestons et, par dans une attitude très transgressive qui plaira à tout ce que l’art contemporain compte de neurones, nous  l’allons inverser : si H.-Cl. Cousseau et ses plasticiens représentaient la morale officielle ? S’ils étaient, eux, d’autres Pinard ?<o:p></o:p>

    Des fonctionnaires<o:p></o:p>

    Deux des trois personnes mises en cause par la plainte de La Mouette sont des fonctionnaires. H.-Cl. Cousseau à l’époque de l’exposition Présumés innocents était conservateur du musée d’art contemporain de Bordeaux ; il a depuis été nommé directeur de l’Ecole des Beaux-Arts de Paris. (Où il a retrouvé ses amis de l’exposition Annette Messager, décidément partout, et Christian Boltanski : tous deux y enseignent.) Son adjointe M.-L. Bernadac, alors commissaire de l’exposition, est devenue conservatrice au Louvre. Deux promotions, peut-on penser, de ces promotions qui récompensent un travail conforme à ce qu’on attendait d’eux (l’exposition), pas très propre mais nécessaire, et qui dédommagent ces bons serviteurs des tracas afférents qui peuvent s’ensuivre et qui, en l’occurrence s’en sont ensuivis (la plainte). <o:p></o:p>

    Ce sont des gens officiels, et c’est souvent comme tels qu’ils ont été soutenus. La pétition pour H.-Cl. Cousseau qui circule sur Internet égrène avec gourmandise ses fonctions : « Conservateur général du Patrimoine, ancien Chef de l’Inspection générale des Musées de France, ancien Directeur des Musées de la Ville de Nantes, ancien Directeur des Musées de la Ville de Bordeaux, Directeur de l’École nationale supérieure des Beaux-arts de Paris ».[1] Venant de la part des directeurs des ENS d’architecture qui se présentent comme « Directeurs d’établissement publics », c’est le cousinage le mieux entendu, de même que de la part du CAWA (Club des Administrateurs et Webmestres de l’Administration) mais c’est plus surprenant de la part du CAAP, Comité des Artistes Auteurs Plasticiens, qu’on aurait crus détachés des hochets bourgeois mais qui en réalité appartiennent au même monde. <o:p></o:p>

    Renaud Donnedieu de Vabres, ministre, a soutenu lui aussi son personnel, mais, en mettant en avant les compétences de M. Cousseau, il était hors sujet puisque nul ne les avait contestées, de même qu’il tombait à côté de la plaque en donnant une définition de l’exposition aussi maladroite que révélatrice. Malgré tout, un ministre est un soutien toujours bon à prendre, surtout quand il a prouvé par ailleurs son amour de l’art d’avant-garde. Libération, le 20 décembre 2006, publiait un article dans lequel était rapporté ses propos ; et le journaliste de s’étonner que le juge d’instruction n’ait pas entendu le soutien du ministre, idée reprise par L’Humanité (11 avril 2007). Il eût semblé naturel à ces journaux que, entre gens de bonne compagnie, on déboutât La Mouette sans regarder plus avant.<o:p></o:p>

    L’accusation fonctionnelle<o:p></o:p>

    Un regard sur les accusations portées dans le passé à l’encontre d’artistes ou d’intellectuels montre qu’à certaines époques lancer une accusation suffit à provoquer des ennuis si c’est celle qui est à la mode, acceptée par la société. Je parlerai d’accusation fonctionnelle, « bien adaptée à son but », le but étant justement, et uniquement, d’attirer des ennuis.<o:p></o:p>

    Au XIIe, il est efficace d’accuser d’hérésie. Pour se débarrasser d’Abélard, ses rivaux Albéric et Lotulphe mettent sur pied une petite assemblée (deux trois évêques et des clercs) qu’ils intitulent « concile », devant laquelle ils convoquent Abélard et, à l’issue d’un examen bâclé de son livre, brûlent celui-ci en hâte, sachant que si Abélard en réfère à une autorité supérieure ils n’auront pas gain de cause.<o:p></o:p>

    Au XVIe, qui veut mettre quelqu’un dans l’embarras n’a qu’à le suspecter haut et fort d’impiété. Jodelle et les poètes de la Pléiade furent accusés d’avoir sacrifié un bouc à la manière antique. L’accusation était grave : pour avoir mangé du lard pendant le carême, Marot avait été en prison. Elle fut lancée par des théâtreux jaloux du succès de Jodelle, et reprise par les protestants (dont Théodore de Bèze) à l’encontre de Ronsard qui n’avait pas été tendre avec eux. Dans l’introduction de sa contre attaque, la Réponse aux injures & calomnies de je ne sais quels Prédicants & Ministres de Genève (1563), Ronsard reproche à son détracteur de l’avoir calomnié uniquement pour se faire de la publicité et « irriter les Princes & Seigneurs » contre lui.<o:p></o:p>

    L’immoralité est l’accusation porteuse au XIXe. Flaubert, Baudelaire en firent les frais. Barbey d’Aurevilly faillit en pâtir, un critique du Figaro, Pontmartin, ayant lancé négligemment – mais il ne pouvait ignorer quels ennuis pouvaient en résulter – qu’avec son roman Une vieille maîtresse Barbey marchait sur les pas de Sade. <o:p></o:p>

    Armand Mathieu nous parlait du procès des Fleurs du Mal (Présent du 22 septembre) et de la propension des journalistes à dénoncer, non plus « les audaces touchant à la sexualité », mais tout propos contrevenant à la lecture officielle de l’Histoire. Je crois qu’on peut élargir cela : de nos jours l’accusation maîtresse, fonctionnelle, est celle de racisme avec tout ce qu’on met dans ce mot (nationalisme, antisémitisme, fascisme, colonialisme, etc. – l’air est connu). Je pense n’avoir pas à étayer cette idée : Tintin et Dumézil, Céline et Bardot, Gollnish et Astérix, et combien d’autres, en ont été accusés. En vérité, contre Dumézil, il n’y a rien : juste quelques chercheurs moins géniaux que lui, ou pas du tout géniaux, qui ont trouvé bon, comme les prédicants avec Ronsard, de dénaturer ses travaux pour exalter les leurs, allant trouver dans ses livres « des traces claires de sympathie pour la culture nazie ». Imputation très salissante et payante immédiatement.<o:p></o:p>

    La vraie marge<o:p></o:p>

    Si la Mouette avait attaqué l’exposition de Bordeaux en l’accusant, sans preuve, de racisme, les artistes seraient justifiés à parler d’une attaque de la morale officielle. Claude Lévêque, par exemple, a été mis en cause par une fédération de déportés pour une de ses œuvres, Arbeit macht frei, estimée insulte à la Mémoire. « Finalement je m’en suis sorti », avoue l’artiste, et à ce soulagement on mesure le péril encouru (L’Humanité, 11 avril 2007). Il a touché le domaine sensible – le seul. <o:p></o:p>

    En prenant la défense de l’enfance, La Mouette s’est attaquée, avec l’arme la moins efficace qui soit puisqu’elle n’est pas une accusation fonctionnelle, à la morale officielle, dont les plasticiens ne sont que les décorateurs serviles et convenablement rémunérés. Elle a mis tous les risques de son côté, et Présent aussi car oser s’en prendre à un homme en vue, reconnu officiellement, est évidemment un défi périlleux lorsqu’on ne participe pas de l’idéologie dominante.<o:p></o:p>

    La Mouette et Présent ont rompu – je reprends les termes de Jeanne Smits – « l’unanimité scandaleuse ». Voilà la morale officielle (la culture de mort) attaquée par une morale en marge (catholique). Notre raison d’espérer ? La morale officielle n’a pas toujours gain de cause. Ainsi Flaubert fut acquitté par le Tribunal correctionnel de Paris, et le jugement qui condamnait Baudelaire cassé en 1949 ; furent évoqués à cette occasion les magistrats « trompés par l’esprit de leur époque ». L’esprit de notre époque, ne nous y trompons pas, c’est celui de l’exposition Présumés innocents.<o:p></o:p>

    Samuel<o:p></o:p>



    [1] Il y a des variantes : « directeur de l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts de Paris, ancien conservateur des Musées de Vendée, ancien conservateur du musée de l’Abbaye Sainte-Croix des Sables d’Olonne, ancien conservateur pour le XXème siècle à l’Inspection Générale des Musées de province, ancien conservateur à la direction des Musées de France, ancien directeur du Musée des beaux-arts de Nantes puis des Musées de la Ville de Nantes, ancien Chef de l’Inspection Générale ».



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