• Au Grand Palais<o:p></o:p>

    Courbet

    d’Ornans

    Présent du 3 novembre 07<o:p></o:p>

    Sous la Commune, nommé président de la Commission des artistes, Courbet mit les œuvres du Louvre ou de Sèvres à l’abri, fit protéger les monuments parisiens. Cependant le 16 mai 1871 la colonne Vendôme fut abattue, sans qu’on puisse démêler exactement la responsabilité de Courbet et celle de la Commune. <o:p></o:p>

    Jugé par un tribunal militaire pour ce fait précis, Courbet fut condamné à une peine très légère. Adolphe Thiers était président, or Courbet avait sauvé l’intégralité de sa collection d’objets d’art lorsque la Commune avait décidé la destruction de son hôtel. Sous le président suivant, Mac-Mahon, il fut décidé de rejuger Courbet, au civil cette fois. Ayant auparavant proposé de remonter la colonne à ses frais, une rodomontade parmi d’autres, il y fut condamné. La reconstruction fut estimée à un montant équivalent, au prix du marché, à quelques deux cents de ses tableaux. Ses biens furent saisis, l’artiste s’exila en Suisse.<o:p></o:p>

    La IIIe République fut donc cruelle à l’égard du républicain Courbet qui avait fait carrière sous un Second Empire favorable. La légende du Courbet révolté, révolutionnaire, n’a plus cours. L’excellente biographie de Michel Ragon (Fayard, 2004) montre comment Courbet se façonna une image d’homme en butte à l’hostilité du pouvoir alors que sa peinture était exposée, achetée. Les toiles qui furent refusées lors de différents Salons ne doivent pas faire oublier celles, plus nombreuses, qui étaient acceptées. <o:p></o:p>

    Exit la révolte. La culture n’ayant pas horreur du vide, l’exposition du Grand Palais essaye de nous refourguer du Courbet transgressif, terme jusque là réservé aux seuls, mais à tous, artistes contemporains. Parlez-en à votre cheval : la tradition, avec laquelle Courbet entretient d’une manière générale « un rapport transgressif », est « transgressée » quand il peint des nus, tout comme il prend « une voie transgressive » avec la représentation historique. Cette cacologie n’est pas grave, car ce n’est pas Courbet qui est ridiculisé, mais elle est significative.<o:p></o:p>

    Cent vingt peintures permettent de saisir les qualités et les défauts d’une peinture inégale. L’inégalité étonne tant, qu’il faut bien en chercher les causes. Courbet est bon, est lui-même, lorsqu’il est proche du sujet. Cette proximité s’entend aussi bien pour les paysages que pour les portraits, à commencer par les autoportraits, genre qu’il a beaucoup pratiqué dans sa jeunesse, et avec quelle aisance, qu’ils soient « au chien noir », « à la pipe », « à la ceinture de cuir » ou sous forme de L’homme blessé (illustration). Ils ont comme autre qualité d’être dénués du contentement de soi et de la fatuité que l’artiste a manifestés de façon outrée par ailleurs, et annoncent les excellents portraits d’amis qui suivront, que ce soit les amis politiques ou les amis d’Ornans. Il y eut des femmes dans la vie de Courbet, mais elles ne comptèrent pas autant que les amis, que ses sœurs, que sa vallée de la Loue.<o:p></o:p>

    Un enterrement à Ornans, malgré ses 7 mètres sur 4 environ, est encore une toile de proximité, frontale par la composition, régionale par les personnages : les gens d’Ornans posèrent, et ceux qui ne posèrent pas furent vexés. Le tollé que suscita cette toile au Salon de 1850, pour laquelle on parla de réalisme ou de socialisme, vint d’abord de l’audace consistant à présenter aux Parisiens une scène de la vie de province sans les travestissements imposés par la hiérarchie des genres. <o:p></o:p>

    Pour les paysages d’Ornans, la proximité affective ne suffit plus. Les horizons lointains, la luminosité ne lui réussissent guère. Toiles maladroites, presque d’amateur parfois ! La proximité spatiale est nécessaire, et la pénombre aussi : voyez les trois toiles du Ruisseau Puits-Noir, dont aucune reproduction ne rendra la subtilité. Le peintre n’est plus à l’extérieur du motif, il est dans le sous-bois, la lumière joue sur la roche, l’eau, le feuillage. Proximité et pénombre lui sont propices : Le combat de cerfs dans la forêt est supérieur à L’hallali du cerf dans la neige aveuglante, dure ; le nu de La source a un moelleux que les autres nus n’ont pas, trop crus de tons. L’artiste est à l’aise en maniant les couleurs terre mais joue faux quand il cherche à éclaircir sa palette pour la moderniser : Les demoiselles des bords de Seine ou les Trois Anglaises à la fenêtre sont désaccordées.<o:p></o:p>

    On peut chanter le peintre socialiste, analyser Un enterrement à Ornans et L’atelier comme des compositions d’inspiration maçonnique, pousser des cris lacaniens devant la stupide Origine du monde (dont le titre, tout de même, est apocryphe), mais on peut aussi considérer Gustave Courbet comme un peintre de l’attachement au sol natal, à ses habitants, à la famille, un peintre de la petite patrie.<o:p></o:p>

    Samuel<o:p></o:p>

    Gustave Courbet, jusqu’au 28 janvier 2008,<o:p></o:p>

    Galeries nationales du Grand Palais<o:p></o:p>

    illustration : L’homme blessé, musée d Orsay © Rmn / H. Lewandowski<o:p></o:p>


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  • Le numéro 20 arrive dans quelques jours... A lire:

    • Racisme et blasphème autour de la Sainte Face (l’art contemporain, toujours en encore…), éditorial de Samuel;
    • un dossier spécial Marcel Aymé de 8 pages (Les idées claires, par Amédée Schwa; L'Innocent et le Tutélaire, par Marina Le Must; Marcel Aymé à l'écran, par Kwasi Broni;
    • la rubrique Idées et Langages, par G. Lindenberger.


    Lire des extraits

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  • Au musée Picasso<o:p></o:p>

    Picasso

    Maître cube<o:p></o:p>

    Présent du 27 octobre 07<o:p></o:p>

    Le Musée Picasso revient sur la période cubiste du peintre, sans conteste la plus représentative de toutes, la plus populaire : la peinture n’est plus vraiment figurative, ce qui permet à tout lambda d’éprouver le frisson de la modernité, mais sans inquiétude puisque, solidement béquillée par la géométrie, elle garde un aspect rationnel, lequel aspect est renforcé par un habillage scientifique : la découpe de la période 1906-1923 en sous-périodes aboutit à y distinguer des cubismes ibérique, africain, synthétique, rococo, décoratif… Découpé en petits dés, le cubisme est-il plus digeste ?<o:p></o:p>

    L’évolution de Picasso a trouvé son point de départ dans les primitifs océaniens, africains, byzantins, et chez Cézanne et Gauguin. En retour on fait volontiers de ceux-ci et des artistes exogènes les suppôts de la modernité révolutionnaire. Vision erronée, car les arts primitifs ne sont pas révolutionnaires, ils sont l’expression de croyances et de piétés, pleinement impliqués dans leur société, et donc, du point de vue de la fonction, identiques à ce qu’a été l’art en Europe ou en Asie. Cézanne et Gauguin ne sont pas plus révolutionnaires. Christine Sourgins les a, dans son livre sur l’art contemporain, assimilés aux artistes d’avant-garde mais ils furent des réformateurs, la nuance est d’importance – on doit à Henri Charlier de l’avoir exactement formulée.<o:p></o:p>

    De la force religieuse et plastique de ses modèles, on constate aisément d’ailleurs que Picasso n’a pas retrouvé grand-chose, ou rien gardé. Récupérateur, il est toujours inférieur à sa source d’inspiration. Qu’il regarde Gauguin, Cézanne ou des idoles, il ne produit que des simulacra : des apparences et de fausses idoles. L’aspect est repris, mais sans qu’un quelconque soupçon de l’intériorité de l’original n’apparaisse. N’est-ce pas le drame de Picasso que de n’avoir jamais rien exprimé de profond, qu’il n’ait rien eu à dire ou qu’il ne s’en soit pas soucié ?<o:p></o:p>

    Picasso avait du talent et de la technique. Il maîtrisait la composition, c’est un acquis de la peinture qu’il n’a jamais essayé de subvertir, voulant rester regardable. En matière de couleur, ses harmonies sont souvent séduisantes. Mais il semble que ces moyens n’aient servi à rien. Cette impuissance s’observe dès ses toiles académiques – abominablement académiques –, d’une technique très poussée alors qu’il n’a qu’une quinzaine d’années (années 1895) : La première communion est un tableau sentimental, Sciences et charité, un tableau à la Greuze. Il rompra avec la vision académique, mais sans trouver pour autant le secret de la forme. Il n’aura jamais qu’une approche extérieure du monde. De là, peut-être, cette appétence frénétique à triturer les apparences pour en percer le mystère, que ce soit à la manière cubiste où la géométrie guide les recherches et les bride fatalement puisque la Création n’y est pas réductible, ou à la manière postérieure, quand, ayant constaté l’impuissance de la raison, il débraye et part en roues libres. <o:p></o:p>

    Ce goût de la déconstruction et de la reconstruction, qu’on saisit dans les esquisses, les étapes intermédiaires et les tableaux achevés, ce refus de l’inspiration, qui aboutissent à des œuvres sans profondeur, nous ramènent à Arcimboldo (Présent du 13 oct.). Apollinaire, qui se prit d’amour pour le cubisme (ses articles lyriques sur le sujet font de la peine), avait lui aussi un côté maniériste, qui éclate dans ces jeux de lettrés que sont les calligrammes. <o:p></o:p>

    Certains artistes ne se sont jamais remis du cubisme, comme Albert Gleizes. Il écrivit un traité Du Cubisme et des moyens de le comprendre (1920 – le titre est déjà un aveu), qui comporte des aperçus de bons sens sur la peinture et des énormités sur l’époque « régénératrice » qu’il pensait vivre. Dom Angelico Surchamp et ses frères de l’Atelier de la Pierre-qui-Vire se sont obstinés à peindre des compositions religieuses cubistes fades et insanes jusqu’aux années quatre-vingt-dix. <o:p></o:p>

    Les tout-cubistes sont restés minoritaires. La page a été vite tournée, à commencer par Picasso lui-même. Cependant l’art moderne est fondé sur la révolution cubiste, comme l’a dit des Demoiselles d’Avignon John Richardson : « détonateur principal du mouvement moderne, clef de voûte de l’art au vingtième siècle », sans qu’on puisse engager la responsabilité, je le répète, des arts primitifs, ni celle des réformateurs de la fin du dix-neuvième. De l’impuissance à exprimer l’intériorité, l’art a évolué vers la haine de l’intériorité. L’art moderne est un iconoclasme dans la mesure où il refuse la contemplation. Le musée Picasso, en s’intéressant d’aussi près au cubisme, nous permet de saisir ce moment si important pour la compréhension du non-art du XXe siècle.<o:p></o:p>

    Samuel<o:p></o:p>

    Picasso cubiste<o:p></o:p>

    jusqu’au 7 janvier 2008, Musée Picasso<o:p></o:p>

    illustration : Guitare et Mandoline sur cheminée (1915), The Metropolitan Museum of Art, New York © Succession Picasso 2007<o:p></o:p>


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  • Au Musée du Luxembourg<o:p></o:p>

    Arcimboldo,

    ingéniosité

    et maniera<o:p></o:p>

    Présent du 20 octobre 2007<o:p></o:p>

    « Arcimboldo ? Oh, celui-là, avec ses légumes ! » me disait récemment une amie italienne. Il est sûr que ses tableaux vus partout sont devenus indigestes. Les discours extravagants ont contribué à en dégoûter : Roland Barthes s’en est donné à cœur joie sur ce peintre, avec l’aisance qu’on lui connaît à l’analyse invérifiable. L’exposition du Luxembourg, elle, présente toiles et dessins de Giuseppe Arcimboldo (1526-1593) au milieu d’objets tirés du Kunstkammer de Vienne : des moulages sur nature (tourteau en bronze), parfois curieusement associés (une lampe à huile constituée d’un coquillage sur une patte d’aigle), un œuf d’autruche monté en coupe, etc., où se reconnaît le goût pour la merveille, maître mot du maniérisme, courant européen auquel appartient ce peintre et qui l’explique.<o:p></o:p>

    Les artistes postérieurs aux grands Renaissants, lassés de trop de sublime, se laissent aller à ébahir le public dans le but de réveiller des sens épuisés. L’inattendu, le hors norme, l’énigmatique, tout doit piquer la curiosité. La littérature emploie la périphrase et l’oxymore. La peinture cultive l’allégorie, l’emblème. L’architecture se décore sans repos, use du trompe-l’œil et de la mise en abîme.<o:p></o:p>

    Ovide est l’écrivain de cette période qui aime les travestissements et les métamorphoses, surprises que fait la nature, nature avec laquelle le maniérisme va jouer abondamment : grottes artificielles et jeux d’eaux perfectionnés enrichissent les jardins. Les formes de la flore et de la faune intéressent pour elles-mêmes, et c’est la naissance des planches naturalistes qui représentent l’animal sans prétexte narratif, la création des Cabinets des merveilles où sont rassemblées toutes les bizarreries et monstruosités de la nature. Ambroise Paré écrit en 1573 Des monstres et prodiges, manuel de tératologie. En 1560 Pierre Boaistuau avait publié Histoires prodigieuses les plus mémorables qui aient été observées, compilation dans le goût du temps.<o:p></o:p>

    Les automates, autre façon d’imiter la nature, se répandent. L’amour du mécanisme se retrouve au théâtre : machineries et décors se développent, tout peut apparaître sur scène, s’y transformer, en disparaître. Les artistes sont de formidables artisans, de véritables ingénieurs, mais s’opère alors la distinction entre artistes et artisans : l’artiste doit se distinguer du simple ouvrier par son ingéniosité, équivalent du mot médiéval engin qui désigne à la fois l’habileté et la ruse, faculté brillante, d’un autre ordre que le talent et la créativité. L’art maniériste restera un art de fête et de cour : l’émerveillement du convive est le gage de la grandeur du souverain.<o:p></o:p>

    Arcimboldo, fils d’un artiste qui travailla au dôme de la cathédrale de Milan, commença par réaliser des fresques, des cartons de vitraux et de tapisseries. D’une de ces tapisseries, La Dormition de la Vierge, plus que la scène centrale, on remarque le décor qui forme cadre, constitué de mascarons, de guirlandes et de fruits, motifs qui annoncent l’activité maniériste de l’artiste à la cour viennoise des Habsbourg de 1562 à 1587. <o:p></o:p>

    Pour cette cour il peignit les sérieux portraits des filles de Ferdinand 1er. Attribués sans certitude, ils sont convenus et répétitifs. Sa production en matière de fêtes est moins connue et pour cause : elle consistait en éphémères réalisations. Il reste un album de projets de costumes, décors et accessoires, offert à Rodolphe II en 1585, et des témoignages. <o:p></o:p>

    Les planches à l’aquarelle représentant un faucon et un céphalophe sont, on l’a dit, typiques du maniérisme, ainsi que la série des beaux dessins sur la sériciculture (encre et lavis bleus), projet de décoration murale, qui illustrent l’intérêt pour l’association de l’art et de la nature – l’homme et l’animal mettant en commun leur savoir-faire.<o:p></o:p>

    Les portraits « déguisés » firent sa gloire à Vienne et dans le monde. Les Saisons, les Eléments, les Métiers sont basés sur la surprise de la métamorphose. Mais c’est une construction démontable : il n’y a nulle spontanéité, nulle profondeur. Roger Caillois emploie avec raison, au sujet de ces tableaux, les mots de procédé, de stratagème, de prouesse conventionnelle et mécanique. (Cohérences aventureuses, 1976) Les trois portraits réversibles sont d’un ressort analogue. La nature morte devient un visage (illustration ; retournez votre journal), et après ? Equivalent d’un palindrome où le double sens de lecture prime le sens des phrases, le tableau n’est finalement ni un portrait ni une nature morte.<o:p></o:p>

    Replacées dans le contexte du maniérisme européen, les œuvres d’Arcimboldo gagnent en lisibilité et, déchéance pour un maniériste ! surprennent beaucoup moins.<o:p></o:p>

    Samuel<o:p></o:p>

    Arcimboldo (1526-1593), <o:p></o:p>

    jusqu’au 13 janvier 2008, Musée du Luxembourg<o:p></o:p>

    illustration : G. Arcimboldo, Nature morte / L’Homme potager, Crémone, Museo Civico Ala Ponzone<o:p></o:p>


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  • Marcel Aymé (1902-1967)<?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p></o:p>

    Droiture d’un écrivain

    Présent du 6 oct. 07

    Marcel Aymé est mort il y a quarante ans, le 14 octobre 1967. D’une santé fragile, à laquelle on doit ses débuts d’écrivain car il entreprit Brûlebois à l’occasion d’une convalescence, doué d’un regard toujours curieux d’observer ce qui se passe en bas de chez soi, il mena une vie tranquille. Après avoir grandi dans le Jura à Villers-Robert, il monta à Paris et s’installa à Montmartre, dont il devint une des figures. Des vacances au Cap-Ferret, un séjour au Danemark, un voyage aux Etats-Unis, voilà tout pour la géographie. <o:p></o:p>

    I.<o:p></o:p>

    De son vivant, il a bénéficié d’une réelle popularité, que ce soit pour le scabreux relatif de <?xml:namespace prefix = st1 ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:smarttags" /><st1:PersonName ProductID="La Jument">La Jument</st1:PersonName> verte ou la fraîcheur des Contes du Chat perché, mais des romans comme Maison Basse ou <st1:PersonName ProductID="La Rue">La Rue</st1:PersonName> sans nom, plus nuancés, plus noirs aussi, nous en apprennent beaucoup sur un homme pour qui la vie n’était manifestement pas d’un rose franc. Dans ses écrits, seule l’amitié, plus que la famille et beaucoup plus que l’amour, au romantisme duquel il s’oppose absolument, seule l’amitié a le pouvoir d’enrichir et d’adoucir la vie. « Nimbu disait qu’il n’y avait rien de pareil au plaisir de boire une bouteille entre amis en faisant une partie de jacquet. Louis inclinait à le croire. » (Les Jumeaux du Diable)<o:p></o:p>

    L’amitié est le sentiment qui correspond le mieux à ce qu’a toujours cherché Marcel Aymé : l’attention gratuite portée à l’autre, non à un être humain désincarné et idéal mais à un être de chair et d’os, proche, à plus forte raison s’il souffre et est rejeté de tous ; à celui que des catholiques appelleraient leur prochain. <o:p></o:p>

    Watrin, dans Uranus (chap. XXI), seul de la foule qui fait dans ses braies, brave la morale de l’Epuration et s’occupe du type molesté par les FFI, un communiste devenu vichyssois en captivité. « Le professeur Watrin, ayant franchi les rangs des soldats, se penchait sur le blessé et, avec un mouchoir, essuyait le sang qui coulait sur son visage. » Puis il l’emporte dans la salle de la gare. C’est très exactement la parabole du bon Samaritain, sauf la fin : les gendarmes, sur ordre du commissaire, le forcent à quitter les lieux, et du blessé il ne sera plus question. Pessimisme de l’auteur : le geste humain de Watrin ne pèse pas lourd face à la lâcheté de la foule et à la veulerie des « élites » (maire, docteur, édiles, curés).<o:p></o:p>

    Tout classement des êtres par catégories (sociales, raciales, professionnelles, politiques) lui apparaît comme un amoindrissement de l’homme. Un des personnages du Chemin des écoliers (1946) a cette préoccupation de ne s’intéresser qu’aux individus, de ne chercher que des hommes et des caractères, sans considérer « ces lotissements [sociaux, raciaux, etc.] plus ou moins absurdes. »<o:p></o:p>

    Cependant ces catégories existent et se prêtent à l’observation. Les distinctions sociales constituent un motif fécond. De la confrontation de deux personnes de milieux différents, l’une se pensant supérieure et l’autre se croyant égale, naît un comique de mots, d’intonations, de regards… Comique décuplé quand les bourgeois jouent aux communistes – cf. la nouvelle En arrière, ou ce texte brillant qu’est Le confort intellectuel. Vouloir monter ou descendre l’échelle sociale est vain car on n’échappe pas à son milieu qui se définit avant tout par une éducation dont il est impossible de s’affranchir. <o:p></o:p>

    Existe donc une imperméabilité des classes sociales entre elles (la nouvelle Le monument) qui explique l’inertie sociale (le roman Aller Retour), presque souhaitable car une personne sortie de son milieu ne saurait s’épanouir. Dans Gustalin, le paysan qui tente sa chance en ville en revient vite et la Parisienne qui s’installe à la campagne n’y reste pas. Le snobisme d’un prétendu retour à la terre sera moqué dans une farce en un acte, Le Minotaure.<o:p></o:p>

    II.<o:p></o:p>

    Son rejet des étiquettes explique son mépris pour les catégories de droite et de gauche, et même la dénonciation de celles-ci comme biaiseuses des réalités. Le mépris pour ces lotissements n’empêche malheureusement pas que les autres vous y assujettissent. Jusqu’en 1935, il fut considéré comme un écrivain de gauche. <o:p></o:p>

    La suspicion à son encontre naquit à l’occasion de l’invasion de l’Ethiopie par l’Italie. Il signa un manifeste qui prenait la défense de l’Italie fasciste et s’opposait à une réplique occidentale contre la dite invasion, texte émanant « d’intellectuels français pour la défense de l’Occident et la paix en Europe ». C’est surtout cette paix en Europe que Marcel Aymé voulait voir préservée. La réaction ulcérée de la gauche le força à se justifier. « C’est ma conviction qu’il faut être fou de l’espèce furieuse pour vouloir s’embringuer, quelques soient les torts de l’Italie, dans une guerre de principe. […] Voilà, en gros, ce qui m’a conduit à signer un manifeste dont tous les termes ne me conviennent pas, il s’en faut, mais qui renferme l’essentiel : pas de guerre. » Ne lâchant pas l’os, André Wurmser le prendra l’année suivante à partie dans Commune, la revue de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires (au nombre desquels : Gide, Gorki, Vaillant-Couturier), lui reprochant de s’être compromis avec l’extrême droite. La réponse du romancier fut, de nouveau, cinglante (je renvoie, pour plus de détails, au chapitre XII de sa biographie par Michel Lécureur).<o:p></o:p>

    Malgré sa collaboration à Je suis partout pendant l’Occupation, et malgré cet antécédent de 1935 qui l’avait rendu définitivement suspect à l’œil gauche, Marcel Aymé ne fut pas mis en cause par le CNE pendant l’Epuration. Il ne reçut qu’un « blâme sans affichage » (quel esprit scolaire) pour avoir vendu un scénario de film à <st1:PersonName ProductID="la Continental-Films">la Continental-Films</st1:PersonName>, firme allemande ! Des « amis » lui conseillèrent d’être discret et il eût pu se tenir coi, mais l’amitié de Marcel Aymé allait donner sa pleine mesure. <o:p></o:p>

    Il monta au créneau pour défendre Brasillach, qu’il connaissait d’avant-guerre. Sur le conseil de Me Isorni, il sollicita différentes personnalités pour une pétition. Picasso refusa de signer, sous prétexte que cela ne le regardait pas. Le romancier l’égratigna : « Sans doute avait-il raison. Ses toiles s’étaient admirablement vendues sous l’Occupation, et les Allemands les avaient fort recherchées. En quoi la mort d’un poète français pouvait-elle le concerner ? » <o:p></o:p>

    En 1949, il prendra la défense de Maurice Bardèche, en 1950 celle de Céline, écrivant au juge pour énoncer des arguments propres à blanchir l’écrivain, sollicitant les uns et les autres (dont Giono). Il écrira en avril 63 un hommage à Bastien-Thierry, remarquant particulièrement le courage de celui-ci qui avait lors de son procès « tranquillement accusé le seul homme de qui il aurait pu attendre la vie sauve. »<o:p></o:p>

    Rejeté par la gauche pour ses positions libres, accepté avec méfiance par une droite que son anti-cléricalisme ou sa gauloiserie chatouillaient aux entournures (l’un et l’autre ont souvent la saveur d’une rigolade bien française, la liberté de ton des Cent nouvelles Nouvelles), il finit par être classé anarchiste de droite. Encore une catégorie, mais tellement indéfinie qu’il ne dut pas s’en offusquer. <o:p></o:p>

    Son amitié avec Brasillach et Pierre Varillon (directeur des pages littéraires de L’Action française) l’avait amené à déjeuner avec Maurras et Léon Daudet. Aymé avait pu constater qu’il était reçu par les milieux d’Action française avec une largesse d’esprit qui faisait défaut ailleurs. Accepter un écrivain pour ses qualités et sa liberté de pensée sans s’offusquer du reste était une attitude qui rejoignait exactement la sienne. <o:p></o:p>

    L’auteur de l’article Marcel Aymé dans Wikipédia (l’encyclopédie sur Internet) regrette qu’il ait été « si obstinément classé à droite et récupéré abusivement par les cercles conservateurs. » Non, il n’a pas été récupéré, il a été accueilli par des gens avec qui il partageait incontestablement certaines valeurs.<o:p></o:p>

    III.<o:p></o:p>

    Naturaliste, Marcel Aymé, ou fantaisiste ? Ou réaliste, surréaliste, magico-réaliste, existentialiste ? Cet écrivain à qui les cases répugnaient entre mal dans les cases de l’histoire littéraire. L’analyse de thèmes récurrents semble plus propice à éclairer l’œuvre. Nous avons parlé amitié, classes sociales ; la justice et l’innocence, questions connexes, sont des questions clés.<o:p></o:p>

    En tant que journaliste et chroniqueur avant-guerre, il avait noté les manières et les décisions d’une justice qu’il estimait de classe, donc injuste (passim, dans le recueil Du côté de chez Marianne). Il s’emporte contre les peines infligées aux voleurs, plus sévères que celles prononcées contre les parents infanticides. Lors du procès de Violette Nozières (laquelle avait assassiné son père probablement incestueux), il décrit « des juges cambrés de fausse pudeur et peureux de toucher au fond des débats, un jury congestionné par l’envie de faire plaisir à une foule carnassière ». Il renvoie dos à dos les journaux ‘bourgeois’ pour qui l’inceste « est une invention gracieuse de la mythologie » sans réalité, et les journaux ‘avancés’ pour qui il est impossible qu’un ouvrier le commette.<o:p></o:p>

    Puis il avait vu fonctionner les tribunaux de l’Epuration. Il écrit alors une pièce, La Tête des autres (1952), qu’on présente ordinairement comme une dénonciation de la peine de mort mais qui est plus que cela, une charge féroce contre la magistrature à la botte du pouvoir politique ou financier, couchée, corrompue.<o:p></o:p>

    Les contemporains ne s’y sont pas trompés : tout le monde y reconnut les tribunaux de l’Epuration et les allusions aux affaires Stavisky et Joanovici (devenu dans la pièce Alessandrovici). La pièce fit scandale. Quelques années plus tard, les tribunaux gaullistes allaient renforcer cette vision très négative de la justice française. (Jean Anouilh fit les mêmes constats, dans L’Alouette, dans Pauvre Bitos, avec une violence plus rentrée.)<o:p></o:p>

    Parallèlement à la justice qu’il décrit, prompte à condamner l’innocent, existe une autre justice, personnelle celle-là, qui sert à s’innocenter. La culpabilité, Marcel Aymé la considère avec indulgence, mais il s’intéresse de près au mensonge qui est l’outil de cette « justice ». <o:p></o:p>

    Le Bœuf clandestin est un roman léger sur le mensonge et ses mystères. M. Berthaud se dit végétarien, ce qui lui vaut l’admiration de sa femme (cela le rend, à ses yeux, mystérieux) et de sa fille aînée (qui y voit une détermination morale extraordinaire). Jusqu’au dimanche où sa fille le surprend dans la cuisine, attablé à manger un biftèque saignant qu’il s’est préparé lui-même. Le tablier et la poêle encore fumante sont deux pièces à charge. Pourquoi a-t-il menti ? Il aurait pu manger de la viande devant sa famille, après tout. Mais l’homme est un être mystérieux, à double fond, et rien ne nous permet d’y accéder ; aucune interprétation n’est sûre au-delà de celle des actes et des faits. <o:p></o:p>

    Pourrait-on y accéder, au double fond et aux tréfonds de l’homme, que cela ne vaudrait pas mieux, voilà ce que dit la pièce Les quatre vérités (1954). Un jeune savant a inventé un sérum de vérité. Après que sa femme, ses beaux-parents et lui ont eu une piqûre de Masochine, a lieu un odieux déballage sans qu’au bout du compte le savant ne réussisse à savoir si sa femme est allée chez sa tante à Montauban – ou à Cannes avec Dieu sait qui.<o:p></o:p>

    Au-delà du mensonge à l’usage d’autrui, auquel certains personnages ne sont pas loin d’attribuer une fonction de pure utilité sociale, le mensonge qu’il aime disséquer est celui qu’on se fait pour se dissimuler ses faiblesses et se croire innocent, l’hypocrisie appliquée à soi-même. Les romans et les nouvelles sont pleins de notations de mensonges intimes, qu’ils concernent des détails de la vie quotidienne, des peccadilles, des lâchetés petites ou grandes, ou des crimes. <o:p></o:p>

    Michaud a mangé une quatrième tartine – nous sommes sous l’Occupation –, une de plus que sa part, un de ses enfants s’en trouve donc privé. Il quitte le domicile « avec la conscience à vif, essayant encore de disputer si le délit avait été consommé en toute innocence. […] Bâfrer sur la part de ses enfants, rogner de son plein pouvoir leur pain déjà si chichement mesuré et laisser croire à une minute de distraction très innocente, on ne pouvait rien imaginer de plus bas. » (Le Chemin des écoliers)<o:p></o:p>

    Un criminel se persuade qu’il n’a pas d’âme, conséquemment il n’éprouve aucun remords, et peut se dire innocent ; mais, condamné à mort, « alors que les valets de guillotine se saisissaient de sa personne, Martin, sentant l’étreindre le remords de son crime, comprit que son âme ne l’avait jamais quitté et qu’il s’était forgé un conte. » (L’âme de Martin) Une autre nouvelle, Trois faits divers, présente deux assassins qui, s’étant rencontrés par hasard, se racontent leur crime. Dans leur bouche l’histoire est presque belle et leur irresponsabilité si évidente qu’ils se reconnaissent mutuellement innocents. « Ils versèrent encore des larmes sur leur bonté et sur l’ingratitude des hommes, entrecoupant leurs sanglots d’invocations à une justice obscure qui n’était ni celle de Dieu, ni celle des hommes… » Mais peu après chacun avoue sa responsabilité et sa cruauté comme malgré soi et avec un plaisir non dissimulé, comme s’ils avaient eu, eux aussi, une piqûre de Masochine.<o:p></o:p>

    ***<o:p></o:p>

    Quelques thèmes frôlés – je m’aperçois que nous n’avons parlé ni de La Vouivre, ni des Tiroirs de l’inconnu – n’épuisent pas la richesse d’une œuvre qui a provoqué peu d’études. Se prête-t-elle peu aux thèses ou est-elle redoutable ? La notice Wikipédia citée plus haut ajoute que « très peu d'intellectuels ont osé entreprendre une étude approfondie et objective de son travail de peur d'être taxés de fascisme, d'antisémitisme ou de tendances réactionnaires ». Le bel aveu ! Des éclairages restent à faire. <o:p></o:p>

    Saluons l’activité de la SAMA, Sociétés des amis de Marcel Aymé, qui publie chaque année un Cahier Marcel Aymé. Le n°25, qui vient de paraître, contient une biographie d'Arthur, frère aîné de Marcel, des extraits du cours du Pr Bouttier sur les nouvelles, des critiques de pièces de théâtre…<o:p></o:p>

    Michel Lécureur accomplit un important travail. Il a écrit un essai (La comédie humaine de Marcel Aymé, La Manufacture, 1985 – on peut n’être pas d’accord avec beaucoup des conclusions) et une biographie (1988), dont il a donné une version complétée et corrigée en 1997 : Marcel Aymé, un honnête homme (Les Belles Lettres / Archimbaud). On lui doit la publication d’inédits et l’achèvement de l’édition des œuvres complètes dans la collection de la Pléiade commencée par Yves-Alain Favre. Je reste persuadé pour ma part que lire Marcel Aymé dans la Pléiade est dommage. Avec des appels de notes et de variantes contre lesquels le regard butte sans cesse et son air collet monté, cette collection lui correspond si peu ! Il se lit dans la collection blanche de Gallimard et, avec plus de plaisir encore peut-être, en vieux Livre de Poche.<o:p></o:p>

    Samuel

    voir également notre dossier Marcel Aymé lovendrin n°20

    et Bigard est Clérambard


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